Le titre est significatif. Non pas « louve arabo-berbère », mais bien « musulmane », car Amale El Atrassi le reste, et que sans doute certaines, certains d’entre ses quatre enfants le resteront (pas forcément toutes ou tous). Son parcours avait de quoi en faire une agnostique rageuse, déterminée à combattre l’islam, totalement coupée de tout milieu musulman, comme il en est tant (comme des baptisé·e·s peuvent l’avoir été ou l’être, comme des israélites aussi…). Louve musulmane, chienne de garde humaniste…

C’est à la fois un récit rageur et apaisé, et même apaisant. Louve musulmane se lit avec plaisir car l’auteure, Amale El Atrassi, a peut-être bénéficié de conseils professionnels, mais surtout du fait d’un parcours à rebondissements multiples véritablement passionnant.

Mais ce n’est pas ici l’essentiel à mes yeux car l’intérêt de cet ouvrage, qui retrace la révolte d’une « chienne » maltraitée par des musulmans se faisant « louve », est qu’il porte en germe un espoir.
Celui d’une génération de musulmanes et musulmans profondément attachée aux valeurs d’une République choisie, et majoritaire.

Mais les réalités sont multiples. Brimée, niée, par une famille élargie et un père musulmans, c’est aussi auprès de proches, musulmanes ou musulmans, qu’elle a éprouvé le pire comme aussi, le meilleur.

Si Amale El Atrassi ne tend pas la joue gauche après avoir eu la droite lacérée, défigurée (viols, coups, acharnement, mépris, insultes), elle ne rend plus coup pour coup, mais témoigne en s’efforçant de se départir de la rancœur, du ressentiment (même si, à l’endroit de son frère, Mustapha, et bien évidemment de son père, Choukri, la « chienne de garde », au sens féministe de l’expression, reste on ne peut plus vigilante).

Un islam féministe n’a d’ailleurs rien de nouveau, comme les lettrées andalouses l’avaient démontré (ce que j’avais souligné dans Femmes & métiers du Livre, Women in the Printing Trades, aujourd’hui épuisé).

Moins que rien

Le père, ouvrier, alcoolique, tyran domestique, soumet sa femme et ses filles dans la banlieue pavillonnaire d’une ville industrielle de province. Mais l’intégration se fait : habitat à populations dites mixtes, adhésion à la scolarisation, &c. Mais tout comme leur mère, les filles sont vouées au mariage contraint. Elles seront donc coupées de la France, séquestrées par des parents dans la banlieue de Rabat (mais aussi secourues par d’autres parentes). Au bout de trois ans, la mère commence à s’émanciper et trouve un subterfuge pour faire revenir d’abord Amale en France. Laquelle, déscolarisée, dérape dans la délinquance (chapardages, puis vols, cambriolages…).

Pour une fois, la détention en centrale de femmes joue son rôle bénéfique. Ce qui a peut-être pu surprendre jusqu’à Clarisse Mérigeot, la coauteure : l’une des idées reçues sur la détention n’est-elle pas que, partout, en raison de conditions dégradées, la prison amplifie la délinquance ?

Mais ne dévoilons pas toutes péripéties, souvent haletantes, du récit…

Tentons de l’éclairer autrement. Saviez-vous que, récemment, Adil Rashid, 18 ans, a été condamné avec sursis et libéré à la fin de l’audience pour viol sur mineure de 13 ans au Royaume-Uni. Il a reconnu les faits, soit le viol assorti de violences, mais il lui avait été inculqué dans sa madrassa, la seule école (coranique, islamiste) qu’il ait fréquenté, que « les femmes ne valant pas plus qu’une sucette tombée au sol ».

C’est finalement toute l’histoire d’Amale El Atrassi, de sa mère et de ses sœurs. Sauf que… Le père, Choukri, n’avait même pas fréquenté une madrassa, que la mère n’avait qu’une fumeuse conception de l’islam ramené à un ensemble de pratiques culturelles et sociétales. D’un côté, la tradition islamique (mais surtout pré-islamique, chrétienne et autre, avec cependant des variations selon les contrées ou les époques) prohibe les relations sexuelles hors mariage, de l’autre des sociétés musulmanes (et autres) suivent surtout la tradition sexiste patriarcale et justifient pratiquement tous les actes des pères et des fils.

Ce qu’on voit et entend

Les faits sont indéniables mais on finit par ne plus voir et entendre qu’eux, et eux seuls. D’où la récente étude Ipsos-Cevipol-Le Monde concluant que près  des trois-quarts de la population française considère l’islam peu tolérant ou intolérant, que l’islamisme est un problème de plus en plus préoccupant, et qu’une large majorité estime que la religion musulmane est incompatible avec les valeurs de la société française.

C’est pourquoi il faut lire Louve musulmane (éds L’Archipel, 200 p., 17 euros). Amale El Atrassi écrit que l’islam est une religion « dont de beaux passages enseignent le respect des femmes (…) la miséricorde et la compassion. » Elle l’oppose à l’islam «des illettrés (…) des incultes [qui] tente d’imposer des traditions archaïques ». Ou plutôt, qui s’en fait le reflet. La femme hors de ses murs, et même la préadolescente, « est un objet qu’on peut souiller en toute impunité » et la souillure infligée valorise aux yeux des hommes (voire des femmes « pieuses », complices de fait).

« L’ignorance est le pilier de l’islam des incultes. Et les femmes en sont les agents de transmission. » Lesquelles perpétuent des schémas de comportement. Ce qu’Amale El Atrassi, musulmane, refuse, et se refuse, tant en France qu’au Maroc ou en Tunisie ou ailleurs. Elle a rompu avec la tradition et à la rage succède la pitié. Les sœurs, le frère aîné, s’en sont sortis. Elle et ils n’appartiennent plus à la « galerie de pantins grotesques et brutaux qui croient vivre leur vie, ignorant que des ombres archaïques, aveugles et cruelles tirent leurs ficelles après les avoir vidés de leur substance. ».

Éternel débat

L’éternel débat est d’estimer qui d’Amale (et de son mari, lui aussi musulman peut-être) et des Choukri, le père, divers mâles de la parentèle, des soumises, l’emportera. C’est à la fois une question de foi (d’espoir) et de raison. N’en faisons pas une question de croyances, de certitudes immuables,  voire de profession (de qui professe sans vouloir savoir ou en éludant tout ce qui contredit sa cause).

Ce récit apportera sans doute autant de grain à moudre aux sceptiques, aux attentistes, qu’aux volontaristes (aux visions parfois antagonistes). Il atteste toutefois que l’islam n’est pas immuable, tout comme christianisme ou judaïsme ne l’ont pas été, avec des périodes de crispation, d’autres d’évolution (de laxisme, soutiendront d’autres). Toute spiritualité peut être un humanisme ou déshumanisante. Ne faisons pas des religions des essentialismes. Elles se valent toutes, en positif comme en négatif, en fonction de ce qu’il en est fait. Et les fidèles peuvent évoluer (même le père, Choukri, s’était opposé à la circoncision de son benjamin…).

On notera que parmi toutes les personnes qui ont soutenu Amale El Atrassi dans sa démarche d’écriture, les noms à consonance « bien de chez nous » sont très minoritaires dans les remerciements. Fait du hasard, peut-être, mais musulmanes ou hommes de cultures arabo-berbères sont nombreux à se ranger du côté de l’auteure. Elle n’est pas seule, ni si isolée, minoritaire. Moins sans doute qu’un Mohamed Merah pouvait l’être, même s’il n’était pas tout à fait isolé.

Adil Rashid a été élargi, soit. Mais que fait-on de sa madrassa ? Doit-on laisser les seules Amale la combattre, où qu’elle se trouve ?  Doit-on se résigner à la voir subsister hors de France ?

Selon Manuel Valls, ministre de l’Intérieur, divers prédicateurs étrangers vont être expulsés, dont surtout des imams radicaux, « dans les prochains jours ».

Ira-t-on plus loin, ne serait-ce qu’au niveau symbolique en, par exemple, prohibant la circoncision ou le baptême religieux pour les mineurs ? En quoi cela irait-il à l’encontre d’une quête spirituelle ? Faut-il seulement combattre l’islamisme radical ou toute forme de paternalisme ? Amale El Atrassi ne soulève pas frontalement cette question, mais elle subsiste. La question est aussi posée à l’abbé du foyer Saint-François (le nom a pu être changé) qui recueillait femmes battues et leurs enfants (et auquel Amale El Atrassi rend hommage). Peut-être, de même, aux sœurs El Atrassi…

Mercatique ou propagande ?

Depuis la sortie de son livre, Amele El Atrassi a confié à France 3 Centre qu’elle subissait « des pressions de plus en plus violentes ». De la part de son frère, Mustapha… Ce qui peut se concevoir, il n’est pas dépeint sous ses meilleurs jours (ni d’ailleurs éreinté) dans Louve musulmane. L’important est qu’elle puisse circuler librement dans sa ville, ne pas être en butte à des injures incessantes, voire des agressions. Jusqu’à présent, elle ne l’est pas (que je sache).

Dans Marianne, Martine Gozlan estime que « la dénonciation d’une  culture archaïque et de “l’islam des illettrés” constituent des tabous que bien peu, aujourd’hui, osent enfreindre dans l’atmosphère de mensonges pontifiants qui nous entoure. ».  Est-ce encore si vrai, ne s’agit-il pas déjà du reflet d’une culture archaïque qui s’autoalimente ? Certes, une majorité de Tunisiens de France ont voté Ennahda : attendons les prochaines élections tunisiennes (si elles ont lieu, car sait-on jamais ?) pour reprendre ce type d’antienne. Voyons aussi si une version en arabe de Louve musulmane verra le jour et qui la diffusera. Bref, ne désespérons pas trop, non plus de Billancourt (devenue banlieue cossue), mais de la banlieue tourangelle (ou vit peut-être l’auteure) et des autres, y compris, peut-être, de celle de Rabat.

Ce jour, où lit-on sous la plume de Lucien Sa Oulahbib une évocation d’Al-Farabi qui considérait que le Coran n’était pas « incréé », donc qu’il n’est pas intouchable ? Sur Kabyles.net. Un site fréquenté par des musulmans et des non-musulmans. De la louve apaisée, musulmane apaisante, on pourrait certes attendre, demander davantage. Relevons pour l’instant que s’il lui a fallu du courage pour s’exprimer, ce n’était pas de la témérité. Eh bien, saluons ce courage, réjouissons-nous qu’il ne soit plus aussi téméraire qu’on tente parfois de ne le faire croire…  La louve n’est pas que musulmane, elle est républicaine, et non agnelle.

Prochaine chronique de livre (et prochain article, si l’ouvrage me parvient à temps) : Scènes de la vie carcérale, chez Au Diable Vauvert (éd.), d’Aïssa Lacheb Bouakache. Aïssa Lacheb sera à la librairie Atout Livre, 203 bis, av. Daumesnil, à Paris, le vendredi 8 février au soir… On parlera peut-être de Louve musulmane (et de la famille Lacheb, de Reims).