La récente mobilisation de deux ministres du gouvernement Fillon Bernard Kouchner et Frédéric Mitterrand et du monde du cinéma en faveur de Roman Polanski, le célèbre réalisateur arrêté le 26 septembre dernier à Zurich en attendant sa comparution devant la justice américaine pour « relations sexuelles illégales » avec une mineure âgée de treize ans, a pu donner à certains l’impression de revisionner un très mauvais film.

 

Ce film, c’est la France d’après Mai 68. N’oublions pas que dans ce contexte de libération sexuelle, notre pays a été le théâtre d’une entreprise de banalisation, voire de légitimation de la pédophilie, qui s’est traduite par des pétitions, des revues, des ouvrages, des serveurs Minitel, sans oublier une production pornographique qui, tout en employant des actrices de 18 ans et plus, les présentait comme étant des adolescentes, voire comme des fillettes. A cette époque, le philosophe Michel Foucault estimait, très sérieusement, que la victime de Roman Polanski, Samantha Jane Gailey, paraissait être consentante (1). Un ingénieur quadragénaire, marié et père de deux enfants, interrogé sur les « tendances marginales » du cinéma X, pouvait déclarer qu’il « [inclinait] vers le rapport avec les petites filles ». Et au cours d’une journée d’étude organisée à Paris à l’Ecole Nationale de la Magistrature en juin 1988 (thème : « Le droit et la sexualité »), des intervenants n’hésitaient pas à réclamer la légalisation des rapports sexuels entre enfants et adultes. Bien sûr, cette « si longue indulgence » – expression que j’utilise dans mon dernier livre – (2) envers la pédophilie a conduit certaines personnes à tirer la sonnette d’alarme, tels Serge Garde et Denis Perier, journalistes travaillant respectivement pour L’Humanité Dimanche et Le Figaro (3). Du reste, la mansuétude médiatique envers cette perversion n’empêchait pas non plus les poursuites devant les tribunaux : les condamnations pour viol sur enfant passèrent de 100 en 1984 à 578 en 1993, selon les chiffres de l’historien Christophe Courau (4). Mais c’est incontestablement avec le traumatisme provoqué par l’affaire Marc Dutroux en août 1996 qu’est intervenue une véritable prise de conscience, et que la lutte contre la pédophilie est devenue un enjeu de premier plan. (5) Quand la pétition de soutien à Roman Polanski a été rendue publique, certains intervenants, que ce soit sur Internet ou dans la presse papier, n’ont pas manqué de faire le rapprochement avec la tristement célèbre pétition publiée dans Le Monde du 26 janvier 1977 et signée (entre autres) par Bernard Kouchner, Jack Lang et Jean-Paul Sartre, en faveur de trois pédophiles emprisonnés  – un sinistre trio qui, du reste, ne méritait pas un tel honneur, comme l’avait constaté Pierre Georges, le chroniqueur judiciaire du Monde qui suivit leur procès. C’est sans doute un parallèle un peu hâtif : le texte de la pétition lancée fin septembre n’en appelle pas à la dépénalisation de la pédophilie, même si parler comme il le fait d’une simple « affaire de mœurs » donne la fâcheuse impression de minimiser les charges pesant sur le cinéaste. En clair, je n’accuserai pas les soutiens de ce dernier d’organiser un retour vers la « pédo-mania » française qui a sévi durant les années 1970/1980. Non, ce qui est grave, c’est la double argumentation qui ressort, explicitement ou non, de cette pétition et des prises de position que l’on observe ces jours-ci :

1. Roman Polanski est un grand cinéaste, qui a eu une existence mouvementée (sa mère, victime de la barbarie nationale-socialiste, a péri dans le camp d’Auschwitz-Birkenau, sa femme enceinte Sharon Tate a été assassinée par les sbires du gourou Charles Manson). Il ne mérite pas un tel traitement.

2. Les faits dont est accusé Roman Polanski remontent au 10 mars 1977, c’est-à-dire à plus de trente-deux ans ; le cinéaste devrait pouvoir bénéficier de la prescription – prescription qui n’existe pas dans la loi américaine pour les crimes sexuels.Somme toute, nos braves pétitionnaires réclament l’application d’une justice de classe !  

Toutes proportions gardées, cette affaire m’en rappelle une autre : celle de Ludovic Lefebvre. Cet écrivain a été victime à l’âge de 15 ans de son médecin de famille, le docteur Michel Q. Dans le livre ou il relate son histoire, Ludovic Lefebvre se souvient : « Ce médecin qui fut accusé d’un crime puni de vingt ans d’emprisonnement parce qu’il avait autorité (article 222. 22 et 222. 24 du code de procédure pénale) n’est pas allé en détention préventive alors que par précaution comme nous le démontre la triste affaire d’Outreau, nombreux sont les présumés innocents qui sont incarcérés dans l’attente d’un jugement pour des crimes de cette importance. » (6) Précisons ici que ce triste sire pédophile et alcoolique était un notable de la région de Boulogne-sur-Mer, médecin auprès de la commission des permis de conduire, et président d’un club huppé. Si sa victime a touché une indemnité de 20 000 euros de l’institution judiciaire, et si on a officiellement reconnu qu’il a été violé durant son adolescence, le médecin n’est jamais passé en jugement… pour cause de prescription, les faits remontant à 1984.

 

Aujourd’hui encore, Ludovic Lefebvre se bat pour obtenir justice des crimes dont il a été la victime dans sa jeunesse. On m’excusera de préférer son combat à la campagne en faveur d’un homme qui se cache derrière son statut de cinéaste de talent pour échapper à ses responsabilités, et ce depuis plus de trente ans.

(1). Consulter à ce sujet l’article de Lucien Samir Oulahbib :

http://www.lucien-sa-oulahbib.info/article-viol—foucault-et-iacub-au-secours-de-frederic-mitterrand-37290254.html

(2) Justice : mise en examen (Underbahn, 2009), disponible ici :

http://underbahn.gorillaguerilla.com/0977422488.html

(3) Consulter leur ouvrages respectifs : L’industrie du sexe (Paris, Messidor, 1987) et Le dossier  noir du Minitel rose (Paris, Albin Michel, 1988).

(4) « Justice et délinquance sexuelle : deux poids deux mesures », Historia, N° 684, décembre 2003, p. 14.

(5) Certains, au sein de l’industrie du porno, se seraient-ils sentis responsables ? Toujours est-il que, suite au déclenchement de l’affaire Dutroux, des films ont changé d’appellation, exemple : Les 14 ans d’Aurélie de Michel Ricaud  a été retitré Aurélie par son éditeur Laura Vidéo. Sur le rôle de la pornographie dans l’incitation à la violence sexuelle, on peut se reporter au rapport de la Fédération des femmes pour la paix mondiale, intitulé « La pornographie : un divertissement inoffensif ou une incitation au crime ? », consultable ici :

http://www.unification.net/french/misc/porno.html

(6) L’oublié d’Outreau, Paris, Tatamis, 2008, p. 196. Pour se procurer cet ouvrage, dont je recommande la lecture :

http://www.tatamis.fr/sites/journalisme/article/article.php/id/111409

Blog de l’auteur :

http://ludovic-lefebvre.blogspot.com/