Dans le contexte de la crise économique, une antienne est souvent reprise à gauche : "depuis vingt-cinq ans, 10 points de la richesse créée sont passés des salaires vers les profits". Sous-entendu : il faut reprendre ces 10 points au capital pour les restituer au salariés. C'est tout le débat autour du partage de la valeur ajoutée (1), entre ce qui revient au travail (salaires) et ce qui revient au capital (investissements, actionnaires). Sans rentrer dans les détails techniques, il faut tout de même pointer l'approximation de ce discours véhiculé autant par Besancenot que par Mélenchon ou même Benoît Hamon au PS. Cela est nécessaire pour des raisons de rigueur intellectuelle autant que de crédibilité de la gauche.

En réalité, le partage salaires/profits est plutôt stable en longue période. Certes, il y a eu de fortes fluctuations de ce partage. En ce sens, il n'est pas faux de dire que depuis 82-83, 10 points de richesse sont passés du travail au capital. Mais la comparaison est biaisée :
1/Les tenants de ce discours prennent pour référence la période où le partage a été le plus favorable aux salaires. Donc pas étonnant qu'on observe une baisse… Par ailleurs, c'est une période où ce partage hyper-favorable au travail asphyxiait les entreprises, d'où la politique de rigueur menée à l'époque par la gauche (le fameux "tournant" de 1983, jamais assumé par Mitterrand, qui ajoutait ainsi un mensonge à son palmarès).
2/ En fait, le partage travail/capital est en moyenne de 2/3 contre 1/3 sur la longue période. C'est à peu près le niveau où nous sommes actuellement. On peut défendre que le balancier est reparti trop fort dans l'autre sens (la cure d'austérité pour les ménages a sans doute été trop violente) mais la correction à faire actuellement porterait sur 2 ou 3 points, pas plus.

Cependant, il y a quand même un problème, que les progressistes sont plus à même d'affronter que les néolibéraux. Le problème réside en effet au sein de chaque bloc (travail et capital).

1/ Dans le "bloc travail", les inégalités salariales ont explosé. Depuis une dizaine d'années, la tendance est très nette, entre la stagnation pour la plupart et l'explosion des rémunérations de ceux qui sont tout en haut de l'échelle. D'où les propositions de salaire maximum qui commence à fleurir. Faut-il en avoir peur ? Non, car l'idée d'un marché international des patrons, qui permettrait à ceux-ci de fuir l'Hexagone, est un mythe. Et entre nous, vu les performances de certains grands patrons, leur départ ne serait pas une calamité ! Plus efficace sans doute : un taux marginal d'impôt sur le revenu quasiment confiscatoire pour les revenus dépassant plusieurs dizaines de milliers d'euros. Le problème principal, toutefois, reste dans le travail à temps partiel subi, rémunéré au Smic horaire. De ce point de vue là, le RSA de Martin Hirsch ne fera que rendre la situation un peu moins pénible pour certains, alors qu'aucune politique gouvernementale ne s'attaque au principal sujet qui est la précarisation du marché du travail.

2/ Dans le "bloc capital", la rémunération des actionnaires a grignoté la part dévolue à l'investissement. Le vrai "parasitage" de l'actionnariat, grand gagnant des dernières décennies de néolibéralisme, c'est celui exercé sur l'investissement des entreprises. Ce qui est un drame, car ce qui fait le dynamisme et la réactivité d'une économie, c'est l'investissement en nouvelles techniques, en nouvelles connaissances, etc. Or, la "dictature actionnariale" a souvent abouti à réduire cette part (voir sur le sujet les livres de Patrick Artus et de Jean Peyrelevade).

Le vrai boulot de la gauche, c'est donc de s'attaquer à la précarité, aux inégalités salariales qui ne sont justifiées par aucun mérite particulier (2), et au manque d'investissement des entreprises. En revanche, prétendre ponctionner 10 points de richesse au capital serait non seulement compliqué mais contre-productif.

(1) : la valeur ajoutée est la richesse créée par un agent économique. Elle se calcule par la différence entre la valeur des biens/services produits et les consommations intermédiaires nécessaires à cette production (matières premières, énergie par exemple).
(2) : précision utile, car Benoît Hamon évoquant un salaire maximum s'est vu accuser par Eric Woerth, ministre du Budget, de défendre le modèle de la Corée du Nord. Outre la caricature consternante, c'est une façon de confondre égalité totale des rémunérations et lutte contre les inégalités. Mettre tout le monde au même niveau est en effet ridicule et inefficace. En revanche, aucun talent, aucun niveau d'études particulier ne justifie que le travail d'un individu soit valorisé des centaines de fois plus que celui d'un autre. Ou alors, c'est qu'on a un grain quelque part (qui a dit "comme Sarko"?).