« Touche pas au grisbi, s… ! ». La fameuse réplique des Tontons flingueurs, de Lautner, inspirée du titre du film de Jacques Becker, retentit, en version dialectale, à Benghazi, selon Charles Levinson, du Wall Street Journal. Syrte tombera sans doute aux mains des brigades de Misrata ou d’ailleurs après que, ce mardi, le Conseil national transitoire ait levé le voile sur ses comptes et bilans financiers. Une action peut-être… préventive. Pour la suite, le Qatar décidera…
Ernest Perochon, dans Les Gardiennes (1924), pas celles de la « révolution » libyenne, évoque « le trieur d’épis et le leveur de balles… ». Le temps est venu, semble-t-il, à Benghazi, pour convier les trieurs d’épis à venir vérifier les comptes des leveurs de munitions. Lesquels n’étaient pas tous conviés par les gouvernements et les Bernard-Henri Lévy à venir tendre la sébile à leurs frais.
En prélude à la divulgation, prévue ce mardi, de l’ouverture des livres de comptes officiels du CNT, Charles Levison, du Wall Street Journal, a pu les consulter et en donner un aperçu.
Environ 1,5 millions d’euros (2,6 m de dinars) ont été consacrés à des avances sur frais en numéraires, essentiellement au profit de frais de déplacement et de bouche de divers émissaires. « Ce qui fournira sans doute du grain à moudre à divers opposants politiques qui cherchent à mettre en cause l’intégrité de leurs rivaux, » conclut Ch. Levison.
On le sait, les membres les plus en vue du CNT, au moment de leur venue à Tripoli, se sont vus accuser d’avoir passé plus de temps à l’étranger qu’à combattre ou se pencher sur les besoins des diverses brigades. Mais l’essentiel de ce que dévoile le Wall Street Journal tient à la faiblesse des fonds répartis par le CNT et leurs diverses destinations.
Le CNT, au moment d’arrêter ses comptes, n’avait disposé que de 715 millions d’euros environ entre mars et fin septembre derniers. 80 % de ce montant aurait été dévolu à des salaires et notamment à des soldes, celles versées à des membres des armes de l’air, de mer, et de terre, qui avaient très vite ou par la suite déserté et rejoint Benghazi.
Je le relevais récemment (« Medialogy, Libyan Style »), derrière et entre les lignes, les brigades combattantes n’ont guère bénéficié de l’appui côtier des bâtiments de guerre venus de Benghazi, ni des unités de l’armée régulière, confinées en Cyrénaïque dans leurs rôles de formatrices d’une relève essentiellement locale.
Qui paye règne
Environ un dixième seulement du budget aurait été attribué à des autorités locales, mais l’article ne mentionne pas leur localisation. Si, à de rares occasions, la presse internationale a mentionné la présence d’ex-colonels sur les divers fronts, ces derniers semblent avoir surtout été des déserteurs ayant rejoint, de leur propre chef, des brigades combattantes de l’ouest, de Misrata, ou de diverses régions. L’un d’eux est Mukhtar al-Akhdar, ex-colonel originaire de Zintan. L’essentiel des combats ayant suivi la prise de Tripoli a été mené par des commandants autoproclamés. Les commandants des brigades islamistes de Cyrénaïque ont probablement bénéficié d’autres subsides que ceux provenant du pouvoir « central ». « Les milices rebelles ont été largement financées par d’autres canaux, tels des gouvernements étrangers sympathisants, comme celui du Qatar, et des ONG anti-Kadhafi, » indique Levison. Aussi, très certainement, ainsi que la presse le rapportait de temps à autre, par des industriels agissant de leur propre initiative. Muraja Gaith Soleiman, secrétaire d’État à la production pétrolière et aux finances, évoque des millions de dollars ayant alimenté ainsi les brigades combattantes.
« Les dépenses militaires dont nous pouvons faire état ne représentent que des gouttes d’eau… » (peanuts), a commenté M. G. Soleiman. Diverses milices de Cyrénaïque, celles de la Suraya al-Thuwar, auraient ainsi perçu au total 4,13 k€ ; effectivement, en pourcentage du total, ou même du seul montant des frais de déplacements, une misère.
Misrata, pour payer les salaires, a reçu moitié moins, à ratio de population égale, que Benghazi, largement épargnée par les combats. Mais Misrata aurait été alimentée par des fonds venus de Tripoli. Le seul revenu étranger clairement mentionné est un prêt du gouvernement turc.
Après Younès, un « comptable »
L’enquête sur l’assassinat du général Younès et de deux colonels se poursuivrait, mais une autre s’y ajouterait à présent. Elle porterait sur le récent enlèvement, lundi vers midi, d’un « employé » du ministère des Finances, accusé de « corruption » par un groupe armé aussi non (ou peu) identifié que celui ayant éliminé les officiers supérieurs.
Dans ces conditions, on peut comprendre que des brigades se livrent à des pillages systématiques, vendent des armes et munitions à des contrebandiers. Il est aussi concevable que la bataille de Syrte puisse évoquer une course contre la montre, les brigades de l’est espérant pouvoir s’emparer du centre-ville, de la médina, avant celles de l’ouest ou du sud.
Tripoli est à présent divisée en quartiers et zones contrôlées par des brigades qui rechignent à rendre compte à un conseil militaire formé essentiellement de Tripolitains de la capitale : les brigades du Djebel Nefoussa, celles de Misrata venues prendre part aux combats pour libérer la ville, s’opposent à celle d’Abdel Hakim Belhaj, le militant islamiste, qui collabore à son gré à ce conseil. Il serait aussi l’objet de critiques de brigades islamistes dissidentes.
Les brigades de Zintan seraient majoritairement loyales à d’anciens officiers ayant déserté tandis que celles de Tripoli seraient plus composites. Jabril aurait obtenu le soutien des brigades de Zintan, qui contrôlent l’aéroport civil, mais celles-ci se conduiraient à Tripoli comme en pays conquis, fortes aussi du soutien des Émirats arabes unis qui les alimenteraient en fonds.
Destructions massives
Josie Muscat, docteur en médecine et homme politique maltais, de retour d’un voyage en Libye, a confié au Malta Times ses impressions. Misrata n’est plus qu’un amas de débris dont le principal hôpital en ruines témoigne des destructions indiscriminées : si Josie Muscat n’attribue pas la responsabilité des destructions à une partie (les forces aériennes coalisées) ou une autre (les forces kadhafistes), il estime que la plupart des victimes sont des civils et des combattants des brigades. À Syrte, il n’y a plus que le rez-de-chaussée du principal hôpital qui subsiste à peu près intouché. Tous les étages sont détruits, les brigades assaillantes les ayant pilonnés pour en déloger les tireurs embusqués. Amère victoire.
Liam Fox, le ministre britannique de la Défense, assure de nouveau que les frappes coalisées évitent de détruire les infrastructures civiles : c’était inexact, cela le devient dans la mesure ou l’artillerie, les missiles et les tanks des brigades s’en chargent, pour l’emporter sans trop risquer de perdre des combattants en trop grand nombre.
Le général Ralph .J. Jodice, de l’armée de l’air américaine, depuis Bruxelles, Naples, ou Bologne, semble à présent décider de la coordination des frappes aériennes. Lesquelles ne viseraient plus que des véhicules isolés opérant à découvert. Mais l’Otan continue de soutenir qu’à Syrte ou Bani Walid, en dépit des évidences, les khadafistes empêcheraient les civils de fuir. En fait, ceux qui l’ont pu, soit ceux disposant de moyens pour ce faire (véhicules et carburant), l’ont fait massivement.
Bani Walid ou Syrte sont majoritairement peuplées de Warfalla, tribu dont sont aussi issus Mahmoud Jabril et Abdul Hafiz Ghoga, du CNT de Benghazi, ville où certains de ses clans (ou bayts, maisons) sont très présents. À Bani Walid, les brigades du CNT voulaient prioriser la prise de l’aéroport. Mais les autres, venues de diverses localités, voulaient foncer sur le centre de la ville.
Selon Gérard de Villiers, interrogé par Atlantico, il y a « très peu de katibas [brigades] reliées à la Cyrénaïque. ». Pour lui, « le CNT, aujourd’hui, est une organisation fantôme ». Le Qatar, mais aussi d’autres États du Golfe, appuient surtout des bridages islamistes, selon G. de Villiers. Et ce serait le Qatar, après avoir fait tirer les marrons du feu par la France et les autres coalisés, qui détiendrait la clef du futur pouvoir. Il relève aussi : « j’ai été à Benghazi, chez des gens extrêmement riches, qui n’ont pas fait leur fortune depuis février et la révolution. ». Mais il n’est pas sûr que ces amis de Bernard-Henri Lévy aient, demain, la haute-main sur la Libye. Le « retour sur investissement » promis par Alain Juppé s’est surtout concrétisé à présent par la reprise, par le Qatar, de Dexia Bil (Banque internationale du Luxembourg), mais aussi de KBL, banque privée, filiale du groupe belge KBC.
Les destructions massives, et leurs bénéficiaires, ne sont pas forcément de la nature de ce que l’on croyait… ou rêvait. Nicolas Sarkozy devrait sans doute en discuter avec Cheikh Hamad bin Khalifa al-Thani, l’émir du Qatar. Mais sans doute pas en position de force, plutôt d’obligé.
En gros, Sarkozy s’est hissé sur ses talonnettes et a revêtu le hausse-col du chef de guerre, nous laissant la note. Mais c’est l’émir du Qatar qui raflera la mise.
En mars 2010, Sarkozy avait fait de l’émir un grand officier de la Légion d’honneur puis, en janvier dernier, actionné Platini pour qu’il appuie la candidature du Qatar pour la coupe du monde de foot en 2012. Il a aussi appuyé la reprise du PSG.
Pour les liens entre la France et le Qatar, voir :
[url]http://www.slate.fr/story/39077/qatar-france[/url]
Sur le site [i]La Lettre du Sud[/i], Nicolas Beau, spécialiste de la Tunisie, consigne que les liens entre l’émir du Qatar et la famille Ben Ali étaient étroits.
« [i]Le Parquet de Bruxelles, saisi par Paris, a découvert que six sociétés, cinq belges et une anglaise, représentaient à la fois l’Emir du Qatar et Slim Chiboub. Lorsque ce dernier et son épouse Dorsaf acquièrent un bel appartement à Paris, avenue Kléber, c’est le généreux émir qui signe le chèque de 1, 25 million d’euros. Un beau geste, explique le gestionnaire de fortune de Chiboub, pour remercier ce dernier de tout le travail bénévole effectué pour aider l’émir dans ses projets balnéaires à Gammarth.
Il est vrai que Slim Chiboub, aidé de l’homme d’affaires et ami de MAM, l’ex ministre française de la Défense, ont veillé de près à la construction d’une belle marina à Gammarth. Les parents de MAM devaient aussi y avoir leur pied à terre, si le régime avait duré.
Entre Bruxelles, Paris, Gammarth et le Qatar, les montages du clan étaient particulièrement sophistiqués[/i]. ».
C’est bien sûr pour protéger les civils et instaurer la démocratie que les coalisés, sous la houlette de Sarkozy, ont renversé Kadhafi. Lequel, faut-il le rappeler, était aussi, sur le tard, devenu un ami de la famille Ben Ali.
On nous prend vraiment pour des truffes.