Non, aucun Henri II n’a envie de couper définitivement le sifflet à BHL-Thomas Beckett. Mais l’atlantisme mal maîtrisé de Bernard-Henri Lévy commence à indisposer sérieusement, y compris les plus atlantistes.

Le comte Vincent Benedetti serait – dit-on – l’un des modèles du personnage de Monsieur de Norpois, le diplomate campé par Proust dans sa Recherche. Dans sa rubrique, Bernard-Henri Lévy s’en gausse et fustige « les Norpois, les munichois ». De Norpois a certes plus de consistance que Botul mais faut-il rappeler à BHL que le comte de Benedetti avisa très mal Napoléon III ? Il suscita le prétexte de la dépêche d’Ems qui conduisit Bismarck aux succès militaires que l’on sait et aboutit à la répression sanglante de la Commune de Paris par les versaillais ?

Parfois, c’est une litote, BHL gagnerait grandement à se modérer. Il en est incapable. Le site de Liliane Lazar (Hofstra University, Long Island) recense à peu près tout ce qui s’écrit d’important sur BHL. Contrairement à ce que pratique BHL, c’est adéquatement traduit et les textes originaux sont consignés, ce qui permet de comparer. On confrontera donc utilement avec ce qui transpire des mêmes événements libyens sur le site de La Règle du Jeu (ou plutôt du « je »), la revue de BHV (oups, pardon, BHL), et notamment avec l’ahurissant papier de Saïd Maharane.

Or donc, ce serait, ce que Newsweek reprend, à bord du camion ou de la fourgonnette d’un marchand de légumes d’une ville égyptienne frontalière que BHL aurait rejoint Benghazi. Croyons le sur parole… Là, il prend langue avec Abdul Hafiz Qader Gogha dont il nous assure qu’il s’agissait d’un héraut des Droits de l’homme sous le régime de Kadhafi. Je ne sais s’il s’agit d’un problème de translittération (de prénoms et de patronyme), mais il semblait bien que le porte-parole du Conseil était surtout auparavant connu pour son soutien aux droits du peuple palestinien, notamment à Gaza… Dans les rapports d’Amnesty International, il est bien question d’une Gogha (Fawzia Abdullah Gogha), épouse d’un opposant libyen (Fathi al Jahmi), mais Qader ou Kader Gogha n’évoquait pas grand’ chose pour l’opinion internationale avant que BHV en fasse son ami. Sur son compte, on veut bien admettre ce que BHL dit du Conseil en général (et autres colonels inclus, pourrait-on ajouter) : « Car les membres de ce Conseil sont connus. Leurs biographies sont transparentes. Ce sont tantôt des ralliés dont la tête a été mise à prix par Tripoli et dont chacun connaît l’itinéraire, tantôt des hommes neufs mais qui parlent à qui veut et à visage découvert. Mais il est vrai qu’il faut, pour lever le prétendu mystère, prendre la peine d’aller jusqu’à Benghazi… » Eh oui, sauf que… Si notre « philosophe » voulait bien retourner s’établir à Benghazi ou, mieux, au théâtre d’Ajdabiya où sa présence permettrait peut-être de galvaniser les enthousiasmes, il percevrait peut-être au sujet de certains membres du Conseil ce que la presse étrangère a pu entendre. Les pédigrées de certains ne sont pas si transparents, leurs itinéraires pour le moins sinueux, tortueux, dépendants du fait du « Guide », ce Roi des rois qui a dépossédé sa cour au profit de ses propres fils et princes.

J’admets bien volontiers, à col ouvert si ce n’est à cœur fidèle aux enseignements du passé, qu’il ne s’agit pas d’une guerre pour le pétrole libyen : les contrats passés avec la Libye semblaient solides ; considérons, avec BHV, qu’ils l’étaient. C’est aussi une guerre pour, mais pas uniquement, le ou plutôt les pétroles : Barrack Obama n’a certes pas que les intérêts pétroliers globaux des États-Unis pour motivation, il ne peut les négliger. Le coup de semonce s’adresse aussi à Chavez, à d’autres chefs d’États fournisseurs de pétrole. Mais si BHV veut nous faire croire que Nicolas Sarkozy n’a écouté que lui, qu’il n’aurait aucunement consulté Total, pas plus que Cameron n’aurait pris l’avis de la Shell, là, on frémit. C’est un peu comme si on nous annonçait que le chef des armées aurait ordonné au colonel commandant la base de Saint-Dizier d’envoyer détruire les forces loyalistes sans prendre l’avis de l’état-major de l’arme de l’Air.

En fait, c’est bien avant la visite de BHL à Benghazi que l’armée française déployait de petites unités discrètement en Libye. Ces observateurs ont peut-être pensé que la situation était mûre pour un véritable soulèvement général. Chacun peut se tromper, dans un cas pareil, on ne veut croire qu’il s’agissait de tromper, leurrer, le chef de l’État. On veut espérer que les forces spéciales ne réfèrent pas directement à Jean-David Levitte et à l’Élysée, et encore moins immédiatement à la direction générale du groupe Total. De même, avant de se lancer dans une intervention, peut-être s’assure-t-on que les syndicats des raffineries françaises ne sont pas sur le point de lancer, coûte que coûte, un mot d’ordre de grève générale. BHV nous vend l’idée qu’une opération aérienne d’envergure se décide sur un coup de tête. Oui, peut-être a-t-on pris un pari, peut-être a-t-on été mal renseigné, mais, peut-on espérer, pas aussi légèrement qu’il le décrit.

La durée des opérations aériennes dépendrait uniquement, selon BHV, du fait de « la stratégie d’un Kadhafi qui s’est bunkerisé dans ses autres villes et a fait de leurs habitants autant de boucliers humains… ». Oh, certes pas uniquement. Après Zaoui, il se peut qu’il n’y ait plus vraiment de boucliers humains bientôt à Zintan ; pour Yefren, on ne sait trop ce qu’il en adviendra. Il se trouve que, même pour frapper aux alentours de ces villes à la fois assiégées de l’extérieur et infiltrées de l’intérieur, le type d’appareils coalisés n’est absolument adapté à la situation. On ne peut « taper dans le tas », comme l’écrit si bien BHV, puisque, de tas, il n’y en a pas autour de ces localités. L’armée de l’Air y avait peut-être songé auparavant, mais qui a-t-on préféré écouter ? Sans doute pas ceux qui assuraient que sans déploiement de troupes coalisées au sol, il faudrait faire la part de choses.

« Il faut le temps qu’il faut (et il faut, pour le nier, être drogué au temps court, ivre d’immédiateté ou, pire, irresponsable), » pérore BHL. L’ennui, c’est que cela exige autre chose que du temps : pour les villes berbères, c’est sans doute déjà trop tard. Pour Misrata, on ne sait.

BHL nous fait la réclame du peuple en armes, genre levée en masse et bataille du moulin de Valmy (dont on ne sait si le sort des armes ou celui des espèces sonnantes et trébuchantes l’a emportée). Il faudrait correctement armer les vaillants volontaires enthousiastes. Soit. Pour multiplier les risques des « tirs amis » ? Pour ne plus trop savoir départager les pertes « pures » et « impures » ? Le désert libyen d’hier comme d’aujourd’hui n’est pas les Buda et Pest de 1956 : n’importe quel infiltré loyaliste peut se faire passer pour un meneur insurgé. Ce n’est pas en retournant à Benghazi que les envoyés spéciaux le constatent, mais au plus près des lignes mouvantes du front est.

Ce ne sont pas les « stratèges de café du commerce » qui s’inquiètent de l’opportunité d’armer ces volontaires, mais les officiers supérieurs britanniques. Non pas parce qu’ils considèrent que ces mêmes volontaires seraient proches de groupes islamistes, non par crainte de les voir réserver leurs balles à leurs propres généraux (quoique… des tensions entre généraux se font jour), mais par réalisme crasse, par souci d’efficacité. Si BHL veut lever une armée de mercenaires aguerris, la rétribuer, l’état-major britannique est prêt à accorder des permissions de longue durée à des spécialistes dont la présence en Afghanistan ne serait pas indispensable. Si Bob Denard n’a pas de successeur évident, BHV peut aller recruter à Mostar, Sarajevo ou Zagreb ; il se trouve peut-être encore d’anciens militaires prêts à en découdre avec les Serbes et les Biélorusses employés par Kadhafi.

Les djihadistes revenus en Lybie ne sont certes pas prédominants ou influents du côté des insurgés. Ils peuvent le devenir, tout simplement en raison de leur expérience, de leurs réputations de combattants, et non selon leurs convictions qui pouvaient répondre peut-être à des intérêts pécuniaires. Mais demain ? Comment défendront-ils, syndicalement, oserais-je, leurs intérêts ? En formant un parti ? En se ralliant à tel ou tel « général Boulanger » ?

« La meilleure manière de livrer la Libye au chaos serait d’abandonner au milieu du gué ceux que nous avons encouragés et, à la dernière minute, de céder aux -sirènes qui voudraient nous convaincre de sauver ce qui peut l’être du régime de Kadhafi. » Oui. Sans aucun doute. BHL a raison. En avons-nous les moyens ? Très clairement, non. Déjà, ce « nous », pour mon propre compte, est quelque peu dénué de réalisme : je dispose de très peu de moyens – ou plutôt d’aucune ressource disponible –et mon expérience militaire est aussi nulle que celle de BHL. Ensuite, non, nous – collectivement – n’avons pas les moyens de nous passer de trancher. Le choix, c’est de préserver Benghazi et Tobrouk, peut-être Ajdabiya, et trouver un précaire accord avec Kadhafi ou ses faux nez pour que les villes de l’ouest et du sud de Tripoli puissent bénéficier d’une relative autonomie. BHL, qui berce d’illusions qui veut bien l’écouter, le pondère peut-être tout autant. Ce n’est pas ce qu’il écrit, évidemment.

L’innommable vérité, c’est que les amis libyens de BHL auraient peut-être déjà rejoint leur Londres ou leur Sigmaringen sans le coup de dés d’un Sarkozy (et d’autres) et que les chauffeurs de taxi dont BHL se soucie tant, qui n’avaient d’autre perspective que de rester pilotes de tacos, se lamenteraient alors en leur for intérieur de l’échec de leurs anciens dirigeants autoproclamés.

C’est laid, c’est plat, c’est munichois ? C’est du niveau bratwurst-riesling au winstub ? Ben oui. Au moins n’ai-je pas abusé, pas plus que Bernard-Henri Levy, derviche tourneur en extase de lui-même, du chouchen. Finalement, l’expression de BHL est précieuse au bar de l’hôtel Raphaël. Il ne faudrait pas qu’il en prive son cénacle, peut-être en mal de mâles fortes paroles. L’ennui, c’est que, si cela ne fait ni chaud ni froid à la cantine des rampants, cela peut exalter quelques têtes chaudes du mess des officiers. Gare à la bavure « signée » BHL.