Alors que les policiers municipaux de Tripoli regagnent leurs postes, l’ébauche d’une surenchère médiatique accentue les atrocités du régime déchu et les excentricités de la famille Kadhafi. À l’inverse, les opposants à l’intervention de l’Otan traquent les – moindres, au moins en nombre – témoignages d’exactions et exécutions sommaires du fait des insurgés. Mais les motivations des uns et des autres ne sont pourtant pas identiques…

Ce n’est pas que par simple esprit de contradiction, lequel devrait pourtant animer tout commentateur documenté ou journaliste soucieux de comprendre au-delà des apparences, que je relève celles inhérentes au futur régime libyen. D’autres, et au premier chef celles et ceux qui avaient trouvé consternant l’accueil fait voici peu à Kadhafi par Nicolas Sarkozy et Silvio Berlusconi, sont animés, qu’ils s’expriment fréquemment ou non, par la même démarche. Pourtant, il n’y a pas chez ces derniers deux poids, deux mesures : ils gardent l’espoir que, même s’ils en doutent, les insurgés les plus sincères et les moins compromis pourront s’exprimer et être entendus par leurs compatriotes. Aussi, qu’ils parviendront à se faire élire et ne seront pas aussitôt marginalisés.

Pour ce faire, il faudrait que les forces au sol de l’Otan (soit les « observateurs » militaires et les « conseillers » privés du genre Halliburton & Co) se retirent et ne soient pas remplacés par des officines de conseils en communication au service des mieux financés de leurs employeurs.

Sans doute minoritaire et très critiqué en Syrie, le Syro-Libanais Ali Ahmed Saïd Esber, dit Adonis, nom de plume entaché d’influences « païennes », poète et intellectuel influent, pourtant opposant au régime de Bachar el-Assad, s’inquiète très fort d’une cléricalisation de l’éventuelle relève de l’actuel pouvoir. Ce n’est que très récemment qu’il en est fait timidement état : la presse occidentale n’a surtout, voire essentiellement, retenu que cet alaouite préconisait que Bachar el-Assad se démette. En Libye, les insurgés seraient tous unis derrière le CNT. Admettons. Jusqu’à plus ample informé.

Pas d’épuration, mais…

Sur Al-Jazeera, le début d’une dépêche AP est reproduit. L’ONG Physicians for Humans Rights, basée à Boston, dénonce les enlèvements, crimes de guerre, viols et massacres commis par les loyalistes libyens. La version originale complète mentionne, elle, aussi ce fait troublant : le père de trois adolescentes violées s’est empressé, dès qu’elles furent libérées, de les égorger. « Crime d’honneur ».

De même la presse occidentale déplore les exécutions de « mercenaires » africains loyalistes. Sans trop chercher à savoir si les Noirs désignés tels ne seraient pas des Libyens de complexion très foncée. Les Arabes dits soudanais et taizzi-adeni, les Toubous forment pourtant plus de 6 % de la population de nationalité libyenne. Peu socialement favorisés, ils étaient symboliquement gratifiés par l’africanité proclamée de Kadhafi ; mais Ahmed el-Boukari relevait que les mariages mixtes étaient rarissimes, que les Noirs employés par une famille et voulant convoler avec l’une de ses parentes se voyaient congédiés et traités « d’esclaves des esclaves », &c. Propos controversés, minorés, mais très peu catégoriquement contredits. Dans la région de Misrata, des heurts violents ont opposés Libyens « noirs » et « blancs ». En fait, parmi les « étrangers » noirs tués ou prisonniers à l’est, Human Rights Watch n’a pu trouver aucun mercenaire parmi ceux que la presse, reprenant les propos d’insurgés, désignait comme tels.

Il ne faut certes pas exagérer les divergences entre les quatre larges (et parfois floues) composantes régionales libyennes (en gros : la Tripolitaine, la Cyrénaïque, le djebel Nefoussa et le Sud), ni les rivalités tribales (notamment du fait des alliances familiales intertribales), mais les nier comme le fait un Bernard-Henri Lévy relève de la dissimulation plus que du déni de réalité.

Propagandes antagonistes

À la propagande kadhafiste à usage surtout interne ou à destination de la sphère d’influence africaine ou sud-américaine (l’externe, visant à réclamer un cessez le feu, des négociations, tout en poursuivant les combats, était moins frontale), qui affirme que l’Otan avait planifié son intervention active dès l’automne 2010, la presse occidentale ou proche-orientale n’a rien opposé. L’affirmation n’a pas été réfutée : la question n’a pratiquement jamais été posée ou véritablement évoquée. L’automne 2010 ? Cela ne semble pas cadrer avec les livraisons d’armes légères fournies par les Britanniques jusqu’en février 2011, à moins que ces fournitures aient été destinées à contrebalancer les suspicions libyennes… C’est en tout cas postérieur à la livraison par Bull, en 2009, et d’autres sociétés occidentales, de systèmes de surveillance des échanges via l’Internet et les téléphones mobilies… Des véhicules blindés de transports de troupes, des M113 américains, étaient en voie d’être acheminés vers la Libye lorsque l’insurrection éclata.

De même, celle de savoir si le mécontentement social était estimé subsidiaire, et qu’il fallait donc, par des tirs d’éléments infiltrés, provoquer une riposte à la syrienne des forces de répression (en abattant des « gardiens de la paix », des policiers municipaux), est passée sous le boisseau.

Kadhafi alliait négociation, corruption de dirigeants tribaux ou régionaux, et férocité. Abdel Jalil, annonçant un ultimatum pour la reddition de Syrte, est plus mesuré : sa rhétorique est calibrée pour ne pas s’aliéner les opinions occidentales. Mais on ne sait trop comment il compte assurer son autorité immédiate.

Les Palestiniens de Gaza ont reçu des armements en provenance de Libye dans des conditions encore énigmatiques : simples prises de guerre de brigades indépendantes revendues clandestinement ou avec l’assentiment (contraint ou non) de Benghazi ? Albarrani Shkalil, un loyaliste retourné proche de Khamis Kadhafi, qui avait mené la répression à Misrata, serait destiné à contrebalancer, à Tripoli, l’influence des chefs islamistes, dont Abdel-Hakim Belhaj. L’autorité de l’un ou de l’autre risque de ne pas être reconnue par un Mohamed Madani, du djebel Nefoussa, qui commande un millier d’hommes.

En fait, il y a très, très peu de visibilité, encore moins de transparence. D’un côté, il est affirmé que les loyalistes priveraient d’eau Tripoli, de l’autre, des insurgés, qui ne démentent ni ne confirment que l’Otan avait bombardé des stations de traitement de l’eau, affirment qu’il ne s’agit que d’un problème technique en voie d’être résolu. Pour les uns, Khamis Kadhafi serait mort (c’est la troisième fois), pour d’autres, il serait toujours vivant.

Singulier retournement

On espère que, demain, impunément, un Théophile Kouamouo libyen pourra écrire ce que ce journaliste ivoirien, du Nouveau Courrier d’Abidjan peut encore – et on l’espère, durablement – à présent exprimer :

« En Côte d’Ivoire, le pouvoir Ouattara, installé par la « communauté internationale » au prix de milliers de morts, se réjouit du trépas de Kadhafi parce qu’il constitue un message subliminal à destination d’une potentielle opposition musclée. « Voyez comme nos protecteurs sont forts, comme ils sont fous, comme ils sont déterminés et tremblez » : tel est, en substance, ce que nos nouveaux maîtres voudraient laisser entendre. Le plus grotesque dans les articles de leur presse est qu’ils se plaisent à tancer le « dictateur »Kadhafi, assimilé sans nuances à Laurent Gbagbo et à Charles Taylor. Ils le font en trichant une fois de plus avec l’histoire récente de la Côte d’Ivoire. En effet, si Alassane Ouattara est aujourd’hui au pouvoir, c’est en partie grâce à Charles Taylor, qui a créé de toutes pièces le MPIGO et le MJP, avec la participation de Blaise Compaoré – selon la très sérieuse ONG britannique Global Witness. En septembre 2002, la presse française ne glosait-elle pas sur le soutien supposé du Guide libyen à la toute nouvelle rébellion ivoirienne ? L’on se souvient également de la jubilation avec laquelle Le Patriote, quotidien fondé par Hamed Bakayoko, prêtait ces propos à Kadhafi, au cours de la crise postélectorale : “Allez-y bombarder son Palais, lui et ses soldats, tuez-le s’il le faut. Mais ne laissez plus Gbagbo au pouvoir. Y en a marre. Je ferai face à la facture de la reconstruction” ».

Cela reste très critique, mais non pas déjà similaire à ce que l’on constate à Belgrade, ville ayant souffert des bombardements de l’Otan, où Kadhafi est carrément glorifié, idéalisé, par des groupes importants. Dans divers pays d’Afrique, Kadhafi est devenu un héros de la blogosphère, non plus en tant que mécène potentiel, mais en symbole de la résistance aux « dépeceurs de l’Afrique ».

Voici peu, le Conseil national libyen estimait à 20 000 le nombre des morts et disparus. L’estimation de ce jour porte ce nombre à 50 000. La « ventilation » entre bombardés, prisonniers liquidés, blessés n’ayant pu être secourus, voire entre Libyens et résidents étrangers ayant péri (en mer ou dans le désert), ne peut sans doute être établie, même grossièrement, et on ne sait quelle crédibilité accorder à ce nombre. Il émane d’un commandant de l’ouest qui évalue entre 15 000 et 17 000 tués pour les seules zones de Misrata et Zlitan.

On nous soutient que si Syrte ne tombe, si les poches de résistance ne sont pas réduites telles celles des Japonais en déroute isolés sur des îles lors de la guerre du Pacifique, la survie du CNT serait mise en danger. C’est l’actuelle vulgate : Kadhafi pourrait entretenir une guérilla interminable. En Libye ou dans le Sahel, où les Libyens d’origines africaines diverses pourraient se voir contraints de fuir ? Cette guérilla est-elle évitable avec ou sans Kadhafi ?

L’église copte libyenne de Tripoli parvient à exfiltrer des Africains, musulmans ou non, vers des pays sub-sahariens. On attribue aux loyalistes le pillage de l’ambassade de France à Tripoli et le Venezuela impute aux insurgés celui de la sienne. La réalité est peut-être plus complexe.

Il est en tout cas grand temps que le CNT dévoile l’identité de tous ses membres : Lybiens « blancs » et « noirs » inclus. Le prétexte des représailles ne tient plus… Enfin, pour le représentant clandestin du CNT à Syrte, on comprendrait. Mais pour le reste du pays, l’incertitude (notamment sur les circonstances de la mort du général Younès) entretient le doute…