« Les sondages trouvent leurs fondamentaux théoriques dans la loi des grands nombres et le calcul des probabilités. Le cadre de cet ouvrage (et l’agrément du lecteur…) ne permet pas de [les] détailler. » Évidemment, énoncé ainsi, ou comme plus loin, « épargnons au lecteur ces querelles byzantines », cela « tombe sous le sens ». Quant à la formulation des questions, l’intertitre « l’impossible neutralité ? » renvoie à des considérations relevant de… l’alchimie de l’opinion.
Plaidoyer pro domo, car Opinion Way s’est spécialisé dans les sondages en ligne, et du fait de sa clientèle dans le secteur des médias (Le Figaro, en particulier), la Guerre des sondages n’en soulève pas moins de bonnes questions. Mais la conclusion, « et si les sondages n’existaient pas ? » évoque plutôt une suite d’arguties assortie de slogans « à la Jacques Séguéla » confondant un peu prestement les sondages de popularité et ceux portant sur l’appréciation des décisions politiques.
Quels sondages ?
Ma première mission de sondeur remonte à fort loin. J’avais 17 ans, il s’agissait, pour la mairie d’Angers, de déterminer le futur emplacement d’une nouvelle piscine et ce que la population d’une assez vaste zone en attendait. Long questionnaire, à la fois directif et non-directif, réalisé au domicile des personnes à sélectionner en fonction de divers critères pour déterminer un échantillon représentatif, ne surévaluant telle classe d’âge, tel groupe CSP, &c. Temps moyen : deux heures.
Je me suis ensuite intéressé à la sociométrie (dans le cadre d’études pluridisciplinaires chaotiques, et ce n’était pas ma dominante).
J’ai aussi commandé un sondage (pour la Ville de Belfort) dont j’étais très conscient des limites et que ma déontologie journalistique, éclairée par l’opinion des chercheurs consultés, m’interdisait d’exploiter de manière à lui faire dire ce qu’il ne pouvait déterminer, en dépit des apparences.
« Mon » dernier sondage – je n’en ai guère fait, mais beaucoup traité – portait sur la perception par des allophones, en situation (soit devant des cabines téléphoniques), des « modes d’emplois » et indications de panneaux de test. Un biais, dans mon cas, le « filtre » de l’anglais et de l’espagnol (ou d’un français supposé maîtrisé par les interrogés). Je crois que des sondeurs plus ou moins « bilingues » français-allemand avaient aussi été mis à contribution.
On le voit, il y a « sondages » et « sondages », d’utilité diverse, et pour préserver « l’agrément du lecteur », je ne développerai pas ici davantage.
Décoder le sondagier
Michalon n’a pas trop lésiné pour assurer la promotion de l’ouvrage, mais semble avoir raté un coche. C’est judicieusement dans Libération, lors d’un « bavardage » (chat, clavardage ou dialogue en ligne) que Denis Pingaud, vice-président l’Opinion Way, a répondu aux questions de divers lecteurs. C’était titré « Les électeurs savent décoder les mouvements sondagiers » et l’auteur était présenté en tant que celui de Secrets de sondages… au Seuil. Pingaud n’apparaît pas dans les remerciements de Cazenave, en fin de son « polémologique » ouvrage, mais je n’en tire aucune conclusion autre que celle-ci : Opinion Way est « à la manœuvre ». Il s’agit notamment d’éviter que l’autorégulation des instituts ne soit pas trop encadrée par la commission parlementaire des sondages (une sorte d’ARPP, soit l’autorité de régulation professionnelle de la publicité, association interprofessionnelle, conviendrait mieux aux instituts). Pingaud et Cazenave disent essentiellement la même chose : ne pas confondre l’opinion publique (dont le pouls est pris par les instituts) et « l’instrumentalisation qui peut en être faite » (Pingaud, à propos de l’essai de Pierre Bourdieu, L’Opinion publique n’existe pas).
On se reportera utilement à l’entretien donné récemment au Figaro Madame par Stéphane Rozès (et Nicole Bacharan), pour lequel « souvent, l’opinion publique dit le souhaitable, pas le possible » (éd. du 5 sept. 2011). « Surenchère de transparence », a estimé Daniel Bernard, dans Marianne, à propos des deux ouvrages (Michalon et Le Seuil). Ou rideau de fumée ? Telle est la question.
Derrière la muraille
« Derrière la muraille immense du brouillard » (Beaudelaire), les sondeurs nous prennent-ils pour des poires ? Cazeneuve et Pingaud agitent le cocotier mais il n’en tombe surtout que des préconisations de « bon sens » qui ne renversent ou ne trouent pas trop le paravent derrière lequel s’abritent les sondeurs. Certes, augmenter la taille des échantillons (plus cher pour les commanditaires) n’est pas superflu. Publier les résultats bruts permettrait aux experts de mieux débattre. « Mieux former les journalistes aux sondages » paraît judicieux, mais je ne suis pas sûr que cela ne soit pas déjà le cas, contrairement à ce qu’il est affirmé. Enfin, effectivement, tout dépend des écoles, lesquelles, pour la plupart des « sérieuses », n’admettent plus de fait que des profils de type Sciences Po. Quant au journaliste formé « sur le tas » (rare de nos jours), il se contente la plupart du temps de reprendre la dépêche AFP ou le communiqué du commanditaire du sondage. Mais si Cazenave propose aussi de « mieux exploiter les technologies numériques et les réseaux sociaux », ou de « laisser les médias libres », il ne semble guère attacher d’importance à la mise en ligne, par les instituts, de leurs propres documents, ceux qui sont transmis intégralement au commanditaire. Certains le font… mais semble-t-il trop souvent avec retard, quand tout le monde s’intéresse déjà au sondage suivant.
Je ne sais trop quand Ipsos a mis en ligne le .pdf de son Baromètre de l’action politique daté du 22 août dernier : ce document comporte près d’une trentaine de pages, uniquement de résultats, indique la méthode, l’échantillon (966) et la simple mention « cette étude présente des résultats soumis aux marges d’erreur… ». Tant qu’à plaider la transparence, autant le faire exhaustivement. Je relève qu’Opinion Way, quand il publie sur son site son Palmarès de l’action de l’exécutif – Juillet 2011, n’est guère plus disert sur sa méthodologie et ses marges d’incertitude (« 2 à 3 points au plus pour un échantillon de 1 000 répondants »). Serait-ce identique pour Michel Mercier (sondage express ici sans trop endommager l’agrément de lecture : il est ministre de quoi au juste ? Ah, oui, Garde des sceaux) et François Fillon ou Laurent Wauquiez (Enseignement supérieur, lequel s’est moins exprimé, en juin, qu’un Luc Chatel) ?
En fait, si les médias étaient moins soucieux de l’agrément de lecture et davantage d’éclairer leurs lecteurs, en jouant sur la complémentarité support papier et mise en ligne, certains lecteurs y verraient peut-être plus clair. Le souci de l’intérêt du lecteur a parfois bon dos.
Supprimer des sondages, chiche !
Les conclusions de Cazenave embarquent leur lecteur dans des considérations quelque peu simplistes. Si les sondages n’existaient pas, sans aucun doute, certains nouveaux entrants dans l’arène politique auraient sans doute plus de difficultés à se faire un nom et d’autres, aspirant à faire un retour sur investissement antérieur (Chevènement, Baylet, Charon, &c.) seraient navrés de voir leur bobine moins fréquemment exposée. Par ailleurs, seuls les grandes formations (et surtout celles au pouvoir), pourraient financer des sondages confidentiels. Ces arguments sont recevables. Mais avancer que les médias et les électeurs seraient privés de boussoles est un peu fort. Il n’y a pas que les sondages de popularité ou d’appréciation globale de l’action gouvernementale qui permettent de prendre le pouls de l’opinion. D’autres, sur des questions d’actualité ou plus persistantes (le pouvoir d’achat tel qu’il est ressenti, par exemple), donnent des indications. Cazanave feint de croire que le débat sur l’encadrement des sondages pourrait conduire à l’interdiction de publication de tout sondage. Certes, il ne l’exprime pas ainsi. Il écrit « si les – je souligne, « les » – sondages n’existaient pas, quelles seraient les conséquences ? (…) Il s’agirait (…) d’une formidable prime aux sortants, aux positions acquises et au conservatisme. ». Un peu court. La question posée n’est pas du tout en fait celle de l’interdiction de publication de tous les sondages, ni même celle de trier entre les types de sondages. Mais par exemple d’assurer, selon les termes du rapport de la commission sénatoriale des Lois, que « la mise au point demandée par la commission des sondages doit être, suivant le cas, diffusée sans délai et de manière que lui soit assurée une audience équivalente à celle de ce sondage, ou insérée dans le plus prochain numéro du journal ou de l’écrit périodique à la même place et en mêmes caractères que l’article qui l’aura provoquée et sans aucune intercalation. ». Effectivement, on pourrait commencer par là.
On n’attendait pas de Cazenave qu’il se fustige au point de se mettre, lui et ses concurrents, en sang. Son essai ne se résume pas à ce que j’aborde et pour sommaire qu’il soit, le résumé mis en ligne par Michalon vaut table des matières. Mais sur certains points, on se demande s’il est vraiment sérieux ou plutôt, s’il n’aurait pas concocté un argumentaire mercatique et publicitaire.
Ah oui, au fait, les écoles de journalistes négligeraient la sociométrie ? Bizarrement, il est ainsi présenté : « il enseigne également (…) dans les différentes écoles de journalisme. » (petit déni : je ne souligne pas « les »). Tiens, je me ferais bien auditeur libre. Si son enseignement est de la même eau que son essai, peut-être conviendrait-il que des écoles changent de chargés de cours. La médialogie y gagnerait peut-être aussi.