Bonne publicité pour les éditions L’Harmattan que l’intitulé de l’opération militaire française en Libye. Avec l’Harmattan, vent suête, qui peut remonter tel un mascaret en ressac sur le Bordelais, c’est le coup de balai qui est évoqué. Avec l’homérique aube « aux doigts de rose » de l’Odyssée, serait-ce le printemps aux senteurs de jasmin que veulent suggérer les Anglo-américains ? En face, chez Kadhafi, pas encore, que je sache, de dénomination. Mais la Tornade verte qu’il promet serait, elle, multi-surfaces, tel un détergent.
Les guerres sont aussi des forêts de symboles qui, parfois comme les bois criblés du Chemin des dames, se parent de noms bucoliques avant d’empester l’âcreté de rideaux de fumées.
La presse française et la britannique n’en sont pas encore à réinterpréter les Chants du soldat de Déroulède et à transformer les aviateurs en vaillants tourlourous du ciel, mais le style pompier refleurit déjà.
Nicolas Sarkozy n’est pas encore majoritairement qualifié de pompier pyromane.
Cela pourrait se produire.
En face, c’est plus clair.
Hier dimanche, la presse officielle (ou autre diffusée depuis Tripoli) a totalement changé de ton. Plus question de faire état de la presse étrangère rapportant les points de vue des Libyens passés sous contrôle ou dans le camp du Conseil provisoire. Les éclairages extérieurs tolérés, comme celui d’Alain Chevalierias, auteur de Brûlé vif – au nom de Marx et de Mahomet (Centre de recherche sur le terrorisme), doivent conforter les thèses officielles : en gros, les Senoussi de Benghazi sont des agents d’Al Quaida (en replaçant ses propos dans le contexte voulu par la chaîne gouvernementale Al-Jamahiriya). Les quotidiens font grand cas des communiqués de l’Union africaine ou des gouvernements africains (dont celui du Tchad), ou d’Amérique du Sud, qui condamnent les interventions militaires. Kadhafi menace de répliquer par tous les moyens, y compris en activant des réseaux « contre-terroristes » au nord de la Méditerranée.
L’israélien Haaretz, dont les équipes sont rôdées aux situations de crise et à la couverture des opérations guerrières, devient l’une des sources les plus fiables sur l’essentiel : que veulent au juste les coalisés, comment réagit le monde dit « musulman ».
D’une part, le masque tombe : c’est parfois en les menaçant de leurs armes que des soldats loyalistes poussent des enfants à rejoindre des objectifs militaires, mais tous les partisans de Kadhafi ne sont pas forcés de manifester leur attachement au « Guide » ou leur nationalisme.
D’autre part, il semblerait que les États-Unis, leur gouvernement voire leur opinion, en ont pris meilleure note que certains gouvernements européens. Pour la NBC, l’amiral Mike Mullen, chef d’état-major étasunien, a clairement adressé un avertissement à Kadhafi en spécifiant bien que les frappes ne visaient pas à le forcer à la destitution. Visiblement, ce n’est pas tout à fait l’appréciation qu’on peut faire des objectifs franco-britanniques.
Il conviendra à présent, encore davantage que précédemment, d’être circonspect dans l’appréciation des faits. Non seulement ce n’était pas un appareil militaire loyaliste qui avait été abattu au-dessus de Benghazi mais celui du Conseil transitoire, victime d’un « tir ami » dû à une confusion. Le pilote ayant pu, semble-t-il, s’éjecter, cette version peut s’interpréter de diverses manières. Était-ce l’élément spectaculaire prévu pour dramatiser la réalité (indéniable : des éléments blindés loyalistes avaient foncé sur Benghazi) et justifier que le cessez-le-feu illusoire était rompu, et donc que Nicolas Sarkozy était en droit d’envoyer des appareils en mission avant même que la réunion de Paris soit achevée ?
Les frappes françaises ont fait des victimes loyalistes dont nous ne pouvons savoir s’il s’agissait de militaires ou volontaires contraints et forcés d’obéir aux ordres ou de réels partisans de Kadhafi. Qu’on ne se méprenne pas : je ne cherche pas à porter atteinte au moral des troupes, je souhaite que tous les aviateurs de la coalition engagés regagnent sains et saufs leurs bases. Que les servants des batteries anti-aériennes aient été ou non des otages du régime, qu’ils aient ou non tenté de répliquer, passe, même si je le déplore, au second plan.
Mais on ne peut exclure que les ordres reçus visent moins à protéger les populations civiles qu’à terroriser une armée loyaliste dont il est supputé qu’elle reste partagée entre son attachement au régime, ses intérêts financiers ou autres, et de multiples facteurs susceptibles d’en amener des unités à déserter, voire à retourner sur Tripoli pour en chasser les Kadhafi.
Il ne suffit pas à la coalition d’avoir un commandement coordonné, de recevoir des soutiens nets ou plus ambigus (le revirement de la Turquie, membre de l’Otan, hier opposée aux frappes, aujourd’hui disposée à un distant soutien fort mesuré), il lui faut des objectifs politiques communs. Évolutifs, certes, tenant compte des échecs comme des succès, mais communs.
« Nous » avons donc « gagné » s’il ne s’agissait que d’imposer une zone d’interdiction aérienne. Et après ? Faut-il bombarder les tanks loyalistes tirant entre les habitations de Misrata avec les dommages collatéraux que cela impose, forcer le blocus maritime de la ville ?
Que penser de l’annonce, par l’agence gouvernementale Jana, selon laquelle des armes seraient distribuées à plus d’un million de personnes ? Exagération ? Bluff ? Armer des opposants ou des déserteurs potentiels, c’est insolite. Armer le Conseil transitoire ? La résolution 1973 impose un embargo total. Pour le moment, ce qui reste militairement envisagé, c’est de couper les lignes de ravitaillement des unités avancées du régime, donc de les cantonner à l’ouest. Les appareils embarqués sur le Charles-de-Gaulle pourraient intervenir à cette fin.
L’agence Xinhua (Chine nouvelle), qui reflète les vues du pouvoir chinois, conclut, en s’abritant derrière des déclarations d’« experts » qu’une détérioration de la situation en Libye n’est pas à exclure et que « tous les chefs d’États [de la coalition] en pâtiront politiquement. ».
S’il ne s’agissait que d’eux…
Niall Ferguson, de Newsweek, n’a pas vu Benghazi agiter des drapeaux français. Il a surtout entendu « Allah akbar ». C’est évidemment réducteur : cela vient naturellement aux lèvres de beaucoup, pas seulement à Benghazi, quel que soit l’événement. Il prévoit divers scénarios, comme la restauration des régimes antérieurs en 1848, l’éruption de guerres civiles dans tout le « monde arabe », des coups d’État islamistes, un affrontement généralisé entre chiites et sunnites, de manière concomitante ou successive. Souhaitons que les faits le démentent. Ne serait-ce que pour la Tunisie où Kadhafi, s’il se maintient, tentera de nouveau de pousser des pions (et il en dispose déjà).
En France, au Royaume-Uni, en Belgique, on ne sait encore trop ce que pensent les Marocains ou les Tunisiens et Algériens dont les presses nationales respectives semblent divisées sur le devenir de l’intervention. Il en est de même des opinions africaines. Pour le moment, Laurent Gbagbo se sent les mains libres… Ses partisans, dont Charles Ble Goude, des Jeunes patriotes, appellent les jeunes à se présenter demain lundi pour s’enrôler dans son armée ou ses milices. Ce qui peut se produire demain en Afrique subsaharienne n’est guère plus rassurant que ce qui pourra advenir en Libye.
Pour qui l’aube, pour qui le crépuscule ? L’Odyssée se déroule sur dix années ; au chant XXIV, Athéna finit par s’interposer. Ses fils et trames paraissent à présent bien emmêlés.
On verra si, cette nuit, il y aura des frappes, en « violation » du cessez-le-feu décrété par… les loyalistes libyens (Kadhafi ne s’est pas exprimé).
Pas stupide : une marche (verte ou autre) de réconciliation vers Benghazi.
Difficile de tirer sur des bus et des autocars remplis théoriquement de civils.
Des Britanniques, un peu mieux informés que les Français sur l’état de leur armée, se posent des questions : est-il possible de tenir en Afghanistan et en Libye à la fois ?
On verra bien ce qui filtrera d’une partie de l’état-major français dans les jours qui viennent. Certains commencent à faire savoir à demi-mots qu’une opération présomptueuse risque de tourner au fiasco.
À peu près tous les observateurs quelque peu expérimentés et circonspects en viennent à la conclusion que l’intervention coalisée (même si certains de ses membres ont d’autres choses en tête) vise à obtenir qu’un nouveau pouvoir émerge à Tripoli et offre soit une porte de sortie à Kadhafi, soit puisse lancer une sorte de coup d’État. Mais personne ne s’avance à énoncer que c’est réaliste.
On se pose peu, en revanche, la question de ce que vise, à moyen ou plus long terme, l’actuel pouvoir turc, qui peut se penser en mesure d’établir son influence de nouveau sur la région.
Actualisation, lundi 21 mars (01:30)
D’autres frappes, de missiles tirés par un ou des sous-marins (britannique notamment) ont atteint des objectifs, à Tripoli ou ailleurs.
L’Otan semble très divisé quant à la suite, l’opinion britannique, en particulier, doute des capacités militaires du Royaume-Uni et divers éditoriaux écartent une intervention au sol, jugée irraisonnable.
Selon le [i]Daily Mail[/i], une sorte de guerre psychologique est menée par le MI16. Cela consiste à téléphoner ou joindre des généraux et officiers supérieurs à Tripoli ou ailleurs pour dire : [i]« Général, nous avons les coordonnées GPS de votre PC. Les données sont dans la mémoire d’un missile Storm Shadow. Quelles sont vos intentions ? ».[/i]
Évidemment, c’est plus intimidant que de diffuser, par hauts-parleurs, comme à Dien Bien Phu, des messages du genre « Soldats français, rendez-vous… ».
Les mêmes méthodes auraient été employées en Irak.
En face, on « rejouerait Timisoara », soit en sortant des corps des morgues pour en faire des victimes civiles des bombardements ou des missiles de la coalition. Mais la source est un médecin de Misrata et ses dires ne peuvent être vérifiés.
Mais des sources officielles coalisées indiquent que des dommages collatéraux ne peuvent totalement être exclus. Des forces spéciales britanniques auraient été déployées en Libye pour localiser des cibles et éventuellement récupérer des pilotes qui devraient s’éjecter.
D’autres commandos de divers pays seraient aussi à l’œuvre depuis au moins deux semaines.
Les unités britanniques seraient notamment issues du Special Boat Service et du Special Reconnaissance Regiment britanniques.
Selon Steven Fielding (Nottingham University), Nicolas Sarkozy, même en cas de succès en Libye, n’est pas assuré d’être réélu. Il cite les précédents de Winston Churchill et de George Bush, battu par Bill Clinton à l’issue de la victorieuse guerre du Golfe.
Pour le moment, ni l’un ni l’autre ne peuvent se targuer de succès décisifs en Afghanistan.
La presse étrangère est revenue de Tobrouk sur Benghazi mais hormis des témoignages pris sur le vif, pas de contact avec les membres du Conseil transitoire jusqu’à présent. Mais Mustafa Guerini a estimée, pour Europe 1, que Benghazi était sécurisée.
Le vice-pdt Américain, Joe Biden, a eu des conversations dimanche avec Amhed Ouyahia (Algérie) et l’émir du Koweit, rapporte [i]Chine nouvelle[/i]. Il s’agit sans doute de se concilier la Ligue arabe. Obama s’est entretenu avec le roi de Jordanie. On remarque aussi que les chasseurs français n’ont pas tiré dimanche car ils n’auraient pas « rencontré de résistance » (ce qui n’exclut pas qu’ils aient survolé des objectifs potentiels).
Lu sur un site (droite, extrême peut-être) : « [i] Ah bon, les Français ne se sont pas déjà rendus ?[/i] » (la non-intervention en Irak a marqué certains esprits durablement, dirait-on). La droite (divisée) et l’extrême-droite américaine critiquent Obama pour avoir agi trop tard et laissé les Français et les Britanniques prendre la direction apparente des opérations.
Rome et Copenhague ont confirmé que des appareils italiens et danois auraient été engagés mais on ne sait s’il s’agissait de vols de reconnaissance ou autre chose, s’ils ont ou non tiré, &c. Pas de perte signalée pour le moment, lundi matin peu avant l’aube.
De Stephen Glover, du [i]Daily Mail[/i] ce lundi :
« [i]Neither he[/i] [N. Sarkozy] [i]nor Mr Cameron will point out that it is American forces, led by the self-effacing President Barack Obama, who are quietly doing most of the heavy-lifting. Mr Obama does not want to antagonise anyone, and it suits him to keep a low profile, leaving the stage free for the diminutive Mr Sarkozy to strut about, and claim the glory[/i]. ».
Et Glover de penser que, pour des raisons de politique intérieure, si le conflit durait, Sarkozy pourrait plus ou moins faire volte-face. Il y a plusieurs façons d’envisager les engagements des uns ou des autres : en nombre d’appareils et bâtiments (de surface, sous-marins) déployés, en coût des missiles mis à feu, en missions effectives effectuées, en cibles atteintes, &c.
Deux choses… Des commandos étaient sur place bien avant les frappes. Ce qui peut se concevoir si les missions étaient prioritairement de dégager des ressortissants coincés dans la mêlée. Les forces du Conseil transitoire progressent depuis dimanche vers l’est depuis Benghazi. S’ils tirent les premiers, que se passe-t-il ? On attend que les forces loyalistes ripostent pour les attaquer ?
Le mot du jour : Shabaab ou Shabab, les Jeunes (des Mouvements des Jeunes Libyens).
En Libye, il s’agit des jeunes combattants du Conseil transitoire, en Somalie, cela désigne des combattants islamistes.
Site : [url]http://shabablibya.org/en/[/url] et bien sûr des relais sur Facebook.
Extrait daté d’hier, dimanche :
« [i]The revolutionists were able to completely eliminate the mercenary battalions in Al Zintan, and have arrested two senior officers of the tribe Al-Gadadfa who were driving the military operations and threatening Al Zintan. The revolutionists have also seized much military equipment and started moving towards Naloot city to liberate them from the siege they are under[/i]. » On relèvera la rhétorique : les « mercenaires » (étrangers ? libyens ?) et des officiers de la tribu d’Al-Gadadfa.
Am Zintan, c’est le front est, proche de la Tunisie. Selon Al Manara, Zintan ferait l’objet, en ce début d’après-midi, lundi, d’une contre-offensive des forces loyalistes.
« [i]La quasi-totalité des régions amazighophones ont été libérées dès les premiers jours de l’insurrection que vit la Libye depuis le 15 février[/i], » précise un site berbère. Al Zintan est située à 160 km au sud de Tripoli. Diverses localités à l’est ont repoussé des contre-offensives. C’est plutôt la presse allemande et l’italienne qui s’intéressent à Zintan, Nalut et d’autres localités à l’est.