Des forces de l’Otan (et des États-Unis, de fait) sont engagées en Libye, dans les airs, plus discrètement au sol, depuis trois mois ce 19 juin. Une guerre civile plus rampante qu’accélérée s’est instaurée. Mais désormais, la partie orientale peut sécuriser les zones civiles qu’elle contrôle, les poches d’insurrection ouverte à l’ouest pourraient, si un cessez-le-feu intervenait, être mieux sécurisées. Mais comme depuis le début des opérations les civils non armés fuient, ou subissent en silence. Qu’importe pour nos dirigeants ?

Beau résultat à la veille de la fin du troisième trimestre d’opérations de l’Otan en Libye : 16 blessés (graves, handicapés, mutilés, légers ? on ne sait…) du côté des forces du Conseil transitoire libyen, du fait d’une frappe aérienne coalisée. Dans le quartier populaire tripolitain d’Al-Arada, un immeuble qui sera sans doute déclaré « centre de commandant » clandestin, bien évidemment, est détruit par on ne sait quelle frappe aérienne (missile, drone, chasseur-bombardier…) « présumée » de l’Otan. Bah, on nous dira que c’est une explosion due au gaz s’il n’est pas établi qu’un membre de la famille Kadhafi se soit rendu dans cet immeuble ou l’une des deux maisons voisines détruites. À moins qu’il se soit agi d’un dépôt camouflé d’armes de destruction massives, de Viagra par exemple… Cette fois, de cet immeuble, « des corps ont été retirés des décombres devant les correspondants de la presse internationale ». Encore, sans doute, une femme et des enfants victimes d’un accident de la route et placés là de toute urgence, mode « charnier de Timisoara ». On le « sait » (de source anonyme), le corps d’une fillette de Tripoli aurait été produit à la presse internationale pour dénoncer les bombardements coalisés alors que la mort découlerait d’une autre cause. Mais question propagande et contre-propagande, l’Otan n’a plus rien à envier au régime de Kadhafi.

Ce qu’on sait, car c’est officiel, mais les sources identifiées sont étasuniennes, c’est que les munitions employées proviennent désormais, sinon principalement, du moins très notoirement, des stocks des armées des États-Unis. Ce qui n’est pas disputé, c’est que des pays coalisés se sont retirés des opérations, que l’Italie l’envisage au terme d’un second trimestre, et que les marines et flottes aériennes des deux pays les plus « coalisés » (France et Royaume-Uni) seront bientôt arrivées à la limite de leurs capacités opérationnelles. Faute de moyens financiers (les deux pays sont lourdement endettés), faute d’effectifs matériels et humains (ils sont fortement engagés sur d’autres fronts), faute surtout de volonté politique d’admettre que l’aventure a trop duré, Cameron et Sarkozy réclament toujours la peau des membres de la famille Kadhafi (et tant qu’à faire, sur plusieurs générations, ce qui a débuté avec l’élimination de petits-enfants). En Libye, ce dimanche, ce n’était pas tout à fait la fête des pères, encore moins celle des enfants.

Le Conseil transitoire, amalgame hétéroclite d’anciens séides de Kadhafi qui pourraient eux-mêmes relever d’un tribunal international, d’islamistes déclarés reconvertis dans le féminisme et la laïcité, mais aussi de gens incapables de contrer leurs visées (retour de la royauté, affairisme, instauration d’une charia aménagée, &c.), n’est pas en mesure d’assurer quoi que ce soit. Ni la fin des combats, ni l’instauration d’une démocratie élective à l’occidentale (à moins de la financer massivement pour l’achat de votes tribaux et autres). En face, la relève immédiate du clan Kadhafi n’est pas davantage évidente. Mais on veut nous faire croire qu’il ne s’agit pas d’une véritable guerre civile, que Kadhafi n’emploie que des mercenaires ou des proches. C’est en partie vrai, divers « volontaires » étant contraints et forcés d’aller combattre. Mais tous ne rejoignent pas la cohorte du million de réfugiés entassés à Malte ou ailleurs dans des conditions parfois épouvantables (quand elles et ils ne se noient pas).

Attention, un million de réfugiés, ce ne sont pas « des pertes civiles » ; les noyées n’ont pas été encore coulées par des frappes. La coalition les évite, ces bavures. « Les pertes civiles signalées par le régime libyen relèvent de la pure propagande, » affirme très officiellement l’Otan.

Question propagande, dès le début du conflit, possiblement préparé en partie par des contacts des diplomaties occidentales, les choses ont été bien partagées. Certes, les rares bévues évidentes, comme le photomontage du quotidien The Sun (des insurgés survolés par des chasseurs provenant d’une image d’archives), sont plus nombreuses, question « réclame », du côté du régime, des loyalistes. Encore que le décompte soit difficile à établir.

François Bonnet, sur Mediapart tire « Les leçons d’une guerre imbécile… » (titre de son article). Il s’appuie sur les analyses de l’International Institute for Strategic Studies, et j’y relève que ce que j’avais envisagé, soit la formation, à l’ouest, d’une insurrection berbère indépendante des influences étrangères (du moins des plus évidentes), peut troubler le jeu des grandes puissances.

Danny Alexander, l’adjoint du ministre britannique des Finances, George Osborne, veut faire croire que les « centaines de millions » (de livres, dont la valeur est légèrement supérieure à l’euro) que coûte et coûtera l’expédition libyenne seront puisées sur « des réserves ». Leur existence est une bonne nouvelle pour les Britanniques subissant un lourd plan d’austérité. En France, pour les créer, ces réserves, faudrait-il envisager une nouvelle réforme, encore plus dure, des retraites ?

George Osborne avait précédemment indiqué que le coût serait de l’ordre « de dizaines de millions, non de centaines… ». Il vient d’être publiquement contredit. En France, à la centaine près, aucune information fiable ne filtre. La marine de guerre britannique considère qu’elle ne peut agir qu’un trimestre supplémentaire avant d’opérer des choix drastiques. En France, on en serait déjà, le mois dernier, à « 53 millions d’euros » de dépenses supplémentaires (Le Canard enchaîné, bénéficiant d’une fuite du ministère de la Défense). En Italie, Umberto Bossi exige de Berlusconi la cessation immédiate des opérations militaires (hormis le prêt de bases aériennes à des aviations coalisées) pour des raisons budgétaires : l’agence de notation Moody considère que l’Italie pourrait être à son tour défaillante.

L’administration de Barrack Obama traite avec les talibans en Afghanistan, ce qui n’a pas empêché la mort de nouveaux militaires français (on en est à 62, et les mutilés sont sans doute trois fois plus nombreux). En Libye, le Pentagone fournit encore la France et le Royaume-Uni en bombes guidées par laser gratuitement. Mais chichement. D’où, peut-être, l’emploi d’autres munitions et quelques autres victimes collatérales à venir. L’Allemagne, par la voix de Thomas de Maiziere (min. de la Défense), n’envisage d’appuyer une intervention des casques bleus de l’Onu (ou de l’Union africaine) que « si la Libye était partagée en deux et qu’il faudrait s’interposer entre les forces en présence. ».

Ronald Regean avait accéléré la chute du régime soviétique avec le bluff de la guerre des étoiles : la France et la Grande-Bretagne se sont bluffées elles-mêmes sur leur capacité à soutenir des efforts de guerre pour satisfaire les ambitions électorales de leurs dirigeants. Chine et Russie ne s’empressent pas de trouver une voie pour mettre fin au conflit libyen : ils investissent en Europe, et plus les conflits durent, moins le prix de leurs participations et prises de contrôle est lourd. Toutefois, l’envoyé diplomatique russe, Michaïl Marguelov, a rencontré le ministre des affaires étrangères tunisien, Mohamed Mouldi Kéfi, pour l’inciter à participer à une médiation entre le Conseil transitoire et le régime loyaliste libyen. L’Algérie s’inquiète aussi de la poursuite des combats et de leur issue, qui pourrait déstabiliser la région.

Asli Bali, de l’université de Californie (UCLA, Los Angeles), a fourni une tribune libre au Daily News (Égypte). « Un scénario très malheureux, mais de plus en plus plausible, impliquerait une “victoire” beaucoup plus semblable à celle de l’Iraq qu’a celle du Kosovo, soit une guerre civile larvée (…) conduisant à générer une autre génération de conflit, » estime-t-il. Entendez un conflit incertain, qui pourra paraître aussi interminable que le conflit israélo-palestinien. L’autre scénario, selon lui, impliquerait « la partition et la création d’une région autonome (ou un ensemble de provinces orientales) qui serait au final un protectorat de l’Ota. ». C’est faire peu de cas des zones insurgées de l’ouest de la Libye. De ce fait, le scénario réel pourrait tenir des deux envisagés par Asli Bali. Partition d’une part, conflit durable à l’ouest. Avec ou sans Kadhafi lui-même au pouvoir, et la question de son maintien au pouvoir ne semble plus tenir qu’à l’obstination de Nicolas Sarkozy contrecarrée par celle du clan Kadhafi, c’est ce qui risque de se produire. Faut-il encore trois mois de couteuses frappes affaiblissant la partie loyaliste pour en arriver là ?

C’est à présent toute la question qui devrait être frontalement posée aux dirigeants et parlementaires britanniques et français. Lesquels pourraient sembler davantage prompts à envisager de poser en compagnie d’Angela Jolie (venue à Lampesuda en cette soirée dominicale) qu’à rendre des comptes à leurs concitoyens. Mais cela exposerait à devoir répondre à cette autre question : peut-on à la fois prendre réellement en charge un million de réfugiés et continuer l’effort de guerre ?

À défaut d’obtenir des réponses, il serait grand temps que les éléments de réponse soient clarifiés. On attend…