La galerie de Dorothy (Dorothy’s Gallery) est l’un des hauts lieux parisiens de la digigraphie. Soit des tirages certifiés par Epson sur certains types de papiers, avec des gammes précises d’imprimantes et d’encres, estampillés Digigraphie. D’habitude, on trouvait surtout des photographies ou des créations issues de l’univers de l’illustration. Avec Zwy Milshtein, c’est la tradition qui épouse les techniques modernes. Il expose, en compagnie de Claude Como, Isabelle Turover et Sébastien Kito, jusqu’au 6 décembre 2009.
Rien, ou très peu, rassemble d’évidence les œuvres de Claude Como (peinture « introspective », pour résumer très fort, très vite), Sébastien Kito (objets, sculptures, structures en verre), ou Isabelle Turover (peinture, tendance figuration narrative warholienne, pour caricaturiser rapido-presto). Rien si ce n’est l’intitulé commun Art Stories-fantasmes dévoilés. Nous y reviendrons (ailleurs, autrement, ultérieurement…). Mais le descriptif-maison de cette exposition dont la commissaire est Véronique Grange-Spahis vaut certainement pour le quatrième « tiers » de la communauté d’occasion, soit Zwy Milshtein (dit couramment Milshtein tout court, comme Dali, Cocteau, et quelques autres, et parfois aussi Gricha). Il est question de l’art « exutoire fantasmagorique, rencontre… entre réminiscence enfantine, mythologie et déchirures (…) chimères, obsessions, fantaisies. ». Le « bréviaire onirique » de Milshtein évoque, en plus laïque, les missels de Chagall ou Fujita. Mais aussi Vienne, Egon Schiele, Munsch, l’absinthe, voire aussi Topor, tant il est vrai qu’un artiste qui vient d’ailleurs que de Pont-Aven et a atteint 75 ans fait toujours penser à des artistes d’un âge certain et qui furent à la fois proches et lointains. Tout aussi français et Français que vous, peut-être davantage, et peut-être aussi breton désormais que moi, Milshtein est issu de la communauté juive de la Chisinau soviétique. « Pouchkine évoquait les Juifs de Chisinau, » se souvient-il. Moldave, il entendait de près les langues romanes, mais sans doute aussi le yiddish russe et diverses langues slaves. Après la guerre, il se mit un temps à l’hébreu, à l’école d’art Betsalel de Jérusalem. Mais sa Terre Sainte, c’était Paris, ou plutôt Montmartre et Montparnasse, et il intégra aussi vite qu’il le put les Beaux-Arts de la Rive gauche. Et il s’est glissé sans grand peine et sans couture ni accrocs dans le français et son expressivité artistique, voici plus d’un demi-siècle, soit deux générations.
J’évoque deux générations car on les compte de vingt-cinq en vingt-cinq ans mais aussi parce que l’on s’en fait d’autres idées : il est ainsi question de génération numérique. Or Milshtein fait indéniablement partie de deux d’entre les trois générations d’artistes numériques. Celle des tout premiers découvreurs, qui vous faisaient du Malevitch en niveaux de gris sur niveaux de gris (comme quoi, avec seulement six, on surpassait Malevitch), et qui se sont lassés. Milshtein était friand de toutes les techniques, il l’est resté. « On m’avait prêté un IBM d’avant les souris et j’ai débuté en créant des formes au clavier, en affectant des raccourcis et des macros aux touches pour aller déposer des pixels là où j’entendais les disposer. Quand j’ai découvert les premiers ordinateurs Apple, ce fut un soulagement, » se remémore-t-il. Puis il revient à la gravure, sur bois en particulier, à l’estampe la plus traditionnelle. « Vers 2004, je me mets à fréquenter des voisins architectes qui étaient assez formidablement équipés. J’ai eu accès à leur matériel, et je m’y suis remis. Mais ce n’est pas parce qu’on dispose d’une bicyclette qu’on ne marche plus et donc je continue aussi à peindre. ».
Il peint aussi désormais avec Corel Painter, Adobe Photoshop, et depuis une tablette Wacom. On ne dit plus traceur ou « tablette à digitaliser » comme cela se définissait du temps des Benson et Calcomp, car on ne « digitalise » plus les tracés faits d’abord au Rotring. À présent, les brosses Painter et les stylets à très fine sensibilité des tablettes définissent une autre approche sensible, et même sensuelle, en tout cas sensorielle. Et puis la Digigraphie permet de reproduire au plus proche du voulu de l’artiste et aussi d’authentifier. Plus ancien qu’un Anguelidis, Milshtein, qui pourrait être son « père numérique » est aussi un jeune digigraphe, et même un « jeunot » pour Anguelidis. En revanche, si chez Anguelidis se ressent encore le graphisme, l’illustration, l’art numérique, le plus perspicace observateur serait bien en peine de le déceler chez Milshtein. D’ailleurs, il m’avait totalement échappé qu’il était passé à la digigraphie avant qu’il me montre ses cartons de tirages. « C’est intéressant de montrer et de proposer un même tirage à diverses dimensions, » se réjouit-il en passant ses « sorties » sur grandes laizes (larges formats) en revue à mon bénéfice.
Ses thèmes n’ont guère varié récemment (ainsi de cette scène animalière encadrée, chez Dorothy, par deux créations en verre de Sébastien Kito : les animaux de compagnie ou familiers, tel un lapin agile, un chat noir, sont assez récurrents chez lui). Sa manière a subtilement évolué. « En passant à la tablette et aux logiciels, on peut faire et défaire et refaire sans cesse ; cela s’apparente au jeu, » songe Milshtein qui n’a guère besoin de jouer longtemps, si ce n’est à s’attarder à jouer ainsi pour le jeu : son art est suffisamment affirmé, de longue date, pour savoir s’arrêter. Il a vu se créer le ministère de la Culture en France et s’en étonne encore. Que l’artiste soit étiqueté numérique ou autre chose lui chaud bien peu. « La Maison des Artistes a fait de ce cinquantenaire un événement et cela me laisse dubitatif. On a une conception bien étrange de l’artiste aujourd’hui. En 1954, il y avait des dizaines de salons faits par les artistes et pour les artistes, pour aller rencontrer le public. À présent, il y a la FIAC, quelques autres trucs soutenus par ce ministère, d’autres décideurs publics, mais je me demande où sont maintenant passés tous les artistes, tous les créateurs… ».
À peine une exposition Milshtein s’achevait, à Lyon, le 15 octobre dernier, au Musée des moulages de l’université Lumière, que celle chez Dorothy débutait. En solo, il eut droit à un catalogue d’une bonne soixantaine de pages intitulé Milshtein, du bois gravé à la digigraphie : rétrospective. L’histoire artistique de Milshtein ne s’arrêtera sans doute pas à la digigraphie, qui l’accompagnera sans doute, mais sans lui être l’exclusive technique. Déjà présent dans divers musées (Suisse, Etats-Unis, Israël et France) et tant à la Bibliothèque royale de Bruxelles qu’aux nationales françaises, il peut cependant être dit de lui qu’il l’aura fait, un peu plus qu’un autre, entrer au musée (quoique… Yann Arthus-Bertrand est en passe de le rattraper, tout comme Jean Dieuzaide, David Hamilton, ou encore Moebius, d’autres encore…). Je ne serai pas outre mesure surpris de voir un jour l’une ou l’autre des œuvres exposées à la Dorothy’s Gallery rejoindre d’autres musées (ou les mêmes). Y trouvera-t-on aussi ses « boîtes à secrets » (peintures sur bois) ? À vous de voir, en particulier sur son site… Mais pour les récentes digigraphies, autant se rendre à Dorothy’s Gallery. C’est rue Keller, à proximité de la Bastille et de Ledru-Rollin… Jusqu’au 6 décembre.