Militantes kurdes assassinées : réalités et rhétoriques

Il était mal venu de la part du président turc Erdogan d’avoir des contacts avec des membres ou représentants du PKK, il n’était pas tout à fait bienvenu de la part des militants kurdes défilant à Paris de scander « vengeance, vengeance » (en mettant directement en cause l’État turc). Après les exécutions de Sakine Cansız, Fidan Doğan et Leyla Söylemez le 9 janvier dernier, dont les dépouilles seront rapatriées en Turquie, il semblerait que les deux parties en présence réclament au gouvernement français de s’expliquer. C’est assez « logique ». Mais le plus important sera de voir l’évolution de la rhétorique des uns et des autres, laquelle informera sur le processus de paix. Pour le moment, les avancées du chef de l’État turc sont vraiment faibles.

Pour la bonne compréhension de ce que se produit après les exécutions de trois militantes kurdes à Paris, admettons qu’il ne puisse s’agir que d’un acte politique (et non pas d’un règlement de compte lié aux personnes mêmes des victimes, hypothèse que l’enquête devra écarter).
Que se passerait-il si, en France, la présidence ou les parlementaires décidaient d’amnistier sans condition tous les militants nationalistes corses, qu’ils aient ou non du sang sur les mains ?
Inutile de répondre à cette question qui n’est pas d’actualité (jusqu’à on ne sait quand : souvenez-vous de l’OAS).

Mais c’est à cette aune qu’il faut tenter d’analyser les réactions turques et kurdes.

Comme la fin de mon article d’hier (« hypothèses contradictoires ») l’indiquait, il faut distinguer déjà Kurdes et Kurdes. Il y a la direction du PKK, ses cadres, ses militants très actifs, d’autres cadres et militants d’autres formations (notamment marxistes-léninistes), et puis des Kurdes, de France et d’autres pays d’Europe, qui ont participé à la manifestation (excluons celles et ceux qui n’avaient nullement l’intention de manifester car leurs préoccupations sont vraiment tout autre, quotidiennes, &c.).

Cette manifestation, marquée par la présence de trois parlementaires du parti kurde Paix et démocratie (BDP), déjà présents hier à Paris, et que j’ai pu croiser, dont Selahattin Demirtas, a aussi été menée par  Zubeyiz Aydar et Remzi Kartal, deux des délégués du PKK pour l’Europe. Le succès de cette manifestation, qui a vu converger de très nombreux Kurdes d’Europe sur Paris, est indéniable. Mais il ne faut pas prendre totalement pour argent comptant tous les cris de « vengeance, vengeance », surtout de la part de ceux qui, gagnés par l’émotion, les ont scandé tout en espérant que le processus de négociations se poursuive.
De même pourra-t-on diversement interpréter cette phrase de l’appel distribué sur le parcours : « L’État français a sa part de responsabilité. Si les auteurs de ces délits ne sont pas retrouvés, la France sera considérée indiscutablement complice. ».

Transposer en : « si les auteurs des exécutions de militants nationalistes corses étroitement surveillés par la police… ». Mais toute comparaison n’est pas raison, ni ne vaut  parallèle.

Réactions normales

Même les plus pondérés des interlocuteurs kurdes que j’ai pu rencontrer ne peuvent a priori exclure que les services ou la police française aient pu, d’une manière ou d’une autre (négligence, embrouille, coup tordu à l’insu du gouvernement, &c.), faciliter la tâche des commanditaires. Lesquels peuvent être, dans leur esprit, qui changera d’état en fonction des nouveaux éléments, soit une faction des services turcs (ou d’un service turc), soit une organisation clandestine (pas forcément monolithique non plus).

Cela ne les conduit pas à mettre en cause la présidence turque ou la présidence française, ce qui est un point positif (qui sera ou non remis en question par les résultats ou non-résultats de l’enquête et les déclarations officielles qui pourraient ou non s’ensuivre).

Il est évident qu’au moins le local de la rue Lafayette et Sakine Cansiz étaient surveillés. Certes pas autant qu’une ambassade, et on ne voit pas pourquoi il aurait dû faire l’objet d’une surveillance plus intense que le Centre culturel kurde de la rue d’Enghien, très, très fréquenté pourtant. Mais effectivement, abattre Sakine Cansiz prend valeur de symbole.
D’une part les services turcs la considéraient favorable au processus de paix, d’autre part elle était assez connue parmi les militants, et enfin et surtout, la presse turque relate qu’elle aurait participé au processus d’Oslo. Donc qu’elle aurait pu rencontrer en Suède (ou ailleurs en Europe) des représentants turcs, de la Mit (les services secrets), voire divers officiels turcs.

Le quotidien Yeni Safak avance qu’elle pouvait obtenir des consignes d’Abdullah Öcalan, détenu et isolé sur l’île d’İmralı. Pour le moment, le seul geste de la présidence turque à l’endroit du chef du PKK a été de l’autoriser récemment à obtenir un téléviseur dans sa cellule (il disposait déjà de la radio et de divers titres de presse préalablement triés). C’est assez maigre…

Mises en cause croisées

On ne voit pas trop pourquoi, de Paris en tout cas, Erdogan reprocherait véhémentement à l’actuel gouvernement et au président Hollande d’avoir eu des contacts avec des personnes recherchées par Interpol. Voici deux mois, la Turquie avait demandé à Interpol que la France lui livre Sakine Cansiz, mais, par exemple, le Hamas est devenu persona grata en Turquie. Erdogan demande donc des explications à François Hollande : pourquoi donc avait-il des contacts avec « des terroristes » ?
C’est faire semblant d’ignorer que les États-Unis ont des contacts avec des talibans, et ce n’est qu’un exemple parmi tant d’autres d’origines plus larges. Que le président Obama doive tenir compte de l’opinion des familles des soldats américains tués en Afghanistan ne surprendra personne : ses déclarations publiques sont mesurées.
François Hollande n’a sans doute pas vraiment franchi une ligne « jaune » (comme on le disait auparavant, en fonction des règles de sécurité routière d’alors).

Il était tout à fait normal que MM. Sarkozy ou Hollande ou d’autres aient pu avoir des relations avec l’une des victimes (de nationalité française ou turque, on ne sait ; mais il s’agirait, selon la Maison du peuple kurde de Rennes, qui a salué les déclarations de F. Hollande, de Fidan Dogan). Des dizaines de milliers de Kurdes vivent tout à fait légalement et paisiblement en France tout comme hier et aujourd’hui de nombreux Tunisiens de l’opposition antérieure ou actuelle. Les accords franco-turcs dits Guéant ont été respectés après l’élection présidentielle, il faut le souligner, d’où certaines réactions kurdes.
Mais le président Erdogan doit faire face à une opinion composée de familles de soldats tués, d’opposants au processus de paix, y compris assurément au sein de sa propre formation, l’AKP.

Il a aussi relevé qu’un compagnon de Sakine Cansiz, Mehmet Sener, avait été victime (mortellement) de dissensions au sein du PKK. Il faut aussi qu’Erdogan, jusqu’à nouvel ordre si besoin était, marque son soutien à son administration, ses services, en bloc. Il se doute bien aussi que le ministère de l’Intérieur français ne peut immédiatement faire toute la lumière sur ses exécutions, mais il ne peut que le réclamer, tout comme le PKK l’exige.

Un PKK qui peut s’alarmer que les services français collaborent totalement avec leurs homologues turcs qui ont été renforcés en France depuis hier, comme l’indique le Mit (les services turcs). Lequel fait état de la possibilité d’un règlement de comptes interne mais attendra « quelques jours » pour se former une opinion (et en fera ou non part ouvertement).

Faible geste

Vu de France, la déclaration de Recep Tayyip Erdogan comme quoi les militants du PKK déposant les armes seront autorisés à quitter la Turquie peut apparaître contradictoire avec celle reprochant à la France d’avoir eu des relations avec des membres du PKK. On se doute bien que tous les combattants du PKK ne vont pas forcément se réfugier au Kurdistan irakien (donc, certains viendront en France et resteront des « terroristes » puisqu’ils ont par le passé été ainsi qualifiés). On se doute bien aussi qu’au sein du PKK, au vu des expériences passées, certains puissent douter de la sincérité du président turc.

Ce qu’attendent prioritairement les Kurdes de Turquie, entre autres importantes revendications, c’est que l’enseignement public laïc soit considérablement renforcé, et qu’il se fasse en kurde (lequel ? c’est une autre question plus confuse). Au lieu de cela, le gouvernement laisse le Gulen (mouvance islamique, voire islamiste sunnite, qui évoque, pour résumer grossièrement, les Frères musulmans) ouvrir des écoles dans des provinces majoritairement kurdes. De plus, dans certains cercles turcs, le(s) kurde(s) sont vus tels le(s) breton(s) le furent : des dialectes trop « primitifs » pour évoluer…

Bien évidemment aussi, les combattants du PKK voudraient une totale amnistie. Erdogan est-il ou non en mesure, tant bien même y serait-il personnellement peu opposé, à satisfaire ces revendications ? Ce n’est pas la seule question fondamentale, mais bien celle du moment.

Les Kurdes voient dans les exécutions un attentat provenant de Turquie (soit de x non-Kurde) en se fondant sur le fait que ce serait la toute première, seule et unique fois, qu’une ou des femmes aient été visées et abattues par d’autres militants kurdes (« ce n’est pas nous » ; traduisez, cela ne peut être nous, me confiait-on hier). L’islam kurde (ou ses islams), la laïcité kurde, sont assez globalement sensibles aux causes féministes (dans les limites mentales de la population kurde : il n’y a pas déjà de branche kurde des Femen). Cela étant, je ne sais pas si c’était ou non la toute première fois qu’une femme aurait joué le rôle de trésorière de toute l’organisation du PKK en Europe, comme cela est supposé (et reste à établir ; mais il est plutôt questions de millions d’euros que de centaines de milliers).

De plus, le Mit peut avoir disposés d’agents dormants infiltrés dans les rangs du PKK: cela pourrait expliquer que le ou les tueurs se soient fait ouvrir une porte sécurisée et aient laissé des douilles (signant le crime si l’arme est attribuée à on ne sait qui du PKK). Mais on peut en dire tout autant des services syriens ou iraniens.

Jusqu’où aller ?

L’opposition (le congrès de la société démocratique, DTK), tout comme évidemment le BDP, estime que les propositions d’Öcalan sont « raisonnables ». Suffisamment pour une magistrature turque infiltrée par des islamistes qui appliquent l’article 301 du code pénal (condamnant tout type d’insulte contre l’État) et la loi sur le respect des convictions religieuses au pianiste turc Fazil Say ?

Les opposants turcs au processus de paix (plutôt minoritaires dans l’opinion et peu représentés dans la presse) peuvent faire valoir qu’après tout, même si tous les Kurdes demandent la libération d’Öcalan, ce dernier n’est peut-être plus aussi important et influant qu’auparavant, l’attentat en apportant la preuve.

Au fond, le problème n’est pas la représentativité d’Öcalan, ni même que la majorité des combattants du PKK rendent leurs armes, mais que les Kurdes puissent considérer qu’ils sont des Turcs (en Turquie, ailleurs s’ils possèdent un passeport turc), pouvant pratiquer leur langue, exprimer leurs traditions culturelles, disposer de formes d’auto-administration de budgets compatibles avec les besoins, &c. Bien sûr, ce ne sera pas la voie immédiate d’un État kurde. Bien sûr, sur les 40 millions de Kurdes de la région, ceux de Turquie ne sont pas les seuls (peut-être 30 à 40 % ?).

Pour le moment, hormis un incident mineur à Paris (un commerce turc a baissé le rideau brièvement), la violence n’est que verbale (et encore reste-t-elle contenue). Mais les corps des victimes seront d’abord rapatriées à Diyarbakir (avant que les cérémonies familiales se déroulent à Tunceli, Elbistan ou Diyarbakir).  Il semble que le principe ait été admis par les autorités turques. On constatera ce qu’il s’y passera.

Il n’est pas sûr que le PKK soit vraiment représentatif de toutes les composantes kurdes d’Anatolie (en tout cas, pas davantage que le PS ou l’UMP, peut-être, ici) mais la manifestation de Paris n’a certes pas rassemblé que ses militants ou sympathisants actifs. De même, devant le Centre culturel kurde (rue d’Enghien, alors que l’Institut culturel Kurde se trouve rue Lafayette, mais non pas à l’adresse des exécutions), il n’y avait certes pas que des sympathisants du PKK (ou du TAK, les Faucons de la Liberté). De même, lors de la manifestation de Marseille, le 10 janvier, les trois militantes du PKK étaient désignées telles des « militantes kurdes ». Il se peut donc peut-être même que des familles kurdes de victimes du PKK aient participé aux diverses manifestations.
Le PKK est un aspect de la réalité, les aspirations de la majorité des Kurdes à pouvoir exprimer leur appartenance à un peuple en sont un autre, indéniable. L’ampleur de la manifestation est aussi un signal pour le pouvoir turc.

La meilleure manière pour ce pouvoir de se dédouaner du sentiment exprimé par les manifestants serait sans doute, tout en poursuivant les négociations, de s’en prendre plus frontalement aux groupes ultra-nationalistes turcs qui ne s’attaquent pas qu’aux Kurdes, mais aussi aux Arméniens (voire aux Juifs). Aussi, pour certains groupes, aux non-musulmans. De même, les gouvernements européens pourraient s’intéresser aux représentants de ces groupes en Europe. Et non pas aux seuls éventuels dissidents du PKK que pointe (en fait, plutôt mollement, si l’on s’en réfère au passé) le gouvernement turc.

Longue et discrète enquête ?

S’il apparaissait (ce qui est improbable) que les exécutions aient été ordonnées pour favoriser l’élimination de groupes paramilitaires nationalistes turcs, on pourra comprendre (comprendre n’est pas approuver, ni admettre) que l’enquête s’enlise ou que certains restent tus. Ce n’est qu’une fumeuse hypothèse, mais pratiquement rien, dans une telle affaire, ne peut être exclu. Tout comme il se conçoit (remarque identique à supra) que le Premier ministre turc n’ait pas eu le moindre mot de compassion pour les victimes (en particulier celle ou celles auquel aucun acte armé ne peut être reproché). 

Si au cours des semaines ou des mois qui viennent, d’autres meurtres, sans doute discrets, hors de France, visant des militants du PKK (opposés ou non au processus de paix) interviendraient, d’autres questionnements seront soulevés.

En tout cas (ce n’est qu’un pari), en dépit des slogans ou déclarations exigeant que « toute la lumière soit faite », espérer une enquête fructueuse à très court terme et un résultat circonstancié rendu public semble, pour l’instant, une gageure. Surtout d’ailleurs si les commanditaires sont des « services » qui ne seraient pas forcément ceux de la Turquie. Les parties turque et kurde le comprendront, et peut-être l’admettront… même en désapprouvant…

Auteur/autrice : Jef Tombeur

Longtemps "jack of all trades", toujours grand voyageur. Réside principalement à Paris (Xe), fréquemment ailleurs (à présent, en Europe seulement). A pratiqué le journalisme plus de sept lustres (toutes périodicités, tous postes en presse écrite), la traduction (ang.>fr. ; presse, littérature, docs techs), le transport routier (intl. et France), l'enseignement (typo, PAO, journalisme)... Congru en typo, féru d'orthotypographie. Blague favorite : – et on t'a dit que c'était drôle ? Eh bien, on t'aura menti !

2 réflexions sur « Militantes kurdes assassinées : réalités et rhétoriques »

  1. C’est toujours très gênant de s’exprimer sur un sujet en recueillant des déclarations d’interlocuteurs qui ne sont pas lambda, mais des voisins, des connaissances, et de « bords » ou appartenances différentes (voire antagonistes). Les recueillir est une chose, les exprimer une autre.
    D’autant que, parfois, des personnes interrogées peuvent vraiment, sincèrement, se persuader que les propos reproduits auraient été déformés. « Mais enfin, je n’ai jamais dit cela ! » : combien de fois l’avez-vous entendu de la part de personnes dont vous vous souvenez exactement des dires ?

    C’est toujours plus « vivant » de rédiger un papier abondant en citations. Là, pour qui ne comprendrait pas le principe du respect des sources et de leur anonymat, il faut concevoir qu’avec des propos recueillis sous le coup de l’émotion, reproduits et attribués nommément, il y a des cas où « cela ne le fait pas ». Sauf à concevoir le risque de se faire « griller », évidemment.

    Évoquer d’autres mobiles que politique peut être vexant. Bon, là, c’est aussi rhétorique. Tout assassinat suppose qu’aucune piste ne soit négligée, que diverses soient écartées. Et qui peut affirmer, si par exemple l’une des victimes détenait la signature d’un compte, surtout dans un très discret établissement, que le mobile ne puisse être crapuleux ? Cela sera sans doute réfuté… je veux bien le croire.

  2. Tentons un raisonnement tiré par les cheveux…
    Le Baas syrien a-t-il ou non avantage à voir partie de la Turquie s’opposer à héberger des réfugiés syriens ou a-t-il intérêt à ce que les Kurdes de Syrie (qui s’autonomisent) restent parfaitement neutres ?
    L’Iran a-t-il ou non intérêt à ce que les Kurdes de Turquie continuent à s’opposer frontalement au gouvernement turc ?
    Allons-même jusqu’à : les Kurdes d’Iran ont-ils ou non intérêt à…
    Mettez-vous dans la tête d’un romancier ou scénariste de films d’espionnage ou de polars (et nul doute qu’il y en aura bien une ou un à se servir un jour ou l’autre de cette histoire, en tant qu’élément central ou périphérique), et voyez ce que vous pourriez imaginer.
    En tout cas, ne vous imaginez pas que les coups tordus ne le sont qu’à deux bandes (comme on dit au billard).

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