Il n’est guère gratifiant d’avoir eu « raison » quand on aurait souhaité l’inverse. De plus, celles et ceux d’un avis contraire vous pardonnent plus volontiers de vous être trompé que de dissiper leurs illusions. En Libye, aucune solution rapide, après cinq semaines d’opérations militaires coalisées, ne permet d’envisager à court terme une solution satisfaisant l’une, l’autre, ou encore de tierces composantes. Toutefois, la résistance des groupes de combattants insurgés de Misrata, peut-être celle d’autres localités à l’ouest et au sud de Tripoli, laisse présager que le régime de Kadhafi devra renoncer à son hégémonie.


Aux abords de Misrata, les pilotes coalisés pourraient – si leur armement le leur permettait – faire des ravages en mitraillant des jeunes de quinze à dix-neuf ans. Ce ne sont pas des civils puisque, tout comme les adolescents insurgés, ils sont armés. La différence est que la plupart ne sont nullement volontaires pour affronter les groupes insurgés et que, s’ils refluent, ce sont leurs propres camarades qui ont l’ordre de les viser. Le régime de Kadhafi vient en effet de mobiliser les élèves des écoles militaires : n’imaginez pas tout à fait des prytanées comme celui de La Flèche. En Libye, pour espérer un emploi sans bénéficier d’appuis familiaux, mieux vaut avoir été formé dans un collège technique militaire puis avoir accompli ses obligations dans l’armée. Beaucoup de ses écoles ayant fermé jusqu’à nouvel ordre, leurs élèves ont été réquisitionnés, formés intensivement quelques dizaines de jours, puis sous prétexte d’exercice de tirs, amenés aux portes de Misrata avec l’obligation de progresser sous le feu adverse et d’investir la ville. Déjà, l’emploi de missiles à tête à uranium appauvri contre les forces loyalistes pose problème : ce ne sont pas que des militaires pro-Kadhafi qui risquent des séquelles (tumeurs, malformations) s’ils survivent aux frappes coalisées.

Certains de ces « volontaires » seraient peut-être tentés de rejoindre le camp adverse… Je me souviens d’un « Malgré nous » qui, avec deux autres Alsaciens, avait déserté la Wehrmacht pour passer à « l’ennemi » : copieusement rossés par les GI auxquels ils s’étaient rendus, ils avaient finalement opté pour s’échapper et rejoindre les lignes allemandes. Du ciel, la guerre est peut-être « jolie », mais au sol, elle est souvent absurde et on peut comprendre que les coalisés ne soient pas ardemment disposés à déployer des troupes au sol. Violer les dispositions de la résolution 1973 n’est qu’un aspect du problème.

Les troupes internationales aguerries déployées en Afghanistan n’éprouvent plus vraiment d’hésitation lorsqu’il faut tirer sur des vieillards accompagnés d’enfants : c’est de leur survie qu’il s’agit. À Tripoli, selon la presse britannique, des groupes d’opposants envisageraient de recourir à des attentats suicidaires. Sans doute pas, déjà, à l’Afghane ; mais les plus déterminés finiront sans doute par ne plus trop se soucier des « victimes collatérales ». Kadhafi devra-t-il « rejouer » la bataille d’Alger ?

La crise de Suez a été évoquée maintes fois (ce fut même l’une de mes premières références), peu souvent Buda et Pest (j’y ai fait allusion voici peu) en 1956. Les insurgés hongrois avaient été totalement lâchés par les Occidentaux et les chars russes (2 000), des le 4 novembre, investissent la capitale avec, à leur suite, des milliers de fantassins soviétiques. L’immense différence entre Budapest et Tripoli ou d’autres localités libyennes est que les troupes soviétiques n’éprouvaient pas ou peu de réticences à « neutraliser » des civils, de commettre des « bavures ». On peut évidemment penser que les troupes les plus loyales à Kadhafi, qui auraient – le régime le dément – utilisé à Misrata des bombes à fragmentation, ou les « mercenaires » enrôlés, ne seront pas beaucoup plus tourmentés par des états d’âme que certains militaires français en Côte d’Ivoire. Mais une guérilla urbaine est beaucoup plus difficile à mater – sauf si elle désespère, comme les Communards de Paris – que des « soldats de l’An II » du type de ceux de Benghazi. L’inconvénient, aux yeux des coalisés notamment, c’est que, même fractionnée, même divisée, une résistance urbaine finit par générer des personnalités dont la légitimité paraîtra plus incontestable que celle d’un Moussa Koussa ou d’un Mahmoud Jibril.

D’où, sans doute, les hésitations à fournir en armes ces insurgés de Misrata ou d’autres localités, que ce soit par l’intermédiaire de Benghazi ou directement.

Le Washington Post a imprudemment évoqué que les « plus actifs » des coalisés allaient manquer de munitions de précision. Ce n’est pas tant le manque de munitions que leurs coûts, pour des résultats parfois insuffisants, ou peu « rentables », qui peuvent peser dans la balance. Certes, le moindre déplacement de Nicolas Sarkozy en province équivaut à de multiples missions au-dessus de la Libye et le chef des armées dispose, de fait, d’un pouvoir régalien. Il n’en est pas tout à fait de même pour son homologue britannique, David Cameron, qui n’a pas qu’un Denis Brauman à contrer. L’ancien président de Médecins sans frontières peut bien, sur France Inter et pour Rue89, considérer qu’il ne trouve pas cette guerre ni légitime, ni gagnable, ou que l’époque « où il était envisageable d’aller révoquer des dirigeants (…) de choisir les régimes qui convenaient aux puissants est révolue. ». Son opinion ne pèse pas plus que celles des manifestants opposés à la réforme française des retraites. Il se trouve qu’au Royaume-Uni, d’autres voix sont entendues, et qu’en Belgique, au Danemark, au Canada, Norvège, dans les rares pays européens dont les forces aériennes participent à des frappes, le volontarisme d’un Nicolas Sarkozy n’en impose guère.

La Belgique, par la voix de Steven Vanackere, son ministre des Affaires étrangères, n’aurait pas été sollicitée par l’Otan pour consentir un effort supplémentaire : traduisez, l’Otan, connaissant d’avance la réponse, a préféré s’abstenir. Le Canadien Stephen Harper attendra les élections du 2 mai pour aviser. Le Danemark, dont un éminent représentant, Anders Fogh Rasmussen, secrétaire général de l’Otan, ne croit pas une solution militaire même si les bombardements se poursuivaient « jour et nuit », a déjà consacré 4,2 millions d’euros aux opérations (et envisage, au seul rythme actuel, une dépense mensuelle de 5,4 millions d’euros). La Norvège, dirigée par une coalition, a vu l’une de ses composantes se raviser et la ministre des Affaires étrangères, Grete Faremo, a clairement indiqué qu’il n’était pas question d’armer le Conseil national libyen.

Bref, la volonté élyséenne, qui était de plus longue date que l’intervention armée, de placer des dirigeants si possible choisis à la tête de la Lybie, est caduque. L’échec militaire est patent, l’échec diplomatique est flagrant. Cela ne signifie pas que le régime de Kadhafi soit si solide, qu’il puisse durablement s’exercer hors de ses réticents – pour partie – bastions. Tant pis, hélas, pour les civils libyens, en particulier les opposants avoués, dissimulés, ou apparemment trop « neutres » pour ne pas risquer des représailles. « Tant mieux », pensent peut-être ceux qui, en Libye, espèrent renverser ce régime en ne le devant surtout qu’à eux-mêmes, et pas forcément aux chefs de file du Conseil de Benghazi. L’inconvénient éventuel, aux yeux de Nicolas Sarkozy et d’autres, c’est que ces possibles futurs dirigeants ou personnalités influentes n’auront peut-être pas la même conception de la répartition des rôles entre secteur public et secteur privé que ce que laisse entendre l’actuel Conseil national. L’ennui prévisible, s’ils venaient à réussir, c’est que la Tunisie et l’Égypte voisines ne trouveraient peut-être pas en eux les partenaires souhaités par l’Alliance atlantique ou divers milieux d’affaires internationaux. C’est sans doute ce que souhaitent la Russie, la Chine, d’autres pays, dont l’attitude ne vise pas tant à donner un répit au régime de Kadhafi qu’à pouvoir traiter avec qui sera en mesure de le faire (au besoin, Kadhafi inclus).

L’éditorial du Daily Mirror se conclut ainsi : le pays a le droit de savoir quelles sont les réelles intentions de David Cameron car « la Libye est une question de vie ou de mort pour nos forces armées » (ce qui est une allusion indirecte à la guerre afghane et aux réductions drastiques du budget militaire britannique). La coalition gouvernementale britannique est fragile. Il en est de même dans nombre d’autres pays. En France, les déclarations cafouilleuses de Gérard Longuet, ministre de la Défense, sur une sortie de la résolution 1973, ont été retoquées par Alain Juppé, ministre des Affaires étrangères, et son homologue britanniques, pour lesquels cette résolution est un cadre suffisant. En réalité, personne ne sait plus sur quel pied s’appuyer. Lord Dannat, l’ancien chef d’état-major britannique, préconise d’armer et d’instruire les troupes du Conseil national, et d’obtenir une nouvelle résolution des Nations unies. La cacophonie prédomine.

Ah, aux toutes dernières nouvelles (Al Jazeera, entre autres), certains combattant du Conseil à Benghazi seraient désormais équipés de gilets pare-balles. Lesquels seraient peut-être plus utiles aux insurgés de Misrata. Mais c’est un choix qui n’a pas encore été fait. Tiens, au fait, pourquoi ?