Kadhafi n’était pas qu’un autocrate, dans la mesure où, même s’il a mésestimé l’impact de l’avidité des siens, l’érosion de l’adhésion à ses méthodes de contrôle « à poigne », il savait se concilier la plupart de ses « féodaux ». Monarque moins « éclairé » qu’il avait pu l’être, il est déchu. Ses successeurs risquent fort d’être des ploutocrates, eux aussi « éclairés », soit soumis aux correctifs des agences de « gouvernance » qui les encadreront.

À très juste titre, Amnesty International avait dénoncé la répression en Libye de longue date et pointé les rafles d’insurgés et de sympathisants. La victoire de l’Otan et de divers groupes que l’on qualifie aujourd’hui de « révolutionnaires » lui fait à présent découvrir qu’il ne convenait pas de dire ou écrire : les Tawarghas, les autres libyens « noirs » de la région de Sabbha ou de celles, limitrophes des pays subsahariens, font l’objet d’une répression quasi-systématique de la part des révolutionnaires.

C’était connu, d’assez longue date, dès le desserrement du siège de Misrata, c’est désormais admis par certaines branches d’Amnesty international. Oh, pas déjà à la une des sites anglophones, et le francophone ne se presse pas à fournir une traduction, mais comme l’essentiel est acquis, question de crédibilité, cela ne tardera pas à être mis en avant.

Pour le moment, il ne faut pas désespérer « Benghazi » ou les opinions occidentales. Enfin, pas déjà, pas si vite.

Pas que l’islam

Les opinions sont à présent beaucoup plus sensibilisés à la « menace islamique » que pourraient représenter divers commandants d’unités ayant progressé vers Tripoli, puis « libéré » la ville, tandis que les généraux et colonels dissidents restaient calfeutrés à Benghazi. En fait, l’Otan avait sans doute réussi à convaincre les forces loyalistes à peu près cohérentes que Brega serait le principal enjeu stratégique. S’auto-abusant, le clan Kadhafi a sans doute trop surestimé le volontarisme de ses partisans à Tripoli. Aussi mésestimé la prise de risques de la France et du Royaume-Uni qui ont favorisé le volontarisme, inverse de celui de Benghazi, des insurgés du djebel Nefoussa.

L’aura des armes joue donc en faveur à présent des insurgés de Misrata, de l’ouest, et des brigades de l’est commandées par d’anciens djihadistes. Cela ne forme pas vraiment une « oumma » (ou communauté), mais des convergences d’intérêts. Mais les anciens séides des Kadhafi, ceux de Benghazi, ne sont pas forcément considérés plus « séculiers » que certaines composantes des brigades insurgées moins imprégnées de l’idée communautaire élargie à l’ensemble du monde musulman, découlant d’une vision globaliste d’un islam fondamentaliste.

Le clivage se situe aussi entre « anciens-futurs riches » et « futurs-anciens riches », d’une part, et les autres, la plupart des autres.

Venus uniquement dans les fourgons de l’Otan, ayant fort peu participé aux combats, ceux qui se campent en futurs dirigeants vont devoir trouver des arguments. S’ils n’en trouvent pas d’assez convaincants, il leur en sera fourni : s’ils rechignent à déposer les armes ou font semblant et en dissimulent encore, ces révolutionnaires peu dociles seront forcément des « islamistes ». Partant, des terroristes.

Soit, aussi, ces ingénieurs, médecins, mécaniciens ou techniciens auxquels Bernard-Henri Lévy avait attribué l’unique ferment du soulèvement (en occultant sa préparation par la coalition), forcément populaire.

Vers un « directoire » ?

Le Directoire français fut marqué par le rétablissement du suffrage censitaire. Un précurseur de Kadhafi, Bonaparte, sut en faire la « République bourgeoise » des « propriétaires ». La coalition occidentale voudrait éviter que le futur directoire libyen soit précédé des désordres de la Convention et que ce directoire soit trop vite pris pour ce qu’il préfigure. Bref, une transition à la tunisienne et l’égyptienne, ce qui peut supposer de laisser une place à des islamistes « modérés », admettant très bien le fait religieux, mais pas trop les fondamentaux sociaux de la charia.

Lesquels préceptes, comme on le voit en Iran, sont « respectés » et appliqués… pour les seuls pasdarans, soit les milices du pouvoir, qui bénéficient de postes et d’aides sociales. Il ne serait d’ailleurs pas exclu que les anciens djihadistes fassent de même s’ils l’emportent.

Il s’agit donc de fédérer à présent l’Algérie, le Niger, le Mali et la Mauritanie (le Maroc étant acquis) pour faire face à la « menace terroriste » qui viserait leurs dirigeants. Ouh, ouh, méchant loup, l’Aqmi est partout. Bien sûr, seul le fanatisme religieux inspire les populations qui accueillent ou tolèrent la présence de combattants, pas la misère, pas la corruption des pouvoirs centraux aussi tolérés à présent que Kadhafi avait pu l’être. Mais comme ce n’est pas totalement crédible, on en fait aussi des « bandits de grands chemins », similaires aux pirates somaliens. Lesquels sont plus motivés par l’argent que par autre chose, mais on lit encore : « Les centaines de milliers de dollars que récupèrent les pirates iraient donc directement dans les caisses des fondamentalistes somaliens. » Aussi, sans doute, à des informateurs dans les grands ports, comme ceux des capitales des pays subsahariens signalant les départs ou arrivées programmées, des futurs otages.

Apprentis sorciers

Sarkozy et Cameron ont-ils joués les apprentis sorciers ? On ne les voit guère persuader les dirigeants libyens qu’ils ont suscités et confortés jusqu’à présent de ne pas suivre leurs exemples respectifs. Soit faire porter l’effort de rigueur nécessaire au redressement économique sur les mêmes, tout en prétendant le contraire.

L’ennui, c’est qu’après une insurrection, des pans entiers de la population n’ont pas la même écoute, la même résignation, que des sociétés anesthésiées, dont les soulèvements partiels sporadiques ne sont salués et ni encouragés par quiconque et ne seraient symptomatiques que d’un « malaise ».

On ne sait quel crédit accorder à l’ancien député et révérend étasunien Walter Fauntroy, un Noir qui se dit avoir été proche de Martin Luther King, qui aurait vu des commandos français et danois infiltrer des localités lybienne, et « faire le ménage » tant parmi les loyalistes que les rebelles, avant de créditer les « bons rebelles » du succès de leurs opérations menées en toute autonomie. Walter Fauntroy aurait été porté disparu un mois en Libye, mais protégé par la Croix rouge internationale. Il se trouvait à l’hôtel Rixos de Tripoli fin août dernier.

L’aéronavale française opère chaque nuit sur Syrte. Les forces « révolutionnaires » attendent. Ou progressent aux portes de la Vallée Rouge (70 km de Syrte, à l’est). Il n’y aura pas, à terme, que des « loyalistes » à s’en souvenir. Selon la Pravda, des civils sont tirés du ciel comme des lapins en essayant de secourir d’autres victimes civiles (éditorial de Lisa Karpova). C’est discutable. Pour le moment, à Beni Walid, qui bénéficierait d’un sursis jusqu’à vendredi pour se rendre, ce n’est pas le cas et l’Otan affirme n’avoir visé que des chars et des véhicules armés à Syrte.

Il y aurait eu 20 000 missiles pouvant être tirés par un seul lanceur portable en Libye. On ne sait plus trop combien s’y trouvent encore. Ils pourraient se retrouver pour partie dans toute la zone, mais aussi en Afghanistan, en Palestine, en Iran. En Iraq, des missiles avaient dû être rachetés.

Pendant ce temps, Amos Yadlin, ex-chef des services secrets israéliens, considère que Bashar Assad a reçu un « permis de tuer » de la part des puissances occidentales. Dans un entretien donné au Washington Post, il estime que le président syrien pourra continuer de s’appuyer sur les chrétiens, les druzes et les Kurdes, ainsi que sur la majorité de la classe moyenne. L’Iraq, et à présent la Libye, servent autant d’arguments aux deux camps que de repoussoirs.

Il faudra attendre 2013 pour que la Libye retrouve son niveau de production pétrolière. Ou davantage. Il n’est pas sûr qu’il soit aussi facile de négocier des contrats fiables, non révocables et durables, avec la future Libye qu’avec la Tunisie ou l’Égypte…