Raté, cette fois, Le Figaro n’a pas osé. À la fin de l’avant-dernière manifestation pour les retraites, des échauffourées place de la Bastille avaient donné lieu à des commentaires bien sentis de la part du lectorat sarkozyen du Figaro et sur divers sites ou blogues. Bis repetitam non placent, cette fois, la ficelle a paru un peu trop grosse, même à la rédaction du Fig’. Les CRS ont tout fait pour susciter des images, mais le résultat escompté ne s’est pas produit.

De Strelok (pseudo), sur le site du Figaro : « Donc la carte de presse est un passe droit ? Je ne le savais pas. Par ailleurs, quand on dit “prendre plusieurs coups de matraque dans les jambes”, c’est abuser: il a prit (sic) un coup (et encore) dans la cuisse parce qu’il restait au milieu après s’être jeté par terre ! Les gens sont-ils devenus aussi dupes que cela pour ne pas juger à froid une vidéo ? ». De Corvignolles (id.) : « on voit surtout un journaliste venir narguer les CRS, qui lui ont clairement demandé de s’écarter afin de les laisser manœuvrer. Mais comme les journalistes se considèrent comme une caste à part, ils croient pouvoir se mêler aux manifestants, agir comme eux sans avoir à en subir les conséquences. En quoi une carte de presse donnerait-elle le droit de gêner les CRS ? ». Il en est d’autres ainsi, à s’exprimer sur le site du Fig’, mais beaucoup, beaucoup moins qu’à la suite de l’avant-dernière manifestation sur les retraites, qui avait donné lieu, place de la Bastille à une « vigoureuse » dispersion des derniers manifestantes et manifestants, et pour faire bonne mesure, de badauds et de passantes.
La réaction la plus tartignole, cette fois, est celle du bien-pensant et fort modéré Pierre-Emmanuel Barré : « En revanche, le matraquage du preneur de son d’une équipe de TF1 à St Michel le même soir, qui lui était mandaté, et ne s’opposait pas à l’avancée des CRS est simplement inadmissible et représente une violation à la liberté de la presse… ». Ce n’est pas faux, comme on dit. Rappelons simplement à P.-E. Barré le fameux slogan : « soldat, sous l’uniforme, tu restes un travailleur… ». Et même un citoyen. Ce n’est pas parce qu’un journaliste n’est plus de permanence ou en service qu’il ne reste pas journaliste. Imaginez un policier ou un gendarme en fin de service qui n’interviendrait pas si une passante venait à se faire molester ? Ou s’il intervenait et se faisait agresser : « normal, il n’avait pas à intervenir, il était hors service… ».
Le plus inquiétant, parmi les témoignages exprimés à la suite de la dispersion des dernières personnes à s’être groupées ou non place de la Bastille, à l’issue de la dernière manifestation, est celle de Sylvie Rouat, journaliste scientifique, nièce de CRS, mère de famille. Sur Rue89, elle donne sa version de ce qui lui a valu des giclées de lacrymogène. Des passants, qui n’étaient même pas en uniforme de secouriste (ou des secouristes hors-service, allez savoir…) ont eu l’outrecuidance de vouloir l’accompagner au tout proche hôpital des Quinze-Vingt. De quoi se mêlaient-ils ? « On cogne aussi, chef ? ». Elle aussi, journaliste, hors-service, et circonstance aggravante, chargée d’une rubrique sans aucun rapport avec les faits-divers ou le social, se trouvant sur les lieux par hasard, commet la faute de vouloir aller voir pour se rendre compte par elle-même. Cela mérite sanction, cher P.-E. Barré ? De plus, au lieu d’aller directement chercher son fils à la fin de son cours de solfège, elle le met en danger de se retrouver désemparé, peut-être aussi porté à aller voir, et se faire tabasser. Mauvaise mère, va. « J’éclate en sanglots. Dans quel pays suis-je en train d’élever mon enfant ? ». Même les lecteurs du Figaro n’ont pas osé développer ce genre d’argumentation, mais on peut imaginer qu’en leur for intérieur, ils n’en pensaient pas moins. Faut-il vraiment laisser de tels individus élever des enfants ?

Chère Sylvie Rouat, vous vivez dans le même pays que celui de vos parents, celui de Maurice Papon, celui de l’instrumentalisation de la violence suscitée tant par des groupes voulant en découdre que par des policiers et des barbouzes très prompts à obéir aux ordres visant à susciter de quoi justifier l’indignation de l’électorat majoritaire. Occupation pacifique du théâtre d’Angers en 1968. Des bandes, celle des Plantes (blousons noirs de l’époque), sont rétribuées par les « démo-chrétiens » pour faire le ménage. Ils sont accompagnés de quelques blousons dorés (tout aussi délinquants, mais, sauf gros dérapage, absous par avance par les tribunaux), et de fils de familles proches de l’OAS ou de l’extrême-droite. Les pompiers repoussent leurs assauts avec les lances d’incendie. Le théâtre sera finalement évacué. Message discret à l’intention des occupants de la part des centristes et gaullistes réunis, des anti-chienlit : « tout est piégé, si vous n’évacuez pas, on met le feu, et la une du Courrier de l’Ouest est réservée pour l’incendie… ». Le Reichstag angevin n’aura pas lieu. Le Courrier de l’Ouest fera sa une sur une actualité plus heureuse.

Bien des années après ces faits, j’avais discuté, fort courtoisement, avec un futur ancien directeur central des CRS, qui avait connu l’époque, et le préfet de police de Paris, Maurice Grimaud († juillet 2009). C’était lors d’une sorte de pince-fesses, et nous nous accordâmes sur le rôle modérateur du successeur de Maurice Papon. Sur le fait aussi que la dissimulation des quelques rares morts de manifestants d’alors pouvait, dans une perspective d’apaisement, favoriser le « consensus social » que G. Pompidou allait réussir à plus ou moins réinstaurer. Celles de Gilles Tautin, Pierre Beylot et Henri Blanchet, à Flins ou Sochaux, trop flagrantes, resteront les seules recensées.

Depuis, depuis… les recrutements et les nominations dans divers services policiers ont de nouveau évolué vers la formation de « corps-francs » de Papon en puissance. Il faut du chiffre, mais aussi des images choc. La délinquance et la violence, indéniables, fournissent des éléments de langage et des argumentaires de com’. Parfois cela réussit un peu, comme lors de l’avant-dernière manifestation, parfois cela fait flop, comme à l’issue de la dernière.

Faute de « Katangais » disponibles (occupants de la Sorbonne en 1968, dont tous n’étaient pas des soudards et des sbires et séides dont ne sait quel officine, car ils avaient rallié quelques anars radicaux abusés), on saura en recruter, ou en susciter. Après les arrestations des Katangais, le tri fut fait (certains relâchés, d’autres mis plus longtemps au frais). Il est patent que la fameuse « ultra-gauche » s’est abstenue d’apparaître de manière ostentatoire, et elle s’est sans doute préservée, au dépit des officines, de s’attarder place de la Bastille. Faute de grives… on a créé quelques merles, du genre Sylvie Rouat, qui n’a pas eu la spectaculaire idée de griffer et mordre devant une caméra.

Dans bien d’autres cas, hors mouvements sociaux, il n’est même plus besoin de favoriser délinquance et violences. Il suffit de laisser pourrir et d’intervenir, parfois massivement, pour des résultats décevants (des gardes à vue n’entraînant pas de comparutions devant les tribunaux, ou trop rares… et c’est bien sûr la faute des magistrats). Certes, c’est très réducteur. Mais la politique du chiffre et de la création d’images est indéniable. Elle n’est pas dénoncée par toute la base policière, car certaines et certains y trouvent leur compte, ni trop fort par les syndicats. Elle est déplorée par celles et ceux qui, sous l’uniforme, restent des citoyennes et des citoyens. Certains excès de zèle intempestif font parfois, si ce n’est d’une sanction, l’objet d’un rappel au discernement. Un peu comme à la PAF d’Orly (voir le livre Omerta dans la police, chroniqué ici précédemment), lorsque la bavure est trop grosse, on blanchit en famille pour que les dérapages suscitant des remous ne se reproduisent pas.

Sylvie Rouat encore : « Je précise que je suis nièce d’un membre des Compagnies républicaines de sécurité, homme tendre et bon père. J’ai grandi dans des casernes et ai joué, enfant, avec ces casques qui m’ont tant effrayée ce mardi soir… (…)  Il faut un contexte pour de tels débordements. La question est donc : quels étaient les ordres ? » (voir Rue89).

À Saint-Nazaire, aussi, 14 jeunes, dont trois mineurs, ont été interpellés, et l’un d’entre-eux a été blessé. Il se peut que certains aient « provoqué les CRS ». À Montélimar, le bureau du maire et son antichambre ont été saccagés. À Saint-Quentin, un lycéen qui brisait des panneaux de circulation a été arrêté. À Caen, le siège du Medef a été interdit d’accès par les CRS et un jeune a été hospitalisé. Il y a eu aussi des incidents à Brest et Meaux. Mais il y a eu aussi des syndicalistes policiers dans les cortèges. Il faut savoir raison garder. Les incidents parisiens sont peut-être de réels débordements, une mauvaise interprétation des ordres, car il n’est pas du tout sûr que Nicolas Sarkozy ait envie, à ce stade, de créer des prétextes à « débordements ». Mais il convient de se rappeler de l’orchestration de la pseudo-émeute de la gare du Nord, à Paris, le 27 mars 2007. Tout est question de dosage : créer des apeurés, conforter son électorat, si cela doit conduire à susciter des vocations militantes d’opposantes et d’opposants trop déterminés, n’est sans doute pas le calcul en cours. À moins qu’il ne soit estimé simplement trop « prématuré ».