La Libye n’est pas déjà en passe d’évoquer le Rwanda de 1994, et ne semble pas en passe de le devenir, même si le nouveau gouvernement libyen n’est pas, et de loin, unanimement accepté. Mais la situation dans la zone euro commence à évoquer très fort la nouvelle Libye. À cette différence près qu’aucun de ses dirigeants ne peut se targuer de la légitimité des combattants libyens.

Susan Rice, ambassadrice étasunienne auprès des Nations unies, a évoqué hier, mercredi, au Rwanda, que les États-Unis avaient craint que la Libye ne vive des massacres généralisés comme au Rwanda en 1994.
Mais c’était pour conclure que l’Otan avait stoppé tout cela, que le président Kagamé ferait bien de se souvenir que le soulèvement libyen était « un avertissement » aux dirigeants du monde entier.

« Si nous perdons le contact avec nos peuples, si nous ne les servons pas comme ils le méritent et répondons à leurs besoins, il y aura des conséquences (…) ils peuvent se retourner contre vous… » : en fait, après avoir critiqué Kagame qui musèle la presse du Rwanda, fait disparaître des opposants, c’est à lui qu’elle attribue ces fortes paroles… en disant le citer.
Habile.

Berbères et Irlandais

Les nouvelles de Libye ne sont pas excellentes, mais non pas atterrantes. Certes, à Benghazi même, certaines tribus sont fortement déçues par les nominations au nouveau gouvernement. Certes, le Congrès national amazigh (berbère) ne se sent nullement représenté par Juili, un ex-officier originaire de Zenten, ville du djebel Nefoussa, car c’est un « arabe ». Au sud, les Toubous se sentent lésés. N’en rajoutons pas sur les milliers de prisonniers sous la garde de qui veut bien s’en charger (les postes de directeur de prison se refilant entre amis : c’est lucratif), les pillages, les meurtres, &c.

Franklin Lamb, universitaire et journaliste indépendant, plutôt pro-kadhafiste, a conservé des accointances des « deux côtés » (enfin, dans le Front de libération de la Lybie, kadhafiste, en exil, pour résumer, et dans certaines brigades d’ex-combattants toujours armés).

De Syrte, il rapporte que l’Otan n’a pas fait que des morts civils du « bon côté » et que les familles des combattants rebelles (qui le restent, mais non ouvertement) ont aussi fortement souffert de « bavures » ou d’opérations faisant « la part du feu » (soit des victimes collatérales assumées).
Les tribus ou groupes non-représentés ne comprennent pas trop, par exemple, pourquoi Fatima Hamroush, originaire de Benghazi mais exerçant son métier d’ophtalmologiste depuis 15 ans en Irlande, se retrouve bombardée ministre de la Santé. Les combattants considèrent qu’il y a trop de Libyens revenus de l’étranger, et possiblement enclins à prendre leurs consignes à l’étranger, dans le nouveau gouvernement.

Comparaison n’est pas raison, mais outre les Islandais, ce sont les Irlandais qui ont, les premiers, en Europe, pris les premières mesures pour juguler les conséquences de la crise américaine et de la déconfiture de la banque Lehman Brothers. L’Irlande avait nationalisé l’Anglo Irish Bank pour quatre mois, pris des mesures d’austérité.

Voilà que deux distingués professeurs, consultants du Fonds monétaire international, considèrent que le renflouement de l’Anglo Irish Bank a été le déclencheur de la crise dans l’Eurozone. Brian Cowen et Brian Lenihan se gardent bien cependant de dire ce qu’il aurait résulté si l’Anglo avait été abandonnée à son sort, et laissée faire faillite.

À présent, le gouvernement irlandais, dont le projet budget avait atterri à Berlin dans des circonstances non-élucidées, demande à ce que l’Europe laisse souffler le pays. Si une certaine dose de contrôle imposée de « l’étranger » (de Bruxelles) sur leurs affaires budgétaires leur semble acceptable, les Irlandais voudraient que leurs efforts soient mieux pris en compte. Il pourrait être exigé de l’Irlande une mise sous tutelle jusqu’à ce que les trois-quarts de sa dette souveraine soit comblée.

Trop peu, trop tard ?

On ne saura jamais si, en Libye, l’Otan en aura fait trop et trop tôt, ou trop peu et trop tard…
Soit hâté inconsidérément ou laisser pourrir des situations s’envenimant.
De même, en Égypte, le peu de pression diplomatique exercée sur l’armée laisse à présent perplexe : une grande partie du peuple a perdu confiance en son armée, qui semble vouloir s’accrocher au pouvoir.

Ce qui est sûr, c’est que les gouvernements libyen ou égyptien peuvent prendre des mesures rapides, pas les gouvernements européens.
Même si Nicolas Sarkozy et Angela Merkel, assistés par l’Italien Mario Monti, s’étaient mieux entendus aujourd’hui à Strasbourg (ce qui n’est pas vraiment le cas), la lourdeur de la prise de décision, qui impliquerait une renégociation de divers traités, risque d’endommager les économies, d’alourdir encore la dette, et aussi d’alimenter la colère des peuples subissant les plus fortes restrictions.

La rumeur, en Irlande, a entraîné la diffusion d’un communiqué de la banque centrale irlandaise : non, la société De la Rue (l’équivalent de l’ex-Hôtel de la monnaie français, qui battait autrefois monnaie et laisse ce soin à Oberthur à Chantepie, à Giesecke et Devrient, d’autres, autant et plus qu’à la Banque de France à Chamalières), n’a pas eu mandat d’étudier la création de billets en livres irlandaises.

Lorsque la Slovaquie s’était séparée de la Yougoslavie, les banques de ce petit pays avaient eu pour consigne de tamponner, en une nuit, tous les futurs ex-billets yougoslaves. La devise slovaque est à présent l’euro et non plus la couronne slovaque, depuis janvier 2009.

Toute la question de l’avenir de l’Eurozone dépend de la réactivité des gouvernements.

Dernière carte ?

La Libye a du pétrole, des référents idéologiques divers, l’Europe a certainement des idées. Un peu  trop, peut-être. La dernière carte, qu’il faudrait sans doute abattre vite, consisterait à ce que la Banque centrale européenne puisse plus largement intervenir (diverses formes d’intervention ont été étudiées, la France reprenant à son compte l’initiative d’un rachat, par la BCE, des titres souverains à un taux moyen, dans les 4 ou 5 %). Une autre initiative consisterait à ce que la BCE prête aux diverses banques nationales à trois ans (et non plus un seul).

Peut-être pour pousser à la roue, Dexia viendrait de demander des secours d’urgence de la Banque nationale de Belgique et de la Banque de France, mais aussi aux autres banques centrales européennes, pour obtenir des liquidités.

Fitch, agence de notation, vient aussi de rétrograder la note du Portugal de BBB- à BB+ (en prédisant une chute de la croissance portugaise de 3 %).

Le spectre d’une zone euro à deux vitesses ou d’une scission était toujours évoqué par des analystes ce matin même alors que la réunion de Strasbourg venait de commencer.

Pour beaucoup d’observateurs, l’Allemagne doit cesser de jouer avec le feu en poussant ses exigences et en réclamant que la BCE ne change pas de rôle : on risque le « game over » par le tilt, estiment certains analystes.

La pression a été aussi mise sur le Royaume-Uni. Même si la Commission l’a démenti, The Times a titré : « Cameron told to choose between EU and the City » (soit entre le maintien dans l’Europe ou le soutien à la bourse et au quartier des affaires de Londres). La banque vaticane a aussi appelé la BCE a renforcer son rôle.

La charia des marchés

Les diverses opinions nationales sont conscientes que les dettes s’accumulant ne peuvent faire une politique économique saine et que des mesures de rigueur doivent être prises. Mais elles s’inquiètent sur la nature des mesures, se refusant à s’aligner sur la charia des marchés financiers. Et toute la question de la crédibilité des dirigeants politiques repose sur cette alternative, s’il en est encore une : peuvent-ils encore, comme en Argentine et dans divers pays d’Amérique du Sud, se détacher du dogme ? Si ce n’était le cas, l’Europe pourrait effectivement tourner à la « Libye du nord », tout aussi, peut-être, durablement.

« Si nous devions diverger… », a déclaré Nicolas Sarkozy, à l’adresse d’Angela Merkel, avant d’évoquer un hypocondriaque qui finit par mourir. Pour le moment, il semble avoir cédé devant la chancelière allemande sur la question de la totale indépendance de la BCE.Un document franco-allemand sera divulgué avant le 9 décembre. La conférence de presse de Strasbourg s’est achevée à 14:49, sans véritablement apporter d’assurances.

Immédiatement, les marchés réagissaient : au cours même de la conférence, l’euro a commencé à fléchir contre le dollar et l’indice boursier Footsie, qui avait débuté avec un gain de 30 points, en reperdait 22 peu avant la fin de la conférence.

Merkel est restée ferme sur les positions allemandes, évoquant des sanctions pour les pays ne respectant pas le pacte de stabilité, et Sarkozy a meublé son temps de parole, mais il a surtout laissé entrevoir sa crispation. Il devrait s’adresser aux Françaises et aux Français le 1er décembre, la vieille d’un sommet franco-britannique à Paris. Au sortir de l’hémicycle de Strasbourg, Nicolas Sarkozy avait sa mine des très mauvais jours. Angela Merkel n’a pas cédé un seul pouce de terrain. Toutefois, la France a reconnu la nécessité, souhaitée aussi par l’Allemagne, de renégocier divers traités. Mais le rôle de la BCE resterait inchangé.

Seule bonne nouvelle de la journée. La France a par ailleurs aussi annoncé son intention de porter à dix ans (et non plus trois) la prescription pour les fuites de capitaux échappant au fisc à l’étranger, ce, quel que soit le pays où ils sont placés. Selon Valérie Pécresse, depuis 2007, la lutte contre la fraude fiscale aurait permis de récupérer 50 milliards d’euros en pénalités.

Si Les Échos ont titré « Paris, Berlin et Rome prêts à tout pour l’euro », hormis la perspective d’une union fiscale, on ne voit pas trop ce qui est sorti de positif de ce sommet à trois. Il sera suivi d’un nouveau, cette fois à Rome, à une date indéterminée. Reuters rapporte les propos d’un commissaire européen qui estime que rien de décisif ne sortira des réunions du 9 décembre et que les marchés réagiront une nouvelle fois avec défiance. À 15:26, les bourses européennes, qui avaient bénéficié d’un léger regain, reperdaient du terrain.

En résumé, très bon titre de Libération, ce vendredi 25 novembre :
« Eurozone, à Strasbourg, l’union fait la farce… ».
Transposez :
« Libye, à Benghazi, l’union fait la farce… ».
Avec, quoi qu’on puisse en penser, une Libye et une Europe à reconstruire.