Il paraîtrait que Nafissatou Diallo, qu’on ne présente plus ici, serait en voie d’expulsion des États-Unis. Quant au colonel Kadhafi, certains le disent en voie d’exfiltration. Vers où ? Notre pendule promené sur une mappemonde a désigné fortement le Zimbabwe et plus précisément la région de Mutare. Cependant, le colonel – s’il ne s’agit d’un sosie – pourrait être « coincé » dans un tunnel… Restons circonspects. Mutatis mutandis, revenons à des informations plus sérieuses avec l’entretien accordé par Alexandre Najjar et Patrick Hamizadeh à Mediapart. À signaler aussi : une confirmation de la présence de forces spéciales « occidentales » en Libye.

Ce que pratiquement chacun savait depuis quelques semaines est confirmé : des détachements de forces spéciales britanniques et françaises, en liaison ou non avec des anciens militaires recrutés ad hoc par des officines, sont bien à l’œuvre en Libye. Comme l’avait signalé le rapport d’anciens de la DST et de la DGSE, le soulèvement libyen avait été initialement préparé par la fourniture d’armes légères. À présent, ce sont des armes lourdes, des missiles, des véhicules blindés légers qui remontent vers les derniers poches de résistance loyalistes un tant soit peu organisées. Ce sont, bel euphémisme, « des équipements de reconnaissance », a reconnu Liam Fox, ministre britannique de la Défense. Par ailleurs, la presse ne tait plus tout à fait la présence devenue évidente de militaires ou de vétérans de diverses armées européennes.

En effet, des unités ou éléments loyalistes plus ou moins isolés résistent, considérant sans doute qu’il vaut mieux combattre que de périr lynchés ou de laisser les femmes de leurs tribus se faire violenter. Certains, devenus de fait francs-tireurs, sont animés des mêmes convictions : l’annonce qu’il n’y aurait pas de représailles massives tarde encore à leur parvenir, d’autres n’y accordent aucune foi. Les plus fortes poches de résistance hors de la capitale seraient Syrte et Zouara, mais il en est d’autres de moindre importance.

L’exode depuis et vers la Tunisie voit se croiser des réfugiés qui viennent célébrer la victoire ou la fuient. Étant donné leur nombre, les fuyards ne sont pas forcément tous des séides du clan Kadhafi ayant toutes les bonnes raisons de craindre des représailles.

Un coup de dés réussi

Même si, comme initialement, voici six mois, le « soulèvement » de Tripoli a été préparé, fomenté, planifié, le plus récent a surpris les meilleurs connaisseurs du dossier libyen. La « mayonnaise révolutionnaire » ne prend pas si une partie importante de la population ne nourrit pas des griefs suffisants pour se révéler « neutre » (passive) ou partisane d’un réel changement de régime. Mais dans tous les cas, les passifs restent la majorité et leur appréciation peut varier. C’est pourquoi Jean-Pierre Perrin, redchef du service étranger de Libération, titre : « Une ire rebelle ne fait pas le printemps ». Perrin, ancien correspondant de guerre (pour l’AFP notamment), ne fait que résumer l’opinion « éclairée » générale. Il y a les déclarations d’intention (quelque peu mitigées par la référence explicite à la charia) du Conseil national « transitoire » et les réalités.

Alexandre Najjar, auteur d’Anatomie d’un tyran (Sindbad/Actes Sud, sur Kadhafi), et Patrick Haimzadeh, auteur d’un Au Cœur de la Libye de Kadhafi (J.-C. Lattès), font preuve d’un optimisme très circonspect pour la suite des événements libyens. Dans un entretien avec Mediapart, ils pointent par exemple que la partie n’est pas terminée militairement et que « l’entrée dans l’offensive de la tribu des Zintane a été déterminante. ». P. Haimzadeh relève que cette tribu, implantée tant à Zintane (djebel Nefoussa) qu’à Tripoli, a su se préparer méthodiquement avant d’entrer en lice.

A. Naajar salue le « courage » et le « brin d’aveuglement » de Nicolas Sarkozy qui avait sans doute pris l’option de renverser Kadhafi depuis plus d’un semestre. Même si le pari n’a pas réussi pour les raisons initialement envisagées (l’insurrection à l’ouest était prévisible, mais non point son ampleur), ni avec les protagonistes sélectionnés au départ, il semble en passe d’être gagné.

A. Naajar considère, comme tant d’autres, que l’appui de la chaîne du Qatar, Al-Jazeera, a fourni un élément psychologique important. J’en conviens. De même, pour des raisons d’empathie, j’estime que la presse occidentale dans son ensemble, sans pourtant taire la propagande du régime, a pu accompagner celle(s) des gouvernements français et britanniques. C’est évident pour la plupart des médialogues et cela peut s’expliquer autrement que par la proximité idéologique (voire ouvertement politique) du patronat et de l’encadrement de la presse. Les analystes pourront sans doute évoquer un « effet Massoud » (du nom d’un chef de guerre tribal afghan). De plus, le clan Kadhafi n’a pas su appréhender les réflexes des envoyés spéciaux. Certains se sont retrouvés « embedded » avec les insurgés, les autres se sont estimés – à juste titre – encadrés par des propagandistes. Les Libyens indifférents à la nature dictatoriale du régime ou pesant le pour et le contre de sa chute programmée par de fortes puissances, ne sont pas restés totalement insensibles à l’accompagnement médiatique des frappes.

Intégristes, démocrates, affairistes

A. Naajar n’exagère pas l’influence des intégristes mais doute que le CNT dispose des moyens d’en « dompter les dérives. ». À priori, s’il satisfait les exigences des milieux d’affaires occidentaux, il les obtiendra (en termes d’armements, de conseillers, &c.). Pointer « la fausse arrestation de Seif al-Islam et la fuite de son demi-frère » ne me semble pas hautement significatif : mettons que les motivations idéologiques peuvent parfois passer après d’autres considérations individuelles (au sens large). Mais cela laisse supposer que les accointances avec Benghazi pourraient être volatiles.

Le partage des influences entre Cyrénaïque et Tripolitaine reste la pierre d’achoppement la plus cruciale que soulève P. Haimazadeh qui ajoute « qu’en sera-t-il des chefs des régions du sud, qui ne se sont pas soulevés (…), se sont battus aux côtés de Kadhafi ? ».

Mahmoud Jibril réclame urgemment des fonds : pour payer tant les ralliés que les « repentis ».Mais assurément aussi tous les incertains. Lesquels pourront peut-être rapidement penser qu’il valait mieux être un policier loyaliste repenti qu’un quidam lambda, voire un insurgé sans grade. Ce qui serait d’autant plus gênant que, si certains anciens combattants pourraient être tentés par une forme de guérilla d’autres chercheront peut-être à s’employer en tant que mercenaires dans le reste de l’Afrique.

Du fait de l’assez généreux système de bourses d’études à l’étranger, une sorte de classe moyenne libyenne n’a pas qu’un « vernis » démocratique. Mais cela ne veut pas du tout dire que la « vision démocratique » libyenne, même exprimée dans les mêmes termes que ceux des discours habituels des politiciens européens, soit identique à l’idée que l’on peut s’en faire dans les pays scandinaves. Hormis quelques massacres isolés, les loyalistes repérés à Benghazi (c’est moins vrai dans la région de Misrata) se sont vus « simplement » infliger une marque : une balle dans la main droite. Les villes et zones vraiment urbanisées sont moins influencées par les cultures tribales, lesquelles ne sont pas monolithiques (les Warfalla et leurs diverses tribus affidées ont montré leurs divisions par le passé). La loyauté des Touaregs à l’égard de tout pouvoir central peut être variable, circonstancielle. Les Berbères, défavorisés sous Kadhafi, peuvent revendiquer leur part très active dans l’insurrection et voir leurs appétits d’autonomie contraints. Le facteur tribal est plus ou moins fortement « régional » selon les types d’habitat, de modes de vies. La « centralité » n’est pas du tout perçue en Libye de la même manière qu’en France ou même en Allemagne.

Tous les prisonniers des centres de détention du régime n’étaient pas tout à fait des « politiques ». Il y avait aussi des « affairistes », pas tout à fait du genre de ceux qu’embastillait le clan Ben Ali en Tunisie. Cela étant, un autre facteur devra être pris en compte par les femmes et hommes d’affaires occidentaux (ou d’autres pays) qui vont peut-être se ruer pour reconstruire la Libye. Il subsiste une prévalence de la culture islamique des affaires en Libye. Les notions de sawala,ammara, lawala, &c. (dont, par ex., l’Introduction au management interculturel de Carlos A. Rabasso et Frédérico Javier Rabasso, aux éds Éllipses, donnent des aperçus), ne doivent pas être prises pour de vulgaires techniques de marchandage. Elles correspondent à une éthique et l’intervention commerciale occidentale, quand elle n’est pas le fait de grands groupes (qui disposent d’intermédiaires formés), pourrait susciter des frictions.

Encore une quinzaine

Selon Mokhtar Shuhub, du CNT, la guerre civile pourrait durer encore environ deux semaines, 15 000 insurgés affrontant encore trois milliers de soldats loyalistes. Il a de même annoncé ce jeudi que Moammar Kadhafi et ses fils seraient encerclés (plus tôt dans la journée, ils étaient localisés dans un bunker, selon d’autres insurgés). Des corps de loyalistes menottés et criblés de balles ont été trouvés par la presse internationale, mais il ne se produit pas de représailles de masse, ou peu, de la part des insurgés, et si les loyalistes procèdent aussi à des exécutions sommaires, ce n’est pas totalement le chaos. Pourtant, de très jeunes combattants (dans les 14-15 ans) peuvent se montrer peu sensibles aux mots d’ordres (pas de pillages, de représailles).

Comme le rapporte un Tripolitain à la BBC, que va dire le Conseil à ces « rebelles » : « Hé, prenez vacances, ou rentrez chez vous » ? L’autre problème, c’est que de très nombreux chefs ont émergé, en positions de condottieres ou de commandants de petites unités disparates. Personne, hormis Kadhafi, ne pouvait se targuer, s’il n’était un sportif, d’une quelconque envergure charismatique, ni les religieux, ni « ses » ministres ou délégués. Il n’y a nul De Gaulle, ni Leclerc en Lybie.

Ce qui signifie aussi que personne ne pourra écarter d’un revers de la main les voix qui émettront l’idée que la Libye pourrait entrer en voie de « recolonisation » (ce qu’émet l’ANC sud-africaine).

The Economist constate que la liesse télévisuelle à Tripoli ne reflète guère la réalité : « la plupart des gens sont restés chez eux… Pas de célébrations religieuses massives (…) pas de foules denses comme à Benghazi. À Tripoli, on a dû faire des gros plans d’individus isolés brandissant des drapeaux. ». En revanche, les dépôts d’armes ont été pillés « par des centaines de Tripolitains. ». Et quelques scènes de « mugging » (dépouille, détroussage) ont été constatées.

Le Conseil ne maîtrise pas sa presse (audiovisuelle) qui se « lâche » avec un réel lyrisme, promettant félicité, richesse, aisance pour toutes et tous. La nouvelle Libye, à l’entendre, évoque une Byzance phalanstérienne. Les muezzins de Tripoli appellent à ne pas tirer en l’air (ce qui peut provoquer des blessures ou des morts au hasard), mais en vain.

Renommer « avenue du roi Idriss » une artère de Tripoli n’était peut-être pas une trop bonne idée : les Tripolitains n’étaient guère royalistes. En fait, Benghazi a peut-être des partisans à Tripoli, mais guère une véritable vision de ce qui s’y produit, encore moins de ce qui s’y passera vraiment dans les prochains jours. Les policiers semblent avoir trouvé plus prudent de se réfugier en Tunisie que d’attendre les ordres du nouveau pouvoir.

Il est fort possible que les combats frontaux seront clos d’ici deux semaines ; pour les « latéraux », c’est plus incertain. Mais le recours à des forces armées étrangères risquerait de retourner contre le futur pouvoir une partie conséquente de l’opinion, y compris dans des fiefs de l’est.

Nicolas Sarkozy aura peut-être sa statue à Tripoli : mieux vaudrait qu’elle ne soit pas trop facilement accessible et laissée sans vidéosurveillance. Un buste d’une Carla Bruni chapeautée et au col soigneusement boutonné serait peut-être mieux venu…