Était-ce trop tôt ? Non, bien sûr, estiment sans doute de très nombreux Libyens, assurément majoritaires. Oui, peut-être, pensent les sceptiques qui doutent aussi de leur propre appréciation. Certainement, commencent à croire celles et ceux qui, observant les événements actuels, s’interrogent… La chute du régime de Kadhafi ouvre, pour les Libyennes et les Libyens, les voies d’un avenir incertain.
Mouammar Kadhafi certainement exécuté, Muatassim, son fils, aussi. Après tout, il s’en était fallu de peu pour que la famille royale française, Louis, Marie-Antoinette, et leurs enfants, subissent illico le même sort. Déférés devant un tribunal libyen, les Kadhafi auraient sans doute connu aussi le même destin, la peine de mort n’étant pas en voie d’abolition en Libye… Bon, évidemment, cela fait désordre : le corps du fils Kadhafi, exposé auprès de la dépouille de son père, révèle de nombreuses brûlures de cigarettes (« Yesterday his body, scarred by numerous cigarette burns, was laid out beside his father’s in a makeshift mortuary at an old meat store in the coastal city of Misrata… » : Daily Mail). Mégots loyalistes ou mégots révolutionnaires ? Dans la confusion, allez savoir, n’est-il point ?
Reste Seif el-Islam, dont on ne sait trop, ce samedi 22 octobre, s’il est blessé, pris, ou mort.
Le Daily Mail, mais aussi d’autres journaux britanniques, s’interrogent : combien de dégâts pourrait encore infliger Seif à la Grande-Bretagne ? C’est bien sûr d’abord Tony Blair et Gordon Brown qui sont visés. Le Daily Mail a interrogé l’ex et actuel premier secrétaire de l’ambassade de Libye à Londres, soit le même personnage. C’était l’interlocuteur de Seif el-Islam à Londres, c’est désormais celui de David Cameron. La discrétion diplomatique reste identique, mais ce fidèle serviteur de son pays se souvient que Seif, radieux, parlant du gouvernement britannique, s’était exclamé : « nous les avons achetés ! ».
Combien ? Lui seul, Seif, saurait le dire… s’il comparaissait devant un tribunal, conclut Richard Pendlebury. En fait, sa soeur, Aicha, dont le CNT réclame l’extradition à l’Algérie, en sait peut-être tout autant sur les gouvernements ou les présidents du Royaume-Uni, de la France, de la Russie, et de quelques autres pays. Juriste internationale, Aïcha Khadafi n’était pas que « la Claudia Schiffer du désert », comme elle avait été surnommée. Ancienne « ambassadrice de bonne volonté » des Nations unies, elle était aussi apparue à l’international, en tant qu’avocate, lors du procès de Saddam Hussein. Il sera a priori difficile de l’extrader, d’une part parce qu’elle est la mère d’une fille, Safia, d’un peu moins de deux mois, mais aussi en raison des exécutions de son père et d’au moins l’un de ses frères. Gardera-t-elle le silence ? Combien de temps ?
Coup d’État raté
Sa capacité de nuisance ne s’exercerait sans doute pas en ralliant les anciens partisans de son père en exil, mais à Tripoli et à Benghazi même. Car ce qui est effectivement à présent une révolution, et risque de le rester, voire de générer une seconde révolution, a débuté comme un coup d’État raté. Préparé par quelques proches du régime avec l’assentiment et l’appui de diverses puissances étrangères, dont la France, le soulèvement massif de Tripoli n’a finalement jamais eu lieu. C’est celui de Misrata, puis les révoltes du Djebel Nefoussa, et même le sentiment, à Syrte incluse, qu’il fallait tourner la page des Kadhafi, qui ont conduit à la situation actuelle, soit une suite de victoires militaires qui auraient été inenvisageables sans le rôle essentiel de l’Otan, du Qatar, et de quelques autres pays.
Mais la relève de l’ancien pouvoir est plus qu’incertaine. Les Kadhafi, Aïcha incluse, sont discrédités, non seulement en raison de la dureté de leur régime, mais parce qu’il apparaît que la famille avait placé plus de 200 milliards d’USD en investissements divers et comptes bancaires et avoirs à l’étranger. Soit 30 000 USD par tête d’habitant. Le double des estimations initiales, selon le CNT. Le double du PIB libyen 2010. Ajoutez à cela les photos des diverses luxueuses résidences, des limousines et voitures de sport, et la cause est entendue, même si ce montant faramineux était exagéré. L’exagérer est d’ailleurs à double tranchant puisque, de partout, les Libyennes et les Libyens réclament des subsides. Car hormis les affidés des brigades islamistes, alimentés directement par le Qatar, les Libyens tirent la langue. S’il prenait l’envie aux Kadhafi survivants de sortir quelques dossiers, par la bande, et que les participations dans certaines entreprises étrangères (par exemple Pearson, éditeur du Financial Times, la Juventus et la banque UniCredit, entre autres) étaient voilées par un rideau de fumée, la situation pourrait devenir explosive.
Car, de fait, elle est pré-explosive.
Désillusions à Benghazi
La censure s’exerce de nouveau à Benghazi. Oh, pas vraiment à l’ancienne. Les radios sont plus habilement contrôlées, mais les samizdat, les chansons circulent, sans que leurs auteurs soient pour l’instant traqués. La révolution commence à être estimée confisquée par ceux-là même qui l’ont le plus ardemment souhaitée, soutenue, par leurs dires et par leurs actes. « Nous ne resterons pas silencieux, » confie le jeune chanteur Youssef al-Bruki, alias MC Swat, au Los Angeles Times.
Le CNT a dévoilé son budget, mais pratiquement personne ne convient de sa transparence. Monsef Hamzellow, l’un des créateurs des quelque 120 nouveaux titres de presse, commence à mettre en cause la gestion du CNT. Enas al-Drisey a formé un mouvement à l’intitulé explicite : Take Back the Revolution et fondé La Réalité, le premier titre se positionnant en tant qu’organe de l’opposition.
Al-Jazareera avait créé un « Benghazi Live Blog ». Ce jour, la dernière entrée remonte à deux semaines et cinq jours. Il n’a jamais été fortement alimenté, ce qui s’explique aussi par les difficultés de se connecter à l’Internet en Libye. D’ailleurs, les commentaires du blogue principal étaient surtout alimentés par des Libyens de l’étranger (et des non-Libyens). Pour ces Libyens, l’heure est aux réjouissances, et très peu regrettent que des Kadhafi aient été exécutés, considérant qu’ils le méritaient amplement. Mais l’Internet pourrait servir de vecteur, demain, à tous, aux satisfaits comme aux mécontents.
Les deux exécutions, même si elles sont la manifestation d’un profond dégoût à l’égard du père et du fils Kadhafi, marquent néanmoins un certain degré d’indépendance si elles sont bien le fait d’un réflexe (et si elles n’ont pas été en fait ordonnées, soit parce qu’une fatwa avait été lancée depuis, d’ailleurs, la chaîne Al Jazeera, soit pour de plus obscures raisons).
Le CNT, à Benghazi, avait laissé le choix aux milices : soit elles désarmaient, soit elles rejoignaient les divers fronts. Elles ont majoritairement choisi la seconde option. Mais leurs blessés refluent et disent, comme le rapportent Reuters et L’Express : « Ils exploitent notre sang, ils ont des voitures et des maisons luxueuses pendant que nous souffrons. ».
Une vraie révolution ?
Il serait très condescendant d’estimer que les Libyennes et les Libyens ne peuvent réussir une révolution. Ils en sont tout autant que d’autres capables. Il reste à espérer qu’ils le pourront sans interférences extérieures. Il conviendrait aussi de ne pas les prendre pour des demeurés, et ne pas travestir la réalité. L’hôpital principal de Syrte a été pratiquement totalement détruit, pour en déloger les tireurs embusqués, et seul le rez-de-chaussée subsiste, de l’intérieur, à peu près intact. Mais quand on lit Bernard-Henri Lévy, cela donne : « lorsqu’un de leurs obus touche le toit d’un hôpital, c’est une horreur, une monstruosité, un drame – mais c’est, aussi, une erreur, un acte non prémédité et cela change tout. ». À d’autres ! Le toit était cinq, six étages plus haut. Bon, BHL va fournir un cendrier à chaque combattant fumeur (les Kadhafi ne laissaient même pas à leurs concitoyens de quoi s’en acheter), ce qui leur évitera d’éteindre les mégots sur le torse des prisonniers, et cela changera tout.
Il ne s’agit absolument pas de s’apitoyer sur le sort de gens qui ont régné par la terreur, et de faire de bourreaux des victimes. Mais il faut peut-être cesser de faire passer les riches amis de BHL pour des révolutionnaires. Tous les membres du CNT ne sont sans doute pas des magouilleurs ne pensant qu’à leur réussite matérielle et à étendre leur influence à tout prix. Aux Libyennes et Libyens de faire le tri. Saluons effectivement, avec BHL, « ces combattants de fortune qui font la guerre sans l’aimer… ». Mais pas forcément leurs suiveurs et pilleurs, pas forcément ces barbus toilettés de frais en uniformes impeccables.
Mahmoud Shammam, le ministre de l’information du CNT, a déclaré que la balle ayant tué Kadhafi « était une balle perdue qui aurait pu être tirée par les révolutionnaires ou par les loyalistes. ». Bon, c’est déjà mieux que Kadhafi qui mettait sur le compte de l’OLP (branche Arafat) l’exécution de son ambassadeur à Rome (alors que le fils du défunt est persuadé que c’était le fait des services libyens). Mais il semble qu’il y ait encore, en Libye, quelque chemin à faire pour se targuer d’être révolutionnaire.
Certes, la révolution, ce n’était pas le but visé par les puissances occidentales qui ont encouragé, peut-être prématurément pour la Libye, un soulèvement armé qui risque encore de tourner à la guerre civile, opposant cette fois des groupes désireux de s’emparer de tout le pouvoir.
Il conviendrait peut-être de l’énoncer clairement aux Libyens. L’une des tâches du prochain gouvernement de la France, s’il n’est pas issu de la même formation que l’actuel, serait certainement aussi de clarifier le rôle exact du précédent. Il le devra tant aux Libyens qu’aux Français.
Pour mémoire, on surveillera, sans l’aide d’un drone américain, les récits des interceptions des convois civils ou autres fuyant les villes libyennes assiégées. Et surtout leurs évolutions… Mais c’est en fait toute l’histoire de l’insurrection libyenne qui est à revisiter.
Dans la tartufferie totale, le prix d’excellence revient à Alain Juppé et Gérard Longuet…
Dès que la mort de Kadhafi a été confirmée, l’Otan a fait savoir que des avions avaient frappé « [i]deux véhicules armés du convoi[/i] » s’enfuyant de Syrte.
Mais à présent, [i]Le Figaro[/i] révèle que des drones américains surveillaient tous les véhicules sortant de Syrte et que les chasseurs français se tenaient à l’affut, prêts à intervenir.
Et les convois étaient « [i]arrêtés au besoin par les tirs des avions de chasse[/i] ».
Comment stoppe-t-on un convoi de véhicules ? Par des bombes de 250 kg en l’espèce.
À quoi reconnaît-on des véhicules « armés » ?
Il faut croire en fait que Kadhafi, qui était en possession d’un pistolet en or, le brandissait par la portière d’un des deux véhicules de tête. Le reflet a dû frapper dans l’œil d’un pilote.
S’il avait été dans l’un des deux véhicules de queue, ce seraient bien sûr ces deux-là qui auraient été anéantis. Et le convoi aurait pu filer. Eh, la belle histoire.
« [i]Le but n’était pas de tuer Kadhafi[/i] ». C’est la faute à pas de chance.
Il était bien sûr inimaginable qu’il soit blessé lors de la frappe aérienne et totalement inimaginable que, s’il sortait blessé et sonné, les « révolutionnaires » ne s’empressent pas de faire autre chose que de lui administrer des soins et de le prier de leur tendre son épée d’apparat.
Je veux bien admettre que faire tirer au canon, depuis un hélicoptère, dans les moteurs de véhicules de tête aurait pu mettre en danger l’équipage. Mais, là, n’aurait-on pas lâché les Stukas ?
Au fait, on nous dit à présent que le convoi comportait environ 80 véhicules. Aucune femme parmi les passagers ? Si c’était le cas, qu’est-elle devenue ?
Allez, Oncle Paul, raconte-nous encore une belle histoire ! (« Les belles histoires de l’Oncle Paul » était une BD historique de Charlier, puis Joly, dans [i]Spirou[/i]).
De Rony Brauman pour [i]Mediapart[/i] :
« [i]Sur les circonstances du déclenchement de la guerre en Libye, je conserve le même scepticisme. Je dirais même qu’il se renforce. Je constate que le massacre allégué – on parlait de 6 000 à 15 000 personnes tuées par les hommes de Kadhafi –, au moment où la décision de l’ONU a été prise, n’a jamais été commis. Il s’agissait de propagande, comme il y en a d’ailleurs dans toutes les guerres. Les enquêtes approfondies d’Amnesty et de Human Rights Watch, effectuées depuis, ont mis en évidence, avant mars, cent à trois cents morts, en majorité des victimes de combat. On n’est donc pas dans le cas de figure du carnage en cours qui nous avait été annoncé pour justifier d’ouvrir le feu.[/i] (…) [i]Nous n’avons pas pourtant, aujourd’hui, d’éléments probants attestant que des forces en nombre se dirigeaient vers Benghazi pour en tuer tous les habitants.[/i] (…)
[i]Je ne reproche donc pas à Nicolas Sarkozy de nous avoir menti sur l’objectif. Je lui reproche de nous avoir entraînés dans une guerre civile, en nous plaçant devant une alternative verrouillée : soit vous êtes contre la guerre, et donc pour le tyran et les massacres, soit vous êtes pour la guerre, et donc pour les civils et la démocratie.[/i] ».
Rony Brauman ne dit rien qui ne soit déjà connu de tous. Mais comme il est impossible de le faire passer pour un séide des Kadhafi, on ne lui rétorque en fait rien. On passe à autre chose.
Ah si, il peut lui être rétorqué qu’il ne ressasse pas les crimes des Kadhafi. Crimes parfaitement connus et documentés, autant que ceux du régime syrien, par qui conviait les dirigeants syrien et libyen à venir parader à Paris.
De Heimdall, sur [i]Agoravox[/i] :
« “L’annonce officielle de la mort de l’ex-dictateur Kadhafi a déclenché de véritables scènes de liesse à Tripoli. De nombreux Libyens se sont réunis place des Martyrs pour laisser éclater leur joie. ”. [i]On pourrait hocher de la tête et passer à l’image suivante (c’est d’ailleurs probablement l’effet recherché) mais, manque de bol, mon œil est attiré par un détail : il y a comme une différence de proportion, de taille et de perspective entre le groupe au premier plan, dense et compact, et la ligne humaine qui se dresse derrière, entre la foule et l’arrière-plan. Aucun doute possible : il y a bien eu un photomontage afin de renforcer l’impression de foule. Pourquoi ? Dans quel intérêt ? La foule n’était-elle pas assez dense ? Pas assez nombreuse ? Pas assez joyeuse ?[/i] ».
Heimdall a recensé de multiples exemples, en sus de ceux que je pointais voici peu.
[url]http://www.agoravox.fr/actualites/medias/article/scenes-de-liesse-en-libye-ou-102872[/url]
C’est très argumenté. Je remarquais aussi que certaines scènes de liesse étaient systématiquement des gros plans, que certaines scènes de combats « rue par rue » avaient pour arrière-plan le désert ou des terrains vagues, &c.
Ce n’est pas que la presse ait totalement inventé cette liesse, elle est indéniable de la part d’habitants de villes ayant fourni de forts contingents de combattants, mais faire passer la libération de Tripoli pour celle de Paris, ou même de Strasbourg, cela frise l’imposture. Non point que la majorité regretterait vraiment les Kadhafi, mais en raison des comportements de certains libérateurs.
Pour l’Otan cette « épopée libyenne » fut une véritable ballade de santé….
Ah, sinon, on ne sait pas qui a achevé Kadhafi, mais on sait qui avait essayé de le tuer et réussi à le blesser : un des deux chasseurs français qui ont bombardé un convoi qui, de toute façon, allait être intercepté un peu plus loin.
Selon Libération :
« A 8 h 30 environ, une première frappe de l’Otan vise le convoi, détruisant les véhicules de tête. Celui de Kadhafi, un 4 x 4 Toyota blindé, ainsi que la dizaine de voitures restées à l’arrière, ne sont pas touchés. Tous bifurquent vers une impasse avant de se regrouper à proximité d’un silo. Ils sont ciblés par un deuxième bombardement de l’Otan. ».
Mais un second chasseur bombarde de nouveau. Kadhafi, blessé par le bombardement, est ensuite achevé.
Bel exploit des aviateurs français : c’est comme les pilotes de Stukas.
Voir le reportage de Luc Mathieu, édifiant :
[url]http://www.liberation.fr/monde/01012367144-en-libye-kadhafi-avait-un-revolver-mais-il-ne-s-en-est-pas-servi[/url].
Et maintenant, en dépit de toute évidence, ce dimanche, l’AFP nous ressort la fable selon laquelle on ne saurait pas s’il aurait été tué par des révolutionnaires ou des loyalistes. Non, mais, on se moque de qui ?