Pour l’instant, elles et ils ne sont que « bobos » (bourgeois-bohèmes) et non déjà des « bobords » (les mêmes, version boring, vêtus classique, bon chic quasi-intemporel). Mais le bas du quartier Saint-Vincent-de Paul, particulièrement le secteur de la Porte-Saint-Denis, dans le dixième arrondissement de Paris, voit sa population fortement évoluer.

 

Bonne blague classique dont nous rigolons avec nos amis kabyles.
« Nos » Auvergnats de Paris avaient promis-juré qu’ils ne vendraient pas, non, au grand jamais, leurs pittoresques bars et leurs conviviaux bistros-restos d’anciens bougnats à des « Arabes », et les dits avaient à leur tour clamé qu’ils ne vendraient jamais, de leur vivant, à des « Chinois ».

Je ne sais, si, dans le bas du Xe, « nos » Chinois (pour certains Laotiens ou autres) vont vendre les bars-tabacs récupérés à des bobos ou bobords, mais en tout cas « nos » amis turcs ou kurdes semblent avoir commencé à refluer dans le Sentier turc ou La Petite Turquie.

Ce n’est pas la première fois que j’évoque la percée boboisante dans ce sympathique quartier, la rénovation des établissements dont la fréquentation nocturne est devenue forte autour de Chez Jeannette, les nouveaux commerces de la rue de Hauteville, &c.

Plus personne n’en ignore depuis que la presse féminine et pipeule m’a emboîté le pas. Pas de semaine, ces derniers mois, sans que soit évoquée une boutique, ou repéré un lieu de nuit, du quartier ou de sa proche périphérie.

Merci d’ailleurs à Nicolas Sarkozy de ne pas avoir repris, comme en 2007, un local de campagne dans le quartier (rue d’Enghien), car, depuis, les prix de l’immobilier et des loyers en ont pris un sacré coup…

L’invasion, pacifique et bon enfant, et on l’espère qu’elle le restera, anime nos conversations dans les rares bars et cafés vraiment populaires où se côtoient diverses nationalités. Les bobos, d’accord, mais les bobords, eh, cela craint. Ils poussent à la rénovation des immeubles, faisant grimper les charges de copropriété, donc aussi les loyers, et en sus, ils se plaignent du bruit le soir, de la diversité d’un quartier harmonieusement « multicoloré ».

Fini les flippers

 

Chez Mauri7, la devenue mal nommée (c’était un repère mauricien, c’est l’enseigne d’un patron albanais), un billard électrique tient bon. Mais la clientèle a fortement évolué. Celui du bar-tabac plus haut dans le faubourg Saint-Denis a cédé la place à des tables, il en est de même un peu partout, jusqu’aux gares du Nord ou de l’Est. Il y en avait un autrefois au coin de la rue de Mazagran. C’est devenu l’enseigne du Xe (bêtement et incorrectement énoncé Xème), juste en face de l’ancien Mésopotamie, devenu Chez Willy… jusqu’à ce mois de janvier 2012. Dezurkhan, le patron, n’est plus trop aperçu dans le quartier. Des Français, des Catalans, des Grecs, alternent derrière le comptoir du Château d’eau depuis, combien ?, un ou deux ans ? puisque son patron est allé un peu plus loin, reprendre La Ferme des Petites écuries d’Hassan (là, d’ex-Algériens ou fils d’Algériens maintiennent l’ex-tradition du quartier). Plus de flippers non plus rue d’Enghien où s’est implanté un resto genre mâchon à vins. Mais les serveuses russes ou ukrainiennes du Mésopo nous manqueront. Car l’établissement serait repris par des… Français. Tout comme le bouiboui du haut de la rue de Mazagran, devenu Les Deux Tonneaux, avec cave aménagée pour des soirées privées.
Là, j’avoue, on y a gagné en qualité du jaja ; on peut déguster des plateaux de charcuterie, des cochonnailles, et les prix restent sympathiques. Tout comme Chez la Pat’ (Le Golden Pat’), où l’on se retient de solliciter des autographes à des actrices ou acteurs, où, l’après-midi, à Murray Head, venu en voisin entre deux tournées, deux dates…

Le refuge du Quid

 

Du coup, sur le très tard, pour ne plus côtoyer que des trentenaires et accéder encore facilement au bar, pas trop surencombré, il faut se réfugier au Quid, rue de l’Échiquier. C’était autrefois une enseigne du Sentier turc, un magasin de textile. Ali (Turco-Kurde) l’avait repris pour en faire Le Horseman. C’est désormais Rony qui a pris la suite, et changé la clientèle nocturne, ainsi que l’enseigne, devenue Le Quid.
Le soir, car le midi c’est devenu une cantine recherchée, grâce à Marcello et ses compères au piano (excellent rapport qualité-prix), je me suis cru tout d’abord entouré par la jeunesse de banlieue. Pas le genre cagoule-basket (quoique, à l’occasion), mais beaucoup, presqu’exclusivement certains soirs, de jeunes d’origines (nord-)africaines. D’une charmante politesse et d’un accueil fort courtois, ce qui peut agréablement changer de l’indifférence des fameux bobos qui, parfois, ne s’adressent la parole qu’entre eux. C’est sympa, on peut au choix rester tranquilles entre soi (je n’entraîne pas toute une bande à mes basques, jusque deux copains-copines au plus), ou lier la conversion. Parfois c’est même, ouf, un peu désert, intime. On pourrait encore y jouer au 4-21 sans se faire constamment bousculer. C’est dire ! La rareté n’y est pas chère (deux euros le rosé, le blanc ou le rouge, issu d’un cubitainer, et servi à ras dans de confortables ballons).

Les Serbes hors du Prado

En revanche, le « bar serbe » du passage du Prado a cédé l’établissement à je ne sais qui accueillant la clientèle des coiffeurs pakistanais. Du coup, en journée et soirées, nos vieux retraités ex-Yougoslaves ont reflué vers Le Sully. Il est souvent bondé le soir par des Latinas et Latinos, mais on y entend de plus en plus parler l’anglais, avec des accents de Londres ou de divers États américains. Ou le français sans accent marqué : juste une discrète pointe de temps à autres, car les habitués d’autres continents ou les ex-étudiantes « étrangères » maîtrisent à présent aussi bien le français qu’un Claude Guéant. Mais pas davantage que lui-même sans doute, s’ils venaient à demander la nationalité française, ils ne sauraient pas forcément répondre à toutes les questions du test de culture française qu’il a instauré par décret et qui entrera en application en juillet. Elles ou ils m’en remontrent en revanche sur l’histoire de France, les arts et la littérature (pour les sciences, je suis largué la plupart du temps). C’est l’un des derniers endroits où la clientèle reste fortement mélangée, tant en termes de classes d’âges que sociales. Rafraîchissant par les nouveaux temps qui courent.

Faire évoluer la High-Street

Je ne sais comment évoluera globalement le quartier. Le nouveau Carrefour City a remplacé un restaurant indien. C’est le Monoprix du boulevard qui en pâtit un peu, davantage que le Ed ou le plus récent Lidl. Mais les petits épiciers vont morfler : c’est ouvert jusqu’à 22 heures, hors dimanches (20 heures). En Angleterre, on constate, en provinces et comtés, un dépérissement de la High Street. Remarquez, George Orwell (dans Coming up for Air) l’avait déjà remarqué, mais c’était après 1918. La Grand’ Rue anglaise s’était fortement revitalisée, la crise en a parfois à présent raison. Les rideaux restent baissés. On commence à voir, certes moins qu’à Montmartre dans les petites rues en pente, d’anciens commerces transformés en habitations. Résultante de précédentes crises ayant eu raison de tout petits commerces. « Nos » ex-fourreurs ou fournisseurs du secteur de l’habillement ne vont sans doute pas pouvoir tous céder à des bars ou des restos. Je ne vois pas tout à fait la Petite Turquie aligner des équivalents de la rue de Lappe, près de la Bastille.

 

Je peux très fort me tromper, mais la mairie d’arrondissement pourrait peut-être déjà songer à laisser des rez-de-chaussées autrefois commerçants devenir des locaux d’habitations.
Souvent avec caves et ateliers du premier étage hausmanien transformés en lieux de vie.
À moins qu’effectivement, la vente de gadgets, de créations de décorateurs, de galeries d’art ou – aïe, non pas cela – de fringues tendance suffise au renouvellement.

Car avec ces fameux bobos qui parfois font de deux appartements adjacents un seul, le quartier pourrait se dépeupler légèrement.

Certes, on traînerait plus aisément le caddie sur les trottoirs étroits, on croiserait davantage de poussettes (ce qui n’est pas contradictoire avec un léger dépeuplement), mais…
Ah bah, on s’y fera.

Ce que je redouterai le plus, à terme, ce serait de voir « la nuit » refluer. Soit des restos et des bars embourgeoisés, aux tarifs devenus inaccessibles, même au comptoir, baisser le rideau vers les dix-onze heures, la clientèle refluant sagement en ses foyers (car demain, en attendant d’embaucher une fille au pair, il faut conduire soi-même les gamins à l’école). 

En attendant, je croise les doigts. Pourvu que Le Quid tienne, n’évolue pas trop encore vers un repaire de jeunesse dorée, et que les bars, devenus trop rares, ayant conservé leur formica puissent encore me servir longtemps au comptoir un p’tit noir à 1,20 euros. Je ne me vois pas, même au quatrième âge, me réfugier dans un centre « culturel » pour me retrouver à jouer aux dominos. Je tiens trop à mes rades multiculturels… où remplir les mots-croisés du Parisien. Déjà, le primeur-fruitier de la rue de Metz est devenu Au Faubourg, resto à… nappes blanches et accortes serveuses en jupes et gilets noirs sur chemisier immaculé (mais prix encore accessibles).
Marmout, tiens bon (à côté de l’école primaire de la rue de Metz) !
Un, cela va, mais quand ils sont beaucoup, fussent-ils des descendants directs de nos anciens bougnats auvergnats, c’est là que commence mon problème…