Limoges : métiers d’art en péril

Plus qu’un bassin industriel, Limoges est le berceau historique des arts de la table, et plus précisément des arts du feu. Mondialement connue pour son savoir-faire dans les émaux d’art, la porcelaine industrielle, et la porcelaine d’art, la ville incarne un des joyaux du savoir-faire hexagonal. Mais plongée dans une conjoncture difficile depuis le début des années 80, la porcelaine de Limoges a bien du mal à se relever. Et elle fait décidemment l’objet de nombreuses convoitises! Combien de temps encore va-t-on laisser disparaître nos richesses ?

Deux siècles de rayonnement, trois décennies de déclin

C’est dès la fin du XVIIIème siècle qu’est apparu le travail de la porcelaine dans la région de Limoges. En 1765, des carrières de kaolin sont découvertes près de Saint-Yriex-la-Perche. Au tout début de son exploitation, les artisans utilisaient des fours à bois pour toutes les étapes de la fabrication. En 1840, la première machine à vapeur est installée et permet d’améliorer le marchage et le battage des pâtes. Un véritable tournant de l’industrie porcelainière intervient en 1856, avec l’arrivée du chemin de fer à Limoges. Dès cette date, l’exportation de la production se fait plus rapide et plus abondante (lien). Ainsi commence l’âge d’or de la porcelaine de Limoges. Cependant, la conception d’objets d’art reste un travail manuel, et l’innovation technique a ses limites. Refusant de faire toute concession en terme de qualité, les porcelainiers de Limoges voient alors leurs coûts de production s’accroître, face à la concurrence de sociétés étrangères au XXième siècle qui développent des produits d’entrée de gamme. Leur production est largement automatisée. En même temps, la baisse constante du nombre de mariages réduit la demande, et les ménages se tournent souvent vers des matériaux moins nobles comme le grès ou la faïence. Les chocs conjoncturels des années 70 affectent un peu plus les porcelainiers, et le début d’ouverture des marchés en 1986 les expose à une compétition inégale. Entre 1988 et 2003, les effectifs ont chuté de 45% (lien). Le secteur employait 8000 personnes en 1970, il n’en reste que 1000 (Le Monde, 3 juillet 2009).   

 

Limoges est aujourd’hui classée « pôle européen de la céramique », et accueille le siège du pôle nationale de compétitivité « Céramique » (lien). Mais cela ne suffit pas à affronter la conjoncture. D’abord parce que les porcelainiers exportent majoritairement aux Etats-Unis, et qu’un euro trop fort les pénalise depuis des années. Il semblerait aussi que les entreprises qui sous-traitent déjà à l’Est soient tentées de délocaliser vers la Chine (lien). En effet on reproche souvent aux porcelainiers de n’avoir pas su moderniser leur outil de production. Mais cette « modernisation » est-elle compatible avec les exigences des métiers d’art ? Ou le problème ne réside-t-il au fond que dans les coûts de main d’œuvre, face à la concurrence asiatique ? On ne le répète jamais assez mais depuis 2005, les porcelainiers de Limoges font face à la levée des quotas à l’export des pays asiatiques. Pourtant, un rapport très sérieux soulignait récemment que « si l’entrée de gamme permet une production mécanisée et délocalisée sur les produits basiques, les contraintes du haut de gamme, avec une fabrication largement artisanale, imposent le maintien d’un outil productif en Europe occidentale » (lien). A bon entendeur…

 

Une perte irréversible de savoir-faire ?

Reconnu pour ses célèbres manufactures de porcelaine, le bassin d’emploi de Limoges concentre la plupart des activités industrielles phares de la région (lien). Mais cela va-t-il durer ? La question peut paraître alarmiste. Pourtant, afin de protéger ses emplois et son savoir-faire, l’Union des fabricants de porcelaine de Limoges se bat pour essayer de préserver la production sur place (lien). Il s’agit de protéger le métier des dérives et des convoitises potentielles. Mais de quoi parle-t-on ici ?

 

Il faut savoir que les délocalisations vont bon train. En effet, le nom de Limoges se vend bien. Mais des sociétés en difficulté sont revendues à de grands groupes, qui délocalisent la fabrication et se servent des marques pour générer du profit, après avoir licencié les travailleurs qui ont bâti leur renom (lien). Cette pratique devenue monnaie courante est même une habitude révoltante, pour certaines multinationales. Si on se penche sur le cas du  groupe Amefa (n°2 des couverts de table en Europe), les faits sont éloquents. Les consommateurs ne connaissent pas vraiment le nom « Amefa » et c’est ce qui aurait poussé l’entreprise, selon certains (lien), à racheter Couzon en 2005, la fameuse coutellerie. Les conséquences ont été désastreuses : la plupart des emplois ont été supprimés, et la sous-traitance locale s’est effondrée (lien). Il est certain que Couzon était en difficulté à l’époque, mais elle n’a pas été rachetée pour être sauvée : Amefa a seulement gardé sur place la distribution, le marketing et le design, et une dizaine d’emplois pour la production des petites séries (lien). Afin de profiter de la renommée des couteaux de Thiers ? L’histoire pourrait bien se répéter. La presse révélait il y a quelques jours que Amefa souhaitait prendre le contrôle de Medard de Noblat, maison française fondée en 1836 (lien).

 

Que restera-t-il demain de cette entreprise emblématique de notre savoir-faire ? Et de la porcelaine de Limoges, si ce n’est qu’une étiquette, une marque qui fait vendre ? Ne devrait-on pas interdire ces pratiques, qui peuvent induire le consommateur en erreur ? Les salariés de Medard de Noblat seront-ils aussi demain, comme leurs anciens camarades de Couzon, sur le carreau ? Dans tous les cas, les grands noms de Limoges font des envieux, et ce n’est pas seulement vrai pour Medard de Noblat : des fonds d’investissement et des sociétés étrangères (selon Enjeux Les Echos) gravitent autour de nos marques locales depuis des années (par exemple, le fonds d’investissement TCR ou le russe Lukoil). Il est grand temps de prendre parti contre le pillage de l’industrie française. L’économiste Galbraith n’a-t-il pas dénoncé ce qu’il appelle « la prédation économique moderne » (lien) ?

 

Nos marques locales ont été construites patiemment par des générations entières de dirigeants et d’ouvriers. Mais ne vous étonnez plus si « parfois, le savoir-faire est galvaudé pour «cracher du blanc» sans se préoccuper de la qualité, afin d’arrondir les fins de mois » (lien). Et qu’on arrête enfin de nous brandir le sceptre de la récession : "Le marché des arts de la table est globalement en expansion dans le monde, avec l’hôtellerie et la restauration". Parce que, il est bon de le rappeler, il y a encore des patrons à Limoges qui osent clamer haut et fort : « Je ne sacrifierai ni l’image de marque ni la qualité pour des bénéfices à court terme"  (lien).