Désopilant entretien ce mercredi matin 3 août entre Bernard-Henri Lévy et Thierry Guerrier, journaliste d’Europe 1 qui a osé ne pas se borner à servir la soupe au « philosophe ». Je laisse à d’autres le soin de reprendre toutes les déclarations, tous les textes de BHL sur la Libye pour en détailler les contradictions et les retournements. Mais l’essentiel n’est plus là : ce n’est plus du tout BHL qui « pilote » Sarkozy, c’est l’inverse : ce sont les épousailles des « éléments de langage ». Et si, tout bonnement, cela avait été le cas dès avant le début de l’insurrection en Libye ?

C’est de l’acharnement ? Soit ! Je répugne sur Come4News à rédiger une nouvelle contribution quand l’actualisation de la précédente, dans le corps du texte ou via les commentaires, suffit. C’est pourtant aujourd’hui nécessaire en dépit de celle d’hier, titrée à l’identique, « Le BHL bashing ».
Mais il convient d’enfoncer le clou. Bernard Henri-Lévy a fait passer une opération soigneusement préparée avec des éléments mafieux (alliés à des islamistes) de l’entourage du clan Kadhafi pour une insurrection populaire. Alors même qu’auparavant l’Élysée et divers services avaient pris des contacts étroits avec des dissidents du régime, qui tous en avaient bénéficié et s’étaient mouillés pour Kadhafi (ainsi du général Younès), on a tout soudain vu BHL jouer son chevalier blanc.

De la poule et de l’oeuf

Que se serait-il produit si Nicolas Sarkozy avait entraîné la France dans une guerre civile à l’étranger (ce qui fut le cas de la Côte d’Ivoire) sans la moindre caution « morale » ? Que se serait passé si l’opinion s’était préoccupée des tenants et aboutissants d’une hasardeuse mobilisation des forces armées découlant du « fait du prince » ? Oui, mais BHL se dresse et transforme un coup d’État suivi d’un appui militaire de forces d’ingérence en « devoir moral ».

Je l’ai rappelé : même l’argent et les agents d’un Philippe-Égalité, le DSK de l’époque après son mariage avec la richissime Marie-Adélaïde de Bourbon-Penthièvre, n’auraient pu réussir à susciter la Révolution française sans la famine, la fronde latente, les Lumières. Mais point d’argent, point de mouches (ici, agitateurs), point d’armes, d’appuis, point de chasse aux Suisses (la garde de Louis XVI). Cela vaut tant pour la Syrie que pour la Libye, moins, beaucoup moins, pour la Tunisie ou l’Égypte. Mais on ne rallie pas les habitants d’Alep (pour Hama, c’est fort différent) ou de Tripoli à sa cause sans raisons. La « mémoire historique » qu’invoque BHL ne s’applique pas de la même manière, pour les mêmes faits apparents, à tout pays, toute situation.

Yves Bonnet, ex-directeur de la DST, d’anciens hauts cadres de la DGSE, l’ont clairement exprimé : l’insurrection libyenne avait été précédée de livraisons d’armes, et non des moindres, et de contacts via les chancelleries ou les services spéciaux. Ce fut trop mal préparé, en dépit des réalités sociales, de l’état réel de l’opinion libyenne.

Qui, ensuite, de la poule ou de l’œuf, de BHL ou de Sarkozy (pour résumer, car ni Obama, ni Cameron n’ont pu se laisser « entraîner » dans une telle aventure sans y avoir préalablement été associés), a précédé l’autre ? Il serait fastidieux de décortiquer la chronologie des déclarations, des voyages et contacts de BHL et l’agenda de Sarkozy et de ceux ayant décidé de lancer la France dans une guerre civile. D’autres éplucheront tout, et la « future mémoire » historique sera éclairée, au moins pour un temps, car l’historiographie reste celle que les pouvoirs successifs et ceux de l’argent en font.

Cocasse, voire ridicule

En elles-mêmes, les rodomontades de BHL devant le micro d’Europe 1 ce matin n’ont rien de tartignolle. Thierry Guerrier n’avait ni le temps, ni peut-être trop l’envie, de les mettre en porte-à-faux avec les précédentes interventions du propagandiste élyséen. Mais il ne l’a pas ménagé, et lorsque, sur la question de la pénétration des islamistes salafistes à Benghazi, BHL évoque « le café du Commerce », une simple rumeur amplifiée, démesurée, il rétorque : « faites-nous la grâce de penser que nous avons d’autres sources que le café du Commerce. ». Liam Fox (min. brit. de la Défense), un pilier du comptoir du café du Commerce ? Allons donc…

Que dit à présent ce farceur de BHL ? Que le général Abdel Fattah Younès a été assassiné jeudi dernier « comme cela se passe hélas très souvent dans les résistances et les mouvements de rébellion, par des cellules dormantes de Kadhafi à Benghazi. ». Ce qui est corroboré par des proches – pas tous – du général dans des termes similaires. Cellules dormantes ou éléments retournés, comme parfois l’armée française y parvenait en Algérie, ou déçus du Conseil national transitoire, voire éléments islamistes voulant en finir avec un ancien tortionnaire prêt à négocier avec le clan Kadhafi ? C’est toute la question et on peut se demander si la famille, mais non pas toute la tribu de Younès, accrédite cette version pour obtenir des protections, au terme d’ardues négociations.

On saura peut-être quel avait été les rôles passés du colonel et du commandant exécutés avec Younès. On saura ou non qui au juste avait confié à qui le soin de les faire revenir de Brega à Benghazi. Pour le moment, le CNT tente de s’en prendre aux fondamentalistes de Tobrouk ou Dera dont certains semaient la terreur de leur bienpensance dans certaines zones de Benghazi qu’ils contrôlaient ou contrôlent toujours. S’en prendre à eux frontalement, c’est priver le front est de ses éléments combattants les plus efficaces. Les officiers dissidents de la Marine et leurs bâtiments restent à quai, les colonels dissidents de l’armée régulière et leurs chars ou véhicules blindés ne s’aventurent que parcimonieusement vers Tripoli.

Qui n’a pas de sang sur les mains à Tripoli ?

Plus dérisoire encore, la tirade suivante de BHL qui contredit toutes ses déclarations précédentes selon lesquelles il ne saurait se nouer des négociations avec le clan Kadhafi. « Il y a des discussions politiques, des négociations avec les gens de Tripoli qui n’ont pas de sang sur les mains, d’ex-lieutenants de Kadhafi, des technocrates. ». Des technocrates de la trempe de Moussa Koussa, dont il n’est plus question depuis qu’il est réfugié, en toute impunité, à l’étranger ? Qui, parmi les ex-lieutenants de Kadhafi n’a pas de sang sur les mains ? Qui veut croire un seul instant que le clan Kadhafi laisse faire, n’avalise pas, ne dicte pas ce qui est négociable ou non ? Balivernes.

« L’objectif de la guerre, c’était d’empêcher ce qui se passe en Syrie, » déclare BHL. Cet objectif reste d’espérer contrecarrer ce qui pourrait se produire en Syrie. L’éclatement des deux pays aurait ses avantages et ses inconvénients, notamment pour les nations voisines (l’Égypte verrait sans doute bien, en Cyrénaïque, un royaume aussi proche d’elle que la Biélorussie de la Russie). Mais une prise de pouvoir des fondamentalistes, alliés solides ou mouvants des Frères musulmans, serait un fiasco trop criant. Cela impliquerait d’envisager une force d’interposition sous un mandat quelconque, voire une intervention autonome directe au sol.

Selon Abdel Rahman Shalgam (ministre dissident), le DC-10 de l’ex-compagnie française UTA (170 victimes) aurait été abattu parce qu’il était supposé que l’opposant Mohamed al-Megrief était, le 19 septembre 1989, à bord. Al-Megrief était le fondateur du Front national pour la sauvegarde de la Libye (FNSL). Selon Régis Soubrouillard, de Marianne, ce FNSL « qui a depuis longtemps son siège en Arabie Séoudite et qui est le faux-nez des intégristes, » serait influent au sein du CNT.

Oui, mais voilà, à l’époque, la CIA encourageait, finançait, armait les intégristes musulmans. Serait-il à présent imaginable que si un membre éminent d’un mouvement intégriste prenait place à bord d’un avion civil qui exploserait en vol, un BHL se tairait, tant bien même le commanditaire serait-il un Bachar Hassad ou un autre ?

Le commandant Massoud n’était pas un musulman si modéré à l’époque ou BHL l’encensait, mais il combattait « du bon côté ». Il était certes opposé à Ben Laden e, au mollah Omar, et BHL continue d’en faire une grande figure intellectuelle quasi-laïque. La « mémoire historique », ou plutôt l’historiographie, de BHL est sélective.

Borgne, aveugle, ou presbyte ?

Quatre voyages en Libye, depuis la Tunisie, où, à Djerba, des Libyennes triplement voilées s’aventurent sur les plages, ou depuis l’Égypte, et BHL n’a jamais vu, à Benghazi (évidemment moins dans le djebel Nefoussa, ou Nefusa), de musulmanes, épouses d’intégristes, fuyant son contact ?

Peut-être, mais « les démocrates (…) marquent des points, » insiste BHL, militairement (pour le reste, c’est à vérifier), et c’est pour lui l’essentiel.

« Aujourd’hui, il n’y a pas d’exodes de civils, » assure-t-il. Oh, une centaine de Libyens de Benghazi rapatriés par la Croix-Rouge à… Tripoli, ce n’est certes pas un exode. On sait que ceux qui fuient la Libye ne montent pas à bord de l’Exodus (célèbre bateau affrété par de futurs sabras israéliens). Il a certes raison : au djebel Nefoussa, des hommes réfugiés en Tunisie reviennent, laissant les femmes et les enfants en Tunisie. Les Tchadiens rapatriés depuis peu ne sont-ils pas aussi des civils ? La Tunisie croule, sans aide ou presque, sous les réfugiés.

Asséner que certte guerre civile a été fomentée et reste menée « sans objectif économique », et uniquement « pour la protection des civils », exige un aplomb que seule la certitude de l’impunité peut porter à cet apex. Qui accorde un peu de crédibilité aux dires de Tristane Banon et de Nafissatou Diallo pourrait scander : « DSK-BHL, même culot » (soit « effronterie », si ce n’est « combat »). Tel Bouvard répondant à Pécuchet, DSK pourrait lancer à BHL : « toi, tu as plus de toupet ! ».

Circulez, il n’y a plus de réfugiés à voir…

Tribunal de l’histoire

Tariq Ali et d’autres intellectuels authentiques, à l’appel du parti des Indigènes de la République, avaient mis en accusation le prévenu BHL notamment pour les chefs d’« escroquerie intellectuelle, symptôme des errances de la philosophie, de l’accumulation du capital et du pouvoir ; diffusion de fausses nouvelles de nature à semer la discorde communautaire et religieuse entre chrétiens et musulmans. ». La diffusion de fausses nouvelles (non seulement fausses, mais alimentant des troubles de l’ordre public en Libye) reste d’actualité, même si BHL a trouvé depuis ses « bons » musulmans au sein du CNT. C’était une farce, Jean-Baptiste Botul étant censé assurer la défense de l’accusé devant cette sorte de tribunal des flagrants délires.

La guerre civile en Libye n’est pas une pochade. Des civils meurent de part et d’autre, qu’ils s’estiment neutres ou non dans le conflit opposant d’une part le djebel Nefoussa à Tripoli, d’autre part Jabril et consorts à Kadhafi et affidés. On peut penser que les Berbères de l’ouest se satisferont d’une autonomie et ne déferleront pas sur Tripoli. On ne veut pas imaginer ce que serait la prise de Tripoli par la brigade dite du 1-février.

Propagande et complexité

Renvoyer les parties dos à dos, c’est encore prendre parti, et choisir, c’est d’abord renoncer. Oui, malheureusement, que des gens des deux bords ayant du sang sur les mains négocient reste préférable à ce qui se constate aujourd’hui. Oui, en dépit du fait que les civils armés des mouvances islamistes soient des humains, parfois de « bonne foi », soit sincères dans leurs convictions et non pas surtout affamés de pouvoir, il faudra peut-être des purges pour que la « démocratie » future à la libyenne n’évoque pas l’iranienne. Certains se feront peut-être tirer dans le dos. Il vaudrait mieux que cela soit par d’autres Libyens que par des forces spéciales étrangères, qu’elles proviennent de pays musulmans ou d’autres.

BHL s’honorerait, si cela revêt encore la moindre signification pour lui, de tenter de faire en sorte que ces purges soient les moins sanglantes possibles, que les prisonniers soient mieux traités que sous Kadhafi. Qu’il condamne aussi ce qui risque de se produire, soit faire des prétendus membres d’une « cinquième colonne » de commodes boucs-émissaires exécutés après une parodie de procès.

Des Obeidi (ou Ubaideyat), la tribu de Younès, veulent faire justice par eux-mêmes. Les proches du général assassiné tentent de calmer les jeunes de leur clan et de ne pas s’en prendre au CNT. Son fils remarque : « comment savaient-ils qu’il était mort alors qu’ils ne savaient où se trouvait son corps ? ». Mais BHL a, lui, réponse à tout. Le fils de Younès indique qu’il saisira le Tribunal international de La Hague au besoin. Sinon, « la tribu se chargera de nous venger, » a clairement affirmé Moatassim Younès qui a refusé que des membres du CNT soient présents aux funérailles. Sa tribu en coalise 90 autres, moins importantes. La loi du talion ne s’exercera pas qu’au sein des factions du CNT. De part et d’autre, les représailles, visant aussi des civils désarmés, ne sont guère contenues par l’encadrement.

Le CNT peut-il négocier directement ? Sans doute. Mais avec certains risques. Une médiation (par exemple de la Grèce, dont les tentatives avaient été torpillées par Sarkozy, avec, peut-être, la Turquie, en dépit de la question chypriote, et Malte) serait sans doute souhaitable, en la totale absence de BHL.

Quelques fâcheux oublis

La question que Thierry Guerrier n’a pas posée, peut-être parce que sa revue de presse est trop restreinte est la suivante : l’Otan tente-t-il de provoquer un blocus alimentaire de Tripoli ?

Oh, certes, par des voies détournées, sans que l’Onu puisse y mettre trop le nez.

Mais c’est par exemple dans la presse canadienne que je lis que l’approvisionnement en eau de Tripoli serait compromis par des frappes de l’Otan.

Le 22 juillet, en dépit des résolutions onusiennes, l’aqueduc reliant le grand réservoir d’eau souterraine à diverses localités, dont la capitale, a été l’objet de frappes « de précision ». Des frappes d’autant plus ciblées que le samedi suivant, des locaux techniques ont été aussi bombardés pour empêcher de réparer les dégâts. Comme nous le dit BHL, les forces loyalistes s’abritent derrière des boucliers humains, se terrent dans des locaux qui forment l’infrastructure économique libyenne. Ce n’est pas faux. Et à Stalingrad, alors, tous les combats se déroulaient en rase campagne ? Prétexte.

Les frappes sont extrêmement précises, on évite tout risque de tirs « amis », et les tankistes loyalistes sont prévenus qu’ils seront l’objet de frappes, nous dit BHL. Par qui ? Des parachutistes remettant des plis ? Par des lâchers de tracts à basse altitude ? Billevesées.

Je n’y accorderais pas foi, même si je voyais B.-H. Lévy, chemise blanche au col ouvert, brandissant un drapeau blanc, s’avancer vers un char libyen loyaliste (pour le peu qu’il en subsiste) pour en avertir les occupants d’une frappe imminente. Le coup de la tombe de Massoud, tant d’autres images mises en scène, tant d’impostures de BHL, forment ma « mémoire historique » immédiate.

BHL ment, effrontément. Même plus insidieusement. Mais ceux qui tendent les micros, même si leurs patrons sont des Lagardère ou des Dassaut, renâclent à servir de simples faire-valoir. C’est nouveau, et salutaire.

La Lybie est peut-être « le pont trop loin » de Bernard-Henri Lévy. L’audace a payé, mais il reste des arriérés. Ceux qui encensent BHL ne voudront plus passer pour des demeurés.
Voyez aussi (ci-dessous), les commentaires d’actualisation