Le Canard enchaîné a titré « un emploi fictif à l’université pour le moraliste Luc Ferry ». Toute la presse à repris, avec des précisions recueillies par Le Monde : ce serait la loi sur l’autonomie des universités qui, soudain, justifie que Luc Ferry ne puisse indument percevoir 54 000 euros par an de la part de Paris-VII-Denis-Diderot depuis… 1996, sans la moindre contrepartie. Où était Lou Ravi pendant ses heures de cours : dans d’autres amphithéâtres, pour des conférences largement mieux rémunérées qu’à raison de 281 euros de l’heure… Mais, bah, qu’à cela ne tienne, le contribuable remboursera l’université et Luc Ferry sera dispensé de cours. Jusqu’à la rentrée prochaine ou à vie ?

Actualisation :

Finalement, Matignon, en fait Bercy, donc le contribuable, remboursera l’université Paris-Denis-Diderot des sommes que représentent les cours non assurés par Luc Ferry. La République est bonne fille avec ses dévoués serviteurs.

Ne revenons pas sur les faits bruts et leur brutalité, toute la presse les a pompés sur Le Canard enchaîné. Mais Le Monde a fait état de l’opinion de Vincent Berger, président de ma dernière alma mater.
Ce serait donc en raison de la loi d’autonomie des universités que, tout à coup, au lieu de traîner Luc Ferry devant un tribunal administratif, et d’exiger au moins le remboursement de quelques 40 000 euros (ce que Luc Ferry a perçu indument depuis la rentrée de septembre 2010), il conviendrait de lui proposer un arrangement : trouver une salle vide (en cette période, aucun problème) pour qu’il puisse faire une conférence « genre Collège de France », selon ses dires.
192 heures à rattraper en 192 heures ?
On verra bien, si la presse à la bonne idée d’annoncer les horaires de ses séances. Attention à la fouille à l’entrée de l’amphi : pas de boules puantes !

Fantastique : j’ai vu des directrices et des directeurs de recherche batailler bec et ongles pour obtenir une fraction de cette somme afin de financer des projets de leurs laboratoires respectifs. J’en ai vu sortir de réunion au bord des larmes à Jussieu ou dans ses annexes. J’ai aussi lu des articles à foison dénonçant les heures de mise à disposition d’enseignants syndicalistes. Sans jamais préciser que, sans le dévouement de ces enseignants, les rectorats auraient bien du mal à venir à bout du casse-tête des mutations et les directeurs d’établissements multiplieraient les conflits portant sur les emplois du temps.

Mais pendant ce temps là, Luc Ferry, lui, dînait en ville et passait sur des plateaux de télévision. Je n’oublierai jamais ma visite à Moscou, sous les murs du Kremlin, en compagnie d’une jeune soviétique sans emploi. Il n’y avait plus rien sur les rayons des magasins d’alimentation hormis quelques boîtes périmées de « caviar » d’aubergines. C’était du temps de Gorbatchëv. « Et pendant ce temps-là, lui, il mange ! ». Pendant que Wauquiez et d’autres veulent faire travailler les bénéficiaires d’aides sociales (où ? comment ? à la place de qui ?), Luc Ferry mange, et à satiété.

Voyez les réactions, à droite, à gauche : qui exige la transparence sur tous les comités Théodule, les missions Bidule, les groupes de réflexion Ursule ?

Luc Ferry présidait le Conseil national des programmes du ministère de l’Éducation puis, après avoir été ministre (ce qui justifiait qu’il soit dispensé de cours), il était censé superviser les travaux d’un conseil Hercule, le Cas, ou Conseil d’analyse de la société… des prébendes ?

Combien de comités de la sorte ? Formés par qui ? Dotés de quels budgets ? Rétribuant combien leurs membres ? Pourquoi des commissions sénatoriales et d’autres du Conseil économique et social ?

De Gaulle avait eu cette forte parole : « L’essentiel pour moi, ce n’est pas ce que peuvent penser le comité Gustave, le comité Théodule ou le comité Hippolyte, c’est ce que veut le pays. ». On en conviendra, ce n’est pas une seule femme ou un seul homme qui peut s’arroger la prétention de discerner ce que veut une nation toute entière. Tant l’État que le secteur privé multiplient les comités, les colloques, dont les coûts sont répercutés sur le contribuable ou le consommateur.
Très souvent, leurs conclusions en sont dictées d’avance. Parfois, leur seule fonction est de faire appel à des officines privées pour obtenir des rapports qui seront exposés lors de déjeuners ou de voyages d’études (si possible en d’attrayantes destinations). Place, éventuellement, ensuite, à la concertation, comme pour la réforme des retraites ou la taxation sur les ventes d’œuvres d’art… Selon le bon vouloir du prince, on enterre, reporte, annule, alourdit les décisions qui s’appliqueront ou non.

Quid du Conseil d’orientation pour l’emploi (budget de 800 000 euros en 2008) ? Quid de l’Observatoire interministériel de l’accessibilité et de la conception universelle (l’accessibilité pour les handicapés se traitant au niveau des collectivités territoriales) ? Quid de la Commission nationale pour la naissance ? Seule doit être présentée chaque année au Parlement la « la liste des commissions et instances consultatives ou délibératives placées directement auprès du Premier ministre ou des ministres ou de la Banque de France prévues par les textes législatifs et réglementaires. ».
Quelles sont, depuis 2001, les conclusions découlant des travaux de la Commission nationale de l’examen pour l’obtention du permis de chasser ? Verra-t-on se survivre au-delà de 2020 le Groupe de travail chargé de suivre la mise en œuvre des textes relatifs à l’attribution de la mention « Mort en déportation » (groupe créé en 1991) ? Le Front national envisage-t-il la suppression du Haut Conseil des rapatriés (des années 1960) censé trouver – en vain – des emplois aux enfants des harkis ?

La Conférence des présidents d’universités fera-t-elle le point sur tous les Luc Ferry nationaux et régionaux ? Qu’en est-il des inspecteurs généraux de l’Éducation nationale qu’on voit très, très rarement dans les établissements scolaires ou universitaires (sauf s’ils cumulent des postes) ?

Ne passons pas sur le dernier en date des comités Théodule, le Conseil national numérique, qui ne rassemble que des dirigeants d’entreprise et n’a accouché que d’une grande messe « de la connivence et des intérêts particuliers » selon ceux qui ont refusé de siéger dans ce « machin ».

Tout aussi récente (mai dernier), la Commission sur l’image des femmes dans les médias, « présidée par une personnalité qualifiée issue du monde des médias », sera sans doute aussi efficace que le Conseil supérieur de l’audiovisuel qui ne décide pratiquement plus de rien (voir Le Livre noir du CSA, de Guillaume Évin, aux éds du Moment, sur lequel la plupart des médias radio-télévisuels font silence).

« Lou Ravi » (ainsi surnomme-t-on Luc Ferry depuis son intervention sur le mystérieux et peut-être imaginaire ministre pédophile) est loin d’être le seul bénéficiaire des postes ad hoc et de dispenses diverses. Membre du Comité prospectif de Vivendi, du Conseil économique et social, du Comité de réflexion sur la modernisation et le rééquilibrage des institutions, du Comité consultatif national d’éthique, on ne sait trop s’il émarge aussi auprès des éditeurs de manuels scolaires. On ne sait pas non plus s’il anime toujours (à quelques milliers d’euros la journée) des séminaires dans de grands groupes privés.
L’une de ses interventions, devant les invités du bancassureur Swiss Life portait sur « la place de l’entrepreneur dans la société » (en octobre 2010). La photo de lui qui illustre la plupart des articles récents fut prise lors d’un séminaire à l’École Polytechnique. Il émarge, comme d’autres, à la Speakers Academy : eh oui, on ne peut être à la fac et au moulin (à paroles rémunérées). Luc Ferry intervient sur tout : sur le stress au travail, eh oui, texto, pour l’Agefos PME (150 euros, déjeuner inclus, de participation aux frais… pour les autres participants dans la salle).
Il collabore, tenez vous bien, avec Les Rois Mages (pour son « pôle éditorial et conférences »), et pas vraiment dans le rôle du dromadaire, même s’il a bon dos. Il fait dans le christianisme, mais aussi, au besoin, dans le judaïsme (déjeuner des femmes réaffirmant « leur solidarité envers leur communauté en France et en Israël » d’Armenonville, en mars dernier), mais il donne aussi conférence à la Grande Loge de France et tous les consistoires peuvent le louer. « L’environnement comme moteur de croissance » ne lui est pas étranger (pour « réconcilier l’écologie et la croissance »).

Les chambres consulaires (de commerce et d’industrie, de préférence), les écoles supérieures de commerce, sont friandes de ses vues sur « la question du sens dans la mondialisation ». Le Rothary s’ennuie : tiens, voilà Lou Ravi. Les experts-comptables en congrès se barbent : tiens, un coup de Luc Ferry. Eh oui, « l’expert comptable est à l’entreprise ce que le médecin est à la famille, » considère-t-il (et le curé de campagne aux femmes de ministres pédophiles ? Allez savoir…).

Parfois, il se contente des maigres défraiements des instituts français à l’étranger (qui sont à la France ce qu’est le British Council, beaucoup moins pingre, au Royaume-Uni). Il voyage ainsi car « la mobilité, c’est le sens de la vie » : pour l’Agence Europe-Éducation-Formation, il a fait mieux que les Monty Python et leur Meaning of Life.

Tellement mobile et sollicité, Lou Ravi ne peut assurer en fac des cours rémunérés (trop faiblement : seulement 281 euros de l’heure) qui pourraient être stressants pour lui, face à des étudiants capables de poser des questions… On verra bien s’il remboursera en nature (Christian Blanc est censé avoir remboursé ses cigares en numéraire à Bercy, mais on attend toujours de voir le chèque).
Nul doute que la presse sera sur les bancs de la fac pour assister à son cours magistral. Au fait, il aura lieu « Kant » au juste ? Avant ou après le bac de philo ? Espérons pour lui que sa boule puante « ministérielle » ne lui reviendra pas à la figure sous des formes encore plus malodorantes.