Il faudrait savoir : soit Nicolas Sarkozy a gagné son pari, comme le rapporte Le Figaro, soit « l’improbable consensus de l’après-Kadhafi » rend incertain le succès de celui de Bernard-Henri Lévy : « je prends le pari qu’on ne verra pas cette guerre civile que d’aucuns prétendent redouter. ». J’ai un peu moins de prétention que BHL mais j’admets bien volontiers que les apparences actuelles plaident, si ce n’est pour Sarkozy, du moins pour BHL. Mais rien n’est « joué » et ce n’est pas un « jeu » dont les règles sont fixées.
En rédigeant, dimanche matin 21 août, soit au début de l’offensive sur Tripoli, ce « Lybie : les martyrs de Tripoli », j’admets m’être un peu rapidement prononcé. Mon hypothèse était que Benghazi prévoyait une très forte résistance des loyalistes dans Tripoli, ce qui en débarrasserait une bonne partie des assaillants qui auraient pu devenir par la suite encombrants. Les faits, au cours de la nuit, et même ce mardi, n’ont pas totalement démenti cette hasardeuse prévision, mais, j’admets, celle de BHL semble – paraît, donc – se vérifier pour le moment.
C’est pourtant assez simple : on a bien vu les quartiers populaires de Tripoli accueillir les insurgés de l’Ouest avec un enthousiasme démonstratif, même s’il n’est pas unanimement partagé. Mais aucune estimation n’est donnée sur les fameuses « cellules dormantes » armées par Benghazi et une partie de l’Otan dans la capitale.
Ce que la presse internationale constate, c’est qu’un détachement venu de Misrata et les insurgés du djebel Nefoussa sont au contact avec des éléments loyalistes qui résistent encore. Par mer, voire par pont aérien, Benghazi, qui dispose de bâtiments de guerre, de chars, &c., n’a pas encore risqué vraiment un seul militaire, un seul matériel, pour soutenir l’offensive tripolitaine. Cela pourra se produire…
Lourdes défections
Quant à clamer que Tripoli s’est par elle-même libérée, c’est aller un peu vite en besogne. Les drônes américains, les chasseurs-bombardiers français, britanniques et canadiens, ont rendu possible cette offensive.
Elle a réussi, le « piège » de Kadhafi a échoué.
Ses partisans les moins résolus, pourtant armés par ses soins, sont restés prudemment à l’écart des combats.
Kadhafi n’est donc sans doute plus en mesure de négocier avec ses anciens séides de Benghazi après les avoir soulagés d’éléments trop remuants, venus de l’Ouest ou de Misrata.
N’en déplaise à Thierry Meyssan, qui dénonce la propagande occidentale et des forces spéciales (israéliennes aussi) à l’œuvre un peut partout en Libye, le sort – incertain quant aux détails – du clan Kadhafi semble scellé. À Tripoli, Franklin Lamb, qui a été blessé par balle par on ne sait qui, croit encore à l’hypothèse d’un « piège » : elle n’est peut-être pas totalement, au départ, infondée, mais la bourgeoisie tripolitaine loyaliste a fait défection. Une partie de l’armée, soit des officiers dont les prédécesseurs sont majoritairement restés planqués à Benghazi, attend la suite, soit de retrouver les postes promis par leurs futurs nouveaux généraux d’état-major qui avaient mieux senti le vent.
Guérilla et guerre psychologique
Depuis le début, il avait été affirmé que Tripoli allait massivement se soulever. Il n’en est rien. Encore moins que Paris, en tout cas : il n’y avait pas vraiment de Rol-Tanguy ou de Chaban-Delmas à Tripoli. On les fabriquera le moment venu. Pour le moment, les insurgés de l’Ouest n’ont pas vraiment envie de leur faire endosser leurs futurs uniformes chamarrés. Si un Tripolitain lambda armé se présente à un point de contrôle, on le désarme ou non, lui conseillant de retourner défendre son logis contre d’éventuels tireurs loyalistes. Quant à la liesse télégénique, elle reste limitée. Mais on comprend que des Tripolitains privés d’eau, d’électricité, de commodités, accueillent bien ceux censés lever le blocus de la capitale. On acclamait Pétain-Kadhafi, on acclamera le général Oneséki (ou un autre).
Faire croire aux Tripolitains que tout l’entourage de Kadhafi s’était rallié a relativement bien marché. De même, les annonces du décès ou de la capture de l’un ou l’autre de ses fils (Khamis, Seif…) ont dû jouer. C’est moins meurtrier que de massacrer des femmes, des enfants, des domestiques, et cela peut avoir épargné des vies de combattants insurgés berbères et autres.
Les Kadhafi réprimaient durement leurs rivaux, comblaient leurs proches, mais sans doute pas assez les petits imams, et n’accordaient pas à la plèbe des revenus de Saoudiens : aides au logement, réductions diverses, bourses d’études, n’ont pas été suffisamment généreuses. Rappelons quand même que, contrairement à ce qui s’est produit en Tunisie, aucun chômeur ne s’est immolé par le feu. La dictature d’un Kadhafi avait des traits communs avec celle d’un Ceausescu, mais les Roumains auraient envié très fortement le sort, le train de vie, des plus démunis de « ses » Libyens.
Mais, comme en Roumanie, pourra-t-on liquider les plus voyants et remettre en selle peu ou prou les mêmes pour préserver l’essentiel, soit l’aisance des dirigeants ? Là réside la fondamentale question.
En clair : le « sam’ suffit » des futurs Bousquet et Papon sera-t-il à la mesure de leurs attentes ? Des promesses du moment qui n’engagent peut-être pas durablement ?
Ils attendent de voir, tout comme les frères franciscains de Tripoli, selon l’agence Fidès (pour la propagation de la foi catholique romaine), qui remarquent : « personne ne se hasarde dans la rue du fait des fusillades déclenchées à vue, même si l’on ne comprend pas qui fait feu sur qui. ».
Et même dans les quartiers populaires, on attend. Comme on ne s’est pas vraiment, par soi-même, libéré, on ne revendiquera pas trop fort des kiosques de vente d’une future Loterie nationale, des postes d’huissiers, ou, plus juteux, dans les douanes.
Cocorico
« Comme en Côte d’Ivoire, les risques pris étaient calculés, » claironne Alain Juppé. La récolte de cacao y bat des records, quelques anciens généraux viennent de s’y faire arrêter (tel Georges Guai Bi Poin samedi dernier), mais pourtant les Force républicaines de Côte d’Ivoire (FRCI) n’inspireraient plus confiance (selon Abidjan Net). « Aujourd’hui encore, les FRCI sont à la tâche pour débusquer les nostalgiques de l’ancien ordre et retrouver les milliers d’armes qui ont été distribués comme de petits pains. ». Ils prélèvent peut-être aussi leur dîme ou le denier du culte d’Ouattara au passage, mais c’est plus supportable que les massacres des partisans de Gbagbo. Va-t-on, aussi, en Libye, passer à l’élimination du « commando invisible » local (en Côte d’Ivoire, il était dirigé par Ibrahim Coulibaly, que ses alliés d’hier ont assassiné, un peu comme le général Younès dont il a été avancé qu’il faisait un peu trop d’ombre à Moustapha Abdel-Jalil).
Pour qui au juste les risques ont-ils été calculés ? Pas pour les habitants de Syrte ou Shaba (qui restent pour le moment loyalistes), pas trop pour ceux de Misrata non plus. Peut-être pour Emhemmed Ghula, l’un des hommes forts de la brigade Tripoli. Mais si « on » (forces spéciales, drones, autres moyens) a laissé son quartier général se faire attaquer par des loyalistes, il est difficile de dire s’il fallait lui donner l’occasion de combattre (et de s’affirmer ainsi) ou s’il était devenu encombrant lui aussi ?
L’évocation de la Côte d’Ivoire est donc très pertinente. D’autres établissent des parallèles différents. Ainsi Jonathan Stelle (correspondant de guerre du Guardian) qui écoutait ce matin BHL a la radio. Ou Douglas Alexander (député travailliste anglais) qui posait la question à laquelle BHL n’a pas eu à répondre : que feront les vainqueurs pour fournir du boulot et éviter que les gens ne finissent pas par penser que leur ordinaire était meilleur sous Kadhafi ? Et les nombreux exilés de retour en Libye, surtout ceux qui ont pris les armes, seront-ils récompensés à la hauteur de leurs espérances ?
Le Financial Times émet aussi des doutes, ceux que BHL balaye de ses petites mains blanches qu’il agite si bien.
Entre voisins…
Le futur pouvoir libyen (s’il n’en est qu’un) devra aussi donner des gages à ses plus proches voisins. Ou se réarmer fortement pour leur éviter des tentations. Dans le Daily Mail, John R. Bradley considère que la Tunisie et l’Égypte sont de nouveau « aux mains de pouvoirs autoritaires ». Il avance même un peu vite que « les islamistes ont pris en otage les soulèvements populaires. ». En Tunisie ou en Égypte, on ne s’est pas trop bousculé pour s’inscrire sur les listes électorales : pour cause, le quotidien n’a guère changé. L’Irak reste loin d’être stabilisé. John R. Bradley note aussi que les milices et brigades islamistes libyennes ménagent leurs forces. Si c’est un État fédéral qui émerge en Libye, ces troupes tenteront de se trouver des protecteurs ou des havres. À Misrata, les Misratains regardent les Tawerghans avec suspicion, et récriproquement. Des chefs misratains ont lancé des mots d’ordre pour renvoyer à Tawergha (ou Taworgha, Tawurgha, qu’ils ont vidé de ses habitants) tous les Tawerghans, de ne plus les employer, de ne plus admettre leurs enfants dans les écoles de Misrata.
« Tawergha n’existe plus, il n’y a que Misrata, » proclamait Imbrahim al-Halbous (commandant de Misrata) au Wall Street Journal. Les anciens descendants des mamelouks ottomans venus du Caucase, les Tcherkesses de Misrata, sont beaucoup mieux tolérés que les habitants de Misrata venus de cette ville distante de moins de 40 km.
En 2007, le candidat Sarkozy promettait que sa France serait « du côté des opprimés ». En Côte d’Ivoire, bientôt en Lybie peut-être, des « bons » opprimés, et tant pis pour les « mauvais », voire les neutres pris entre deux feux, à « normaliser » aussi. Normaliser et bien sûr, « moraliser ».
Tout est fini en Libye ? Pas sûr pour les marchés. Tombé sous la barre des 107 USD, le baril de Brent est remonté à 108,84 mardi matin à Londres. Donc, les bombardements aériens de l’Otan sur les bunkers de Kadhafi vont reprendre dans la nuit de ce mardi, a-t-il été annoncé.
En 1804, la guerre de Libye menée par les Américains était dénommée la « guerre de Barbarie ».
Raphael Luzon, un Libyen israélite réfugié à Londres, attend de voir si les biens confisqués à sa communauté par les Kadhafi seront ou non restitués : si c’était le cas, il pourrait se présenter aux futures élections libyennes. Mais il attend de voir si l’insurrection ne tournera pas à la seconde guerre de Barbarie. C’est sans doute plus prudent.
De 95 à 80 %
Hier, selon les troupes insurgées de Tripoli, la capitale était contrôlée à 95 %. À l’instant, Catherine Asthon (Union européenne) rapporte qu’Abdel-Jalil (Benghazi) la considérait contrôlée à 80 %. Il n’y a plus que 16 Mirage et 5 Rafale engagés dans l’opération Harmattan, les Britanniques se disent réticents à envoyer davantage de forces spéciales au sol… L’issue prochaine sera sans doute la fin des combats frontaux à Tripoli, surtout si les frappes aériennes s’intensifient. Pour la Libye toute entière, il reste prématuré de prévoir rapidement la fin de tous les combats, « latéraux » et « collatéraux »
Les insurgés ont forcé la première entrée de l’enceinte du quartier général de Mouammar Kadhafi à Tripoli, selon [i]al-Arabiya[/i].
Avant de balancer quelques bombes perforantes ce soir ou dans la nuit, de celles employées contre les cavernes de Ben Laden en Afghanistan, il faudra peut-être s’assurer qu’ils ne se sont pas trop engagés dans les souterrains et les bunkers. Peut-être aussi, si des bombes à l’uranium sont larguées, évacuer un temps les zones de frappes.
Les tunnels étant considérés minés, le lâcher de « rats » (comme les Kadhafi nomment les insurgés) n’est pas vraiment prévu.
17:36 (h. de Paris) : pour l’instant les insurgés restent en surface, se ruent sur place et tirent en l’air pour célébrer cette « percée ».
[b]Je crois qu’il est encore un peu trop prématuré pour prétendre gagner un pari si tant est que ce conflit en est un.[/b]