Zrann Fatma
L’oppression, qui va souvent de pair avec le déni du droit de rassemblement pacifique et d’expression, fait naître des luttes pour la liberté et l’estime sociales. Si en Tunisie la liberté d’expression s’est singulièrement exercée sur les réseaux sociaux, elle s’est également façonnée lors des manifestations. Dans un contexte de répression, l’usage de pancartes a joué un rôle fédérateur dans la revendication de la démission du gouvernement de Ben Ali et de la dissolution de son parti. En effet, Ces pancartes peuvent être considérées comme un médium alternatif dans la mesure où ces affiches répondent à une volonté d’informer le pouvoir du mécontentement du peuple, mais aussi de lutter contre la répression de toute expression politique. Depuis le 14 février, premier jour de mobilisation en Tunisie avec l’immolation de Mohamed Bouazizi, jusqu’à la constitution d’un nouveau gouvernement provisoire, en passant par un gouvernement intérimaire suite à la fuite du président Ben Ali, une centaine de panneaux, pancartes, affichettes, banderoles, bouts de papier, dont les plus redondants sont « Ben Ali Dégage », « RCD Dégage » ou tout simplement « Dégage », ont fleuri dans les rues tunisiennes à travers tout le pays.
Lors d’une manifestation exigeant l’abolition d’un régime policier et dictatorial qui a tenu le pays depuis 23 ans, une pancarte doit énergiquement susciter l’intérêt de la cible : le gouvernement, communiquer à ce dernier la protestation du peuple et enfin l’inciter à réagir. L’efficacité de son message repose sur le pouvoir du texte et/ou de l’image combinés à d’autres éléments (couleur, format, mots…). Le texte ‒ composant clé ‒ doit persuader en privilégiant un style dynamique voire agressif. Les manifestants ont eu recours à différents types de phrases : phrases énonciatives pour décrire le pouvoir, « Racket, corruption, décadence : le peuple vous dit dégage. » et exprimer l’aspiration du peuple tunisien à la liberté, « La liberté est notre droit, et la Tunisie est la notre » ; phrases exclamatives pour amener le gouvernement à démissionner, « Ben Ali Dehors », et interrogatives pour montrer l’indignation du peuple face à l’injustice « Où sont les Trabelsi ? » (belle-famille de Ben Ali). Les pancartes utilisent également certaines figures de style comme la comparaison, « Ben Ali Assassin », établissant un rapport sans équivoque entre l’ancien président et le crime. D’autres, l’hyperbole qui exagère l’expression « Non, non au tueur de la liberté ».
Les manifestants tunisiens parfaitement alignés ou en groupe se voient ainsi obligés de transcrire ce qui est crié sur des pancartes soulevées avec fierté souvent au-dessus de leurs têtes laissant apparaître la colère des manifestants. Les pancartes sur fond blanc sur lesquelles sont écrites en noir et/ou rouge le même slogan qu’ils crient sont clairement lisibles. L’expression commune lue et entendue dans les rues de Tunis et des autres villes est celle de « Dégage ». Elle est familière et pourrait répondre à la grossièreté d’un régime barbare. Le verbe à l’impératif rend la demande encore plus explicite. La plupart des pancartes sont en arabe (classique le plus souvent, dialectal parfois), de plus en plus en français et parfois même en anglais « Freedom for Tunisia ». L’écriture et la pancarte se conjuguent et se révèlent ainsi intimement liées. Si les marches visent à marquer un territoire, à l’occuper, que ce soit un espace public (la place et l’avenue 7 novembre – rebaptisées place 14 janvier 2011 et avenue Mohamed Bouazizi –, l’avenue Habib Bourguiba), un centre-ville (Tunis), un bâtiment officiel (le siège du RCD, bâtiment du ministère de l’intérieur) dont les manifestations ont traditionnellement été exclues, la transcription des slogans sur des affiches tend à valider ces demandes, voire à en générer d’autres. Les pancartes sont non seulement des messages, mais aussi la voix du peuple. Parmi les chants, les plus inlassablement repris sont sans conteste : « Le peuple veut la chute du président » et « De l’eau, du pain, mais pas de RCD ! ». « Non, non à la répression », voit-on aussi au cours du mois de janvier alors que la Tunisie vit sous les tirs des policiers.
Le départ de Ben Ali a engendré de nouvelles demandes. Certaines pancartes expriment des revendications : « Main dans la main pour la démocratie », avait-on lu après la chute du président. D’autres sont plus précises, demandant la rectification de la constitution, des élections libres, un gouvernement de transition… Les pancartes interpellent très souvent l’Occident et qualifient Ben Ali d’agent des Américains, voire même d’agent d’Israël « Israël ! Tu as perdu ton principal cerbère au sein du monde arabe ». La Tunisie de ces pancartes est aussi une Tunisie islamique : « La Tunisie est un pays islamique », dit l’une d’elle. Le dessin mêlant une étoile à cinq branches et le croissant islamique revêtu des couleurs tunisiennes (rouge et blanc) était répandu. Les manifestants jouent également sur l’humour. On a pu observer par exemple, au-dessus d’un tas de poubelles accumulées au coin d’une rue, un papier inscrivant « RCD ».
Ces pancartes, spontanées ou soignées, inventives ou ordinaires, pacifiques ou agressives, ont documenté la révolution tunisienne qui inspirera ses voisins. Le cas tunisien sera un exemple à suivre un peu partout dans le monde arabe. Il montre la voie en Égypte. « La Tunisie est la solution » ont scandé les manifestants égyptiens. Cartons, tissus, papiers… se multiplient, appelant au départ du président Hosni Moubarak. « Moubarak dégage », « Pars »…, peut-on lire sur des pancartes brandies par des centaines de milliers de manifestants dans les rues du Caire tout au long de la révolution égyptienne.