Ce ne seraient pas que des armements individuels mais aussi des chars « légers » et des missiles Milan qui auraient été fournis aux rebelles du djebel Nefoussa, au sud de Tripoli. Il est bien sûr souhaité par Nicolas Sarkozy que les commandants de ce secteur ne s’en servent pas que pour défendre les populations locales mais aussi afin d’aller déloger Kadhafi de Tripoli. Cela pourrait lui permettre de remporter son pari. La suite reste fort incertaine. La France pourra-t-elle s’en laver les mains ?

Kadhafi avait promis de faire égorger tout Benghazi (la presse internationale). Or, s’il a bien déclaré qu’il nettoierait la rébellion « maison par maison », tout comme Sarkozy allait nettoyer la racaille des banlieues « au Karcher », on n’a pas beaucoup vu l’un et l’autre sur le terrain. Ce qui fait qu’on ne pourra pas écrire que Sarkozy en aurait profité pour subtiliser au passage la Rolex d’un dealer. De même, on ne peut imputer à Kadhafi lui-même d’avoir profité de l’aubaine en liquidant l’amant ou le mari de sa femme, en se débarrassant d’un créancier ou d’un trop mauvais payeur.
La Cour pénale internationale, qui se doit de préserver un certain degré d’impartialité, a dû en convenir, les représailles n’ont pas entraîné des milliers de morts (antienne de la presse internationale). Quant aux réfugiés, ils sont sans doute autant le fait des partisans du Conseil transitoire que du régime loyaliste, dans des proportions bien ardues à déterminer.

Deux éléments nouveaux sont intervenus sur le terrain. La prise d’un dépôt d’armes et de munitions par les troupes de Benghazi, l’établissement d’aérodromes de fortune par des insurgés, berbères notamment, du djebel Nefoussa. On ne sait si dans les deux cas des forces aériennes et terrestres coalisées ont permis directement ces résultats mais il est établi que les insurgés du sud montagneux de Tripoli ont bénéficié de largages d’armes, munitions, et missiles français Milan. Dans les deux cas, c’est certes bénéfique pour les populations attaquées par les troupes loyalistes, en tout cas dans un premier temps. Dans un second, il n’est pas sûr que cela serve vraiment les intérêts du Royaume-Uni et de la France et leurs semi-obligés du Conseil transitoire. Mais pour qu’un Sarkozy radieux déclare Tripoli « par elle-même libérée », ces deux faits seraient des succès si – mais seulement si – les détenteurs de ces armements avaient vraiment envie de progresser vers la capitale libyenne ainsi encouragée à renverser le clan Kadhafi.

Après, que Tripoli se transforme en une Bagdad méditerranéenne du temps des débuts de l’intervention américaine, peu importe. Qu’ensuite la Libye finisse par évoquer l’Irak actuel, ce n’est pas le souci d’un Sarkozy. Cela devient celui des Britanniques. Lesquels sont moins en moins sûrs que leurs contacts tripolitains, soit d’anciens séides du clan Kadhafi prêts à réprimer comme en Égypte l’armée le fait, puissent asseoir leur autorité. Puis convenir de la partager avec ceux de Benghazi et du djebel Nefoussa.

L’idée est bien sûr de ne pas reproduire trop vite le fiasco de l’Irak, donc de ne pas démanteler tous les soutiens de Kadhafi qui pourraient collaborer. Aussi, dans ce cas spécifique, ne pas s’aliéner tout de suite la 17e brigade « fébruaire » (dite « de Février ») du CNT. Celle-ci est composée d’anciens combattants islamistes se disant à présent simplement islamiques (à la « turque », pour résumer).

En très court, il s’agit de trouver les Maurice Papon locaux et de leur donner des garanties. Il convient aussi de faire admettre au CNT que ces Papon ne liquideront pas progressivement tous ceux qui, hormis les anciens dignitaires du régime, leurs ex-amis ou adversaires, prêts au compromis, pourraient s’opposer à se voir confisquer la « victoire » des coalisés et de leurs protégés.

On ne sait trop si le parachutage d’armes françaises dans les montagnes du front sud de Tripoli a obtenu ou non l’aval de Londres. Le commandement de l’Otan n’aurait pas été vraiment informé, si ce n’est postérieurement. Bizarrement, Mahmoud Shamman (Benghazi) a déclaré que le CNT n’avait pas sollicité cet appui que Paris espère décisif. On ne sait non plus si ces opérations de parachutage ont pu s’effectuer depuis des pays africains voisins ou avec l’aide logistique des forces aériennes de soutien étasuniennes.

Ce qu’on sait ne tient qu’à des déclarations de membres de la coalition, comme celle d’Hans Hillen (Pays-Bas) qui ne sait trop ce que sera la situation fin septembre prochain. Toujours est-il qu’il considère « naïve » la notion que la poursuite des combats aura raison de la volonté du clan Kadhafi de se maintenir en place. « La Libye est trop grande, » considère le ministre néerlandais de la Défense. Trop diverse aussi, peut-on ajouter. Peut-être convenait-il de s’en rendre compte auparavant. Mais, indique en substance Jean-François Bureau, du ministère français de la Défense, il est désormais trop tard pour reculer ou trouver une voie de sortie. En clair, il faut coûte que coûte avoir raison des Kadhafi. C’est la docta (ignorentia ?), la doctrine élyséenne.

Jusqu’au dernier Libyen s’il le faut. Heureusement, pour le dernier missile à uranium appauvri (pas forcément en conséquences néfastes durables), le stock des munitions est tellement amenuisé qu’on peut en espérer l’épuisement, et donc un ultime largage assez proche. Sur des cibles militaires ou civiles (la banque centrale libyenne par exemple, d’autres infrastructures sont détruites en vue de « mettre à genou » Kadhafi, accessoirement les Tripolitains aussi, pour qu’ils se rendent ou rebellent).
L’ennui, c’est que larguer des bombes moins sophistiquées conduit aussi à frapper par erreur des habitations, voire des marchés (dernière déclaration de Tripoli, sujette à caution : huit morts sur un marché de Taouargha…). L’Allemagne acceptant désormais de fournir des bombes aux aviations coalisées, cela permettra peut-être de « redresser » le tir.

Cette guerre contre Kadhafi – avec pour figurants des civils armés ou non, des militaires loyalistes pas forcément ravis de risquer leur vie – présente quelques inconvénients latents pour la France. Sarkozy remercié ou non, il faudra éponger la note. Et puisque la France l’a voulue le plus fort, au point peut-être de faire cavalier seul, il semblera logique à ses partenaires qu’elle la couvre en majorité.

Cette guerre devenue personnelle se répercute quelque peu hors de Libye. En Égypte, certains en tirent profit, d’autres (devinez lesquels…) s’en retrouvent appauvris. En Tunisie, les personnels des ONG et les riches réfugiés libyens ne compensent pas la désertion des autres « touristes ». Les réfugiés des pays africains n’envoient plus d’argent à leurs familles. Contrairement à ce qu’on nous serine, Kadhafi ne paie pas des hordes de mercenaires africains mais plutôt des bédouins et des techniciens d’Europe centrale. Les combattants libyens qu’il faudra désarmer, les grands blessés, devront être pris en charge ou tenteront, pour ceux le pouvant, d’émigrer.

Pour le moment, tant la Tunisie que l’Égypte tentent de traiter commercialement avec les deux camps. Au point peut-être de trouver quelques arrangements pour contourner l’embargo sur les exportations de produits pétroliers (selon des circuits internationaux difficiles à cerner). Les douaniers tunisiens sont supposés empêcher que des armes transitent vers les insurgés ou vers les forces loyalistes. Mais les vivres passent de nouveau. Ce qui réjouit certains mais ne compense pas le surplus de dépenses en eau, électricité, médicaments… qu’occasionnent les réfugiés (désormais omniprésents à Djerba, représentant la moitié de la population de Tataouine, &c.). À Gardane, où des Tunisiens favorables au régime libyen (et aux opérations d’import-export surtout) restent nombreux, la tension serait palpable.

L’opinion tunisienne, dans son ensemble, est plutôt favorable aux insurgés mais craint aussi que, s’ils échouaient, le vainqueur (de Kadhafi ou de l’insurrection), se tourne vers d’autres marchés. D’autres craignent que, si la future Libye se retrouvait divisée en trois entités, des islamistes confortent les formations religieuses et politiques tunisiennes.
Dans les camps de réfugiés en Tunisie (mais tous les réfugiés libyens ne sont pas dans ces camps, loin de là), les affrontements entre Libyens de diverses régions restent verbaux (qu’ils soient pro ou anti-Kadhafi). Les officiers et soldats qui désertent ne rejoignent pas forcément l’autre bord (en repassant clandestinement au djebel Nefoussa).

Cela étant, le Conseil va bientôt faire figurer « sécurité nationale » en arabe et amazigh (berbère) sur les futurs uniformes de ses policiers. C’est un signe de reconnaissance unitaire.

La Russie tente, sans trop s’impliquer, de faire valoir qu’un règlement politique du conflit est encore possible (déclaration de ce 29 juin du ministère des Affaires étrangères russe à Novosti). L’Onu essaye de favoriser « des pourparlers indirects » entre au moins deux des parties (Benghazi et Tripoli). Mais il n’est pas exclu que Nicolas Sarkozy gagne son pari, soit avoir « la peau » de Kadhafi. La décision de la Cour pénale internationale, qui revient à laisser entendre que l’immunité sera accordée à ceux qui lui livreront Kadhafi, peut influer. Le fait que le lait pour les nouveaux nés manque à présent à Tripoli, tous comme les médicaments, peut tout autant influer.
Dans quel sens, cela reste à vérifier…

Bien sûr, « on » dira par après que Kadhafi aura sacrifié jusqu’au dernier Tripolitain s’il persiste à s’accrocher au pouvoir. Les remplaçants de Kadhafi le clameront. Des Libyens aussi sans doute. Mais il n’est pas sûr qu’ils conservent tous ce sentiment très durablement. En Égypte, rapporte Omar Benderra sur Info-Palestine, la population se moque des débats sur la constitution : « Les gens s’en fichent, ils veulent la vraie dignité : celle du travail, du pain et de la justice. ». Restera, non à Nicolas Sarkozy, mais à la France, de favoriser l’accession au travail, au pain et à la justice. Si elle en est capable… Mais pain et justice, étaient-ce bien les visées de la coalition, se demanderont les Libyennes et les Libyens…