"Allez, avance Papy…"


Qui n’a pas un jour formulé ou entendu cette exclamation de la part d’un automobiliste, ralenti dans sa course par deux petits retraités qui n’avancent pas, là, juste devant.

Papy et mamie sont de sortie et se promènent en auto, à leur rythme.


C’est un peu familier, bien sûr, mais au fond pas bien méchant.

La phrase avait commencé vivace crescendo "Allez, avance !" pour retomber, pianissimo, sur un "Papy" à l’intonation indulgente, ponctuée d’un soupir … résigné.


Car on le sait, les Papys et les mamies ne sont pas des as de la pédale d’accélération quand le feu passe au vert, ni des champions du créneau vite fait alors que toute une file attend derrière. Ils ont besoin de temps, ces gens d’un autre temps. 
Mais qui sait s’ils n’ont pas une utilité spécifique, voire quelque mission à accomplir dans la jungle des conducteurs et des réseaux routiers ?


Enfermé et seul maître à bord dans sa voiture bunker, l’individu se laisse aller à toutes les régressions enfin devenues possibles, son "moi" filtre à travers les censures et le voici qui enfle et emplit l’espace, le moteur rugit, le capot turgescent s’allonge, se projette sur la route, rien ne saurait arrêter sa trajectoire orgastique sauf que… pof pof…le capot se recroqueville, le moteur s’étrangle, " mais qu’est-ce que…!"
Papy. Mamie. En auto.
Le ton baisse, on prend patience, on fait place, qui pourrait en vouloir aux gens âgés d’être vieux? Un peu d’Agapè dans un monde de brutes.


Mais justement, des associations et autres institutions bien pensantes à souhait veulent en décider autrement. Pour notre bien. Et notre sécurité.

Car les vieux sont dangereux. Vous ne le saviez peut-être pas ? Pour nous aider à en convenir voici qu’on nous donne en pâture les larmes de telle femme qui pleure son fils motard fauché à une intersection et telle autre qui a perdu son enfant renversé.
Les larmes d’une mère ça fait toujours fléchir, à défaut de réfléchir.

 
Car rien de sérieux pour étayer cette thèse du dangereux papy : on avance en guise de preuve quelques vagues statistiques, chiffres partiels énoncés à la va-vite, ni vu ni connu je t’embrouille. 
Les statistiques en matière d’accident sont très complexes, il y a infiniment de facteurs à prendre en compte. Mais une chose est sure : les plus grands facteurs de risque en matière d’accident sont la jeunesse, les cadres, la colère, la vitesse, l’alcool et les stupéfiants. Cependant lorsqu’ils ont dégoté un coupable, les cerveaux formatés au sécuritarisme tous azimuts et au compassionnel institutionnalisé n’entendent pas lâcher prise aussi facilement et notez bien qu’ils feront entendre leur voix, quand bien même vous la trouveriez glaçante.
 
Haro sur les vieux, accusés de lenteur, suspectés de courbatures inadéquates, de vue chancelante, d’attention ramollie, de cœur fragile, d’Alzheimer. Place aux jeunes. Place au sain. Place au lisse. L’hygiénisme vaincra.

La Suisse. c’est beau la Suisse, c’est propre et tout, eh bien en Suisse les "personnes du troisième âge" se font contrôler tous les deux ans et sans protestation s’il vous plaît. D’ailleurs cette mesure est adoptée par d’autres pays européens, la France n’a plus qu’à s’aligner nous dit-on. N’en déplaise aux récalcitrants.

 
Et nos vieux… priés de rentrer chez eux, ils s’en retourneront alors, pour aller retrouver celle qu’ils voulaient oublier, une heure, juste une heure durant " la pendule d’argent, qui ronronne au salon, qui dit oui, qui dit non et puis qui les attend".