La Pachtounie, Pashtounie ou Pachtounistan, création artificielle délimitant parfois l’extension géographique des langues dérivées du pashto ancien, à d’autres occasions le territoire d’application du pashtounwali (règles juridictionnelles tribales), est une notion plus que floue. Alors qu’on reste, à ce jour, sans nouvelles des deux journalistes français retenus en otages par on ne sait trop qui en Afghanistan, l’occasion de se demander dans quelles zones de l’inconscient médiatique elle se « loge » nous est donnée par le thème de photojournalisme du prix Carmignac Gestion…
Au nombre des divers communiqués de presse qui affluent dans ma boîte de courriels, celui de la fondation Carmignac Gestion m’a quelque peu « interpellé ». 50 000 euros seront attribués à un projet de reportage dont quatre photos seront acquises par Carmignac Gestion. Au passage, cela pose de nouveau la question du financement, par les médias, des reportages un peu lointains, un peu risqués, et fort coûteux (en assurances, notamment), qui n’intéressent plus guère un lectorat ou un auditorat formaté à cultiver d’autres centres d’intérêts.
La Pashtounie est un monde fort complexe, et on peut fortement douter qu’un reportage photographique de plus apporte quoi que ce soit de crucial à sa compréhension. Laquelle échappe encore aux spécialistes. Je me souviens de Sylvain, linguiste, spécialiste du pashto, qui était fort partagé, sous l’occupation soviétique de l’Afghanistan, entre ses activités d’enseignant, ses affinités avec ses anciens élèves pashtounes de l’Académie royale militaire de Kaboul, ses séances d’entraînement des marines de l’ambassade des États-Unis, car il était un pratiquant de la boxe thaï et du combat rapproché, et celles de traducteur pour divers services d’information (voire de renseignement, il était fort discret sur le sujet, on ne pouvait que supputer). Sans dénaturer, non point l’expression de sa pensée profonde mais celle qu’il résumait à l’intention du profane, je crois pouvoir avancer que le vernaculaire « c’est un beau merdier » condense en substance ce qu’il éprouvait. Non seulement c’est très complexe, la Pashtounie, mais on n’en sort pas indemne en y mettant les pieds. C’est un vrai « sac d’embrouilles ». Soyez assurés que tout le monde devant réellement savoir en était bien persuadé avant que des raisons géostratégiques controversées ne conduisent à expédier « sur zone » tant de corps expéditionnaires étrangers, tant d’envoyés spéciaux et de journalistes telle Michelle Lang ou Rupert Hamer, qui y ont laissé la vie. Tout un chacun devant vraiment savoir envisageait fort bien tant le coût financier qu’en vies humaines de cette « aventure ».
Édouard Carmignac définit ainsi le Pashtounistan : « zone historique où vit le peuple pachtoun ». Lequel vit aussi à Paris, Miami, mais aussi dans des camps de réfugiés en Iran (où les Pashtous sont trois millions). André Ghesquière et Stéphane Taponier, de FR3, retenus en otages depuis près de six mois, savaient sans doute fort bien où ils mettaient les pieds et avaient pris la précaution de ne pas se désigner pour cibles telle Michelle Lang qui sauta à bord d’un véhicule trop mal blindé pour les nouvelles bombes artisanales à effet de souffle, pour la plupart indétectables. Leur « inconscience » a été fustigée par celui qui, sans doute amplement informé des risques, nous fait financer des opérations de ratissage qui, otages sur secteur ou non, auraient été de toute façon menées. On aura compris que, cette fois, quoi qu’il advienne à la, au, ou aux photojournalistes primé·e·s par la fondation Carmignac, Nicolas Sarközy ne lèvera pas le petit doigt et que Bernard Kouchner se verra prier de n’engager aucune dépense…
Une ou un (ou des) photojournalistes va donc pouvoir bénéficier d’un financement pour un reportage que l’on suppose – espérons-le, à tort – ethno-décoratif dans une contrée où l’on peut se retrouver otage (il n’y a pas qu’en Afghanistan que des journalistes sont capturés, mais les négociations, encore plus discrètes, sont bien moins compliquées, et les tarifs sans doute fort moins élevés). Qu’en est-il au juste attendu ? De la sympathie pour les femmes répudiées devant élever seules les filles qu’on leur laisse ? Une meilleure « compréhension » de populations supposées aspirer à la démocratie et à un mode de vie plus conforme aux mœurs occidentales et qu’il faut donc « secourir » par l’envoi de troupes et de missiles ? De belles images de dignes et fiers vieillards sur fond de panoramas impressionnants ou de villages de tentes ? Des images propres à susciter des dons à des organisations caritatives ou à renforcer le moral de troupes qu’on veut persuadées de la valeur humanitaire de leur mission (et qui n’en disent, sinon qu’elles n’en pensent, pas moins) ? Quelle sera au juste l’exploitation de ces images ? Quelles visées conscientes ou inconscientes ont conduit cette fondation à parrainer un reportage de la sorte ?
Sauf à supputer des effets pervers et inintentionnels, à projeter des surinterprétations idéologiques absconses mais plus ou moins militantes, antagonistes parfois de surcroît, on s’en tiendra aux termes du communiqué de la fondation : « le choix de traitement de ce thème appartient totalement aux photojournalistes qui pourront librement choisir un angle : politique, économique, social ou culturel. ».
Carmignac Gestion, société de placements, profitera-t-elle, à l’instar sans doute du Carlyle Group d’Olivier Sarközy, de la manne que fournira la vente d’immeubles et du patrimoine immobilier de l’État à des investisseurs privés (ou des collectivités territoriales, si l’on veut en croire le ministre François Baroin) ? Allez savoir… Toujours est-il que le très courtois Édouard Carmignac, que je prie d’agréer en retour l’expression de ma considération choisie, ne renie pas les logiques libérales et s’inquiète des dépenses publiques.
« Comment refuser de voir que cette crise remet fondamentalement en cause l’euro, en tant que mécanisme de protection trompeur et pernicieux, ayant indûment protégé de la sanction des marchés les gouvernements de la plupart des pays de la zone dont les erreurs en matière de gestion des finances publiques et de règlementation du travail sont accablantes. N’est-il pas pour le moins surréaliste que le chef de file de l’opposition en France, ayant largement remporté la dernière consultation électorale, ait été à l’origine de l’instauration des 35 heures ? Les leçons de la crise grecque ne sont pas entendues. Et les réformes qui auraient pu être effectuées dans des conditions relativement indolores, seront mises en place brutalement, sous la pression des marchés, et au prix d’un appauvrissement généralisé, » considère Édouard Carmignac.
Nous ne doutons pas que sa fondation laisse totalement libre du choix de l’angle du reportage et qu’il n’y aura pas de sélection idéologique des projets, voire, comme on l’a vu pour un livre récent, de mise sous le boisseau du reportage s’il advenait qu’il ne réponde pas à ce que souhaité. Mais tant qu’à plaider pour la rigueur, la réduction des dépenses publiques, autant que ce reportage laisse à penser qu’un retrait des troupes « coalisées » d’Afghanistan ne serait pas malvenu.
On peut espérer en tout cas que ce ne sera pas la réplique d’un « prospectus touristique » qui vanterait, en lieu et place de « la beauté de nos femmes, l’attrait de nos villes musées et notre air non pollué par la disparition de nos industries, tout cela dans des packages rendus irrésistibles par la baisse de notre devise, » (mais sans doute pas l’exotisme de nos centres de rétention pour immigrés pashtounes) le charme pittoresque de la Pashtounie, son air pur dû à l’absence d’investissements industriels durables, le pouvoir d’achat préservé de l’euro par rapport aux devises locales. Ces citations sont extraites du dernier éditorial d’Édouard Carmignac (daté premier trimestre 2010) sur le site de son fonds d’investissements.
Tant qu’à laisser parler l’inconscient, pour chaud partisan du photojournalisme qu’on soit, on se prend à souhaiter que les dividendes soient mieux soumis à l’imposition et à la réduction de la dette publique, et moins affectés à des opérations de parrainage culturel possiblement déductibles du revenu des sociétés. Les sociétés (il n’en est pas qu’une) pashtounes sont fort ardues à appréhender, leurs principes moraux invoqués masquent parfois des réalités bien terre-à-terre, les préceptes avancés laissent le champ à des applications parfois surprenantes. En ce sens, le Pashtounistan nous renvoie à la question de Monstesquieu : « comment peut-on être Persan ? ».
Florence Aubenas, ancienne otage en Irak, est aussi revenue du Quai de Ouistreham (éds de l’Olivier), qui traite du vécu des personnels de maison et d’entretien en Basse-Normandie désindustrialisée. Elle y était « racachie » (exogène, non native dans le parler local). Sur Mediapart, elle estimait « aucun journal n’aurait fait la une avec mon enquête à Ouistreham… ». Et aucun journal, aucune chaîne (si ce n’est peut-être encore Arte), n’aurait financé un tel reportage. Que je sache, les fondations ne se sont pas précipitées pour lui suggérer de soumettre de nouveaux projets de cette veine. Le Pashtounistan, ici et maintenant ? Chiche ! On ne préfère pas forcément la Corrèze au Zambèze, tel un Raymond Cartier, et le sort des réfugiés pashtounes est de fait aussi lié à celui de nos populations européennes : des causes similaires produisent des effets voisins. Mais peut-on suggérer à la fondation Carmignac de penser plutôt à financer les travaux de Françoise Boutin sur la mondialisation ? Laquelle n’y consacre certainement pas que 35 heures hebdomadaires ? Ce serait peut-être plus cohérant avec le discours d’Édouard Carmignac… et atténuerait d’autant la « sanction des marchés ».