L’attention se portait toujours, dimanche soir 10 avril, sur le front est libyen, car peu, sinon aucune nouvelle ne filtre sur le sort des villes de l’ouest et du sud-ouest de Tripoli. Sur le plan diplomatique, alors qu’une délégation de pays de l’Union africaine était arrivée ce dimanche à Tripoli, rien de décisif ne devrait – normalement – intervenir avant la fin de la réunion, jeudi soir prochain, du secrétaire général de l’Onu, Ban Ki-moon, et de Catherine Ashton, avec la Ligue arabe, au Caire. Ce lundi, la délégation de l’Union africaine est attendue à Benghazi alors que la ville d’Ajdabiya semblait de nouveau sécurisée par les forces du Conseil national.

Ce dimanche, Le Monde titre « situation bloquée sur le front libyen ». Quel front ? Celui de l’est, bien sûr, qui s’est déplacé dans la ville même d’Ajdabiya, dernier verrou avant Benghazi. Rien ne filtre sur la situation sur le front ouest si ce n’est qu’un dépôt d’armes loyaliste aurait été détruit à proximité de Zintian. La presse étrangère, confinée dans des hôtels à Tripoli, est conviée à photographier des enfants des écoles acclamer Kadhafi, puis des chefs d’États africains. Le « front intérieur », lui, est totalement ignoré. Pourtant, Al-Jazeera a pu obtenir des images prises côté loyaliste. Que voit-on ? Des civils en armes, à bord de véhicules divers, faire le coup de feu avant de pénétrer dans des localités et procéder au tri des jeunes selon des critères tenant sans doute à leurs noms, leurs origines géographiques, et aux dénonciations des voisins ou connaissances. Ces détachements progressent, suivis ou dépassés par des convois de militaires. Ils auraient atteint certaines parties de la ville d’Ajdabiya, et même son centre.

À Benghazi, la presse internationale la mieux dotée en frais de séjours se concentre à l’hôtel Uzu. Comme elle a fait le plein de photos et de clips de shababs progressant et refluant sur la route menant de la capitale rebelle à Ajdabiya, elle prend le pouls de la population. L’argent liquide manque, les banques n’en disposeront bientôt plus. Les plus fortunés achètent de l’or, à troquer plus tard contre de nouveaux billets ou des devises s’il fallait envisager de fuir, les moins nantis tentent de vendre des bijoux ou des biens durables pour obtenir de quoi nourrir leurs familles, les plus pauvres espèrent que l’aide alimentaire internationale fournira, mais quand ?, de quoi subsister et attendre une incertaine issue.

Le grégarisme des médias est un phénomène bien connu. Il amplifie certains faits, certains témoignages. D’où peut-être l’exagération des expressions de doute, d’insécurité, et les critiques à l’adresse de dirigeants du Conseil qui, hormis le général Younès, controversé, semblent inexistants, timorés, indécis, divisés, trop peu loquaces. Et puis, le sentiment que l’Otan ne tient pas les promesses des pays les plus en pointe de la « coalition » (France et Royaume-Uni), l’interprétation initiale du mandat de la résolution 1973 qui se dissipe, les revers des shababs, commencent à troubler les esprits. La « bavure » (de quels pilotes, de quels pays au juste ?) qui a conduit à détruire des chars du Conseil, la perte de deux hélicoptères qui avaient enfreint la décision d’interdiction de survol, l’avortement de la mission d’un Mig (il en restait donc un aux rebelles), contraint par la chasse coalisée de se poser, entretiennent les doutes : que veulent donc les Occidentaux ?

La presse anglophone, dont certains envoyés spéciaux ont vécu l’insécurité qui s’instaura à Bagdad après la chute de Saddam Hussein, commence à dresser un tout autre panorama que celui que campe Bernard-Henri Lévy. « Le philosophe le plus influent et le plus crédule au monde », selon le titre d’Il Foglio, « el dandi que se invento la guerra », pour Semana (Colombie), « devrait également se rendre à Brega », selon La Règle du Jeu, sa revue, qui l’annonçait, dès vendredi 8 avril, à bord d’un avion à destination de Benghazi. Pour le moment, cette visite à Brega semble plus que compromise. Brega aurait, selon des sources du Conseil, été reprise dimanche après-midi. Mais ce qu’il en adviendra cette nuit ou demain n’est pas assuré.

Selon Nabila Ramdani, qui a confié son sentiment à Al-Jazeera, les bons offices de Ould Abdel Aziz (Mauritanie), Amadou Toumani Touré (Mali), Denis Sassou Nguesso (Congo) et Jacob Zuma (Af. du Sud), n’ont aucune chance de convaincre le Conseil national d’envisager un cessez-le-feu. Il faut en effet être deux pour danser le tango : si les Kadhafi sont unis, le Conseil ne l’est pas et il doit aussi tenir compte d’une partie de l’opinion qui le soutient et exprime encore l’espoir de voir les lignes de ravitaillement des loyalistes coupées et qu’une véritable armée, recevant des armes et des munitions en dépit de l’embargo officiel, puisse s’organiser. L’idée qu’une partition pourrait devenir inévitable est « unanimement » (pour ceux qui peuvent ou veulent s’exprimer dans les médias) rejetée.

Les Shargawi (habitants de Benghazi et de l’est, par opposition aux Gharbawi de l’ouest) ne sont pas muselés par leurs médias et les mieux équipés ont accès à la presse internationale. Un cessez le feu leur semble avantager Kadhafi qu’ils ne voient sans doute plus renoncer à court terme au pouvoir mais prêt à fomenter de nouvelles offensives à la faveur d’un armistice. Mais pour le moment, ils voient affluer les réfugiés d’Ajdabiya dans une ville totalement désorganisée, où les ordures ne sont plus ramassées, où aucun service public, si ce n’est les hôpitaux, ne fonctionne plus vraiment. Depuis Bruxelles, un porte-parole de l’Otan a indiqué que plus d’une vingtaine de chars loyalistes a été détruite depuis samedi mais il a aussi ajouté : « clairement, la situation à Ajdabiya est désespérée et les forces de Kadhafi attaquent la ville à l’arme lourde… ».

L’autre problème est que le conflit déstabilise aussi les pays voisins. Pour Leaders (Tunis), Elyès Jouni a estimé : « 30 000 à 35 000 de nos concitoyens rentrés de Libye sont venus grossir les rangs des chômeurs, 10 000 emplois ont été perdus en raison des divers mouvements que nous avons pu connaître et 80 000 emplois sont menacés. ». Les répercussions du conflit sont aussi lourdes de conséquences pour les économies des pays d’Afrique subsaharienne. Tout semble se passer comme si le pari de faire fléchir Kadhafi ayant été perdu, la recherche d’une solution moins coûteuse (et pas qu’en vies humaines) paraissait s’imposer, même au risque de faire fi de quelques principes initialement clamés haut et fort. Benghazi ne tombera sans doute pas, mais ses ambitions pourraient devoir être revues à la baisse. À moins, bien sûr, que la Ligue arabe ne se décide à lui accorder un soutien plus unanime et moins symbolique, ce qui resterait à vérifier aussi sur la durée.