Devant les nombreuses critiques que l’on lit ci et là à propos de l’Union européenne, une réflexion me vient immanquablement à l’esprit. S’il est évident que l’UE n’influence qu’indirectement notre vie de citoyen lambda, peut-on pour autant réclamer que la France en sorte ? N’accuse-t-on pas à tort l’Europe de tous les maux alors que les problèmes français sont pratiquement tous dus à nos différents gouvernements qui ont pris les mauvaises décisions au mauvais moment ou qui n’ont pas saisi les opportunités lorsqu’elles se présentaient ?

Une Europe économique…

Alors, on traite l’Europe de grand machin, d’union de peuples disparates aux intérêts divergents. Mais la force de l’Europe n’est-elle pas justement d’être parvenu à regrouper entre les mêmes frontières près de 500 millions d’individus qui pensent et produisent des choses différentes ? Et c’est cette union des extrêmes qui permet d’offrir une vaste gamme de produits et services qui a d’abord stimulé le commerce intra européen puis le mondial.

C’est ce marché immense qui a permis à l’Europe de devenir la première puissance économique mondiale, représentant à elle seule 40 % du commerce mondial, devant l’Asie et les États-Unis.

L’ECU puis l’euro…

Pour la création de l’euro, tant critiquée aujourd’hui… n’oublie-t-on pas trop vite qu’une monnaie unique était devenue une nécessité et qu’elle s’inscrivait dans cette optique de marché européen sans frontière ? Cet euro qui a peut-être allégé un tantinet nos portefeuilles, à cause des malversations de certains commerçants qui ont profité du passage à la monnaie unique pour augmenter illégalement le prix de leurs produits, ce même euro qui existait auparavant sous la forme de l’ECU (European Currency Unity) qui bien qu’utilisé comme monnaie de placement et comme unité de compte n’existait pas en tant que monnaie réelle, cet euro qui à sa création équivalait à un ECU, s’est révélé un puissant stimulant qui a favorisé l’ensemble des échanges au niveau européen.

Et la Turquie…

Pour ce qui est de la Turquie, je ne vais pas débattre ici du bien fondé historique ou géographique indéniable de la place de ce pays dans l’Europe — puisque non seulement la Turquie européenne existe géographiquement, mais aussi parce qu’il ne faut pas oublier que les Turcs (à travers l’empire ottoman) sont présent en Europe depuis 1347 avec la prise de Gallipoli dans les Dardanelles et faut-il rappeler qu’au XVIe siècle, ils faisaient partie de l’échiquier diplomatique européen où ils étaient les alliés traditionnels de la France — et pour cela j’ose affirmer que l’idée d’une Turquie présente au sein de l’Union européenne n’est pas mauvaise en soi.

Ceux qui sont contre l’adhésion de la Turquie l’accusent de ne pas respecter les droits de l’homme, entre autres en ce qui concerne la torture, les droits des femmes, les droits syndicaux et la liberté religieuse. À ceux-là je répondrai qu’il ne faut pas oublier que la Turquie est en pleine révolution culturelle et que, depuis 2001, Ankara a entrepris un grand nombre de réformes avec entre autres l’abolition de la peine de mort et la reconnaissance de la minorité kurde. D’ailleurs, à l’issue du Conseil européen de décembre 2004, l’UE a estimé que les conditions posées pour l’ouverture des négociations avec la Turquie étaient remplies et les négociations d’adhésion ont été lancées le 3 octobre 2005.

Évidemment, tout n’est pas encore parfait et l’adhésion est toujours sujette à débats au sein de l’hémicycle où siègent nos parlementaires européens. Jacques Chirac avait d’ailleurs prévu, dès le 29 avril 2004, que si l’adhésion turque était peu souhaitable à court terme, elle se révélait nécessaire à long terme : « La Turquie est un pays à vocation européenne, tant par son histoire que par sa participation au Traité de l’Atlantique Nord. » et il évoquait une possible intégration dans « dix à quinze ans », c’est-à-dire dans quatre à neuf ans maintenant.

Notre ancien président affirmait de plus que la présence de la Turquie au sein de l’Europe présentait trois intérêts :

  • D’un point de vue politique : « Sur le plan de la sécurité, de la stabilité, de la paix avoir avec nous ce grand ensemble, à nos portes, aujourd’hui, est tout à fait positif ».
  • D’un point de vue économique : « La Turquie représente un énorme marché et un pays puissant économiquement, que nous avons intérêt à avoir avec nous ».
  • Et enfin sur le plan international : « Face aux grands ensembles du monde, de la Chine, de l’Inde, de l’Amérique du Nord, l’Europe serait, sans aucun doute, renforcée dans sa puissance pour demain par la présence de la Turquie ».

Les derniers réticents à l’adhésion de la Turquie nous parlent de divergences religieuses ! Ils omettent le fait que notre pays est laïc et que le domaine religieux y est donc considéré comme faisant partie de la sphère privée et familiale. C’est d’ailleurs pour cette raison que la France fut le principal opposant à l’inclusion de la référence à l’« héritage chrétien » dans le préambule du Traité de Rome de 2004. Valéry Giscard d’Estaing était en effet d’avis qu’il ne pouvait être fait mention du christianisme sans mentionner les autres religions présentes en Europe ! Quant à lui, le gouvernement de Jacques Chirac a rappelé qu’il était fermement attaché à la laïcité, avec une stricte séparation entre État et culte public. Aucune référence à cet héritage religieux ne pouvait donc être mentionnée.

Donc, reprocher à la Turquie sa religion est non seulement malhonnête parce qu’en contradiction avec la laïcité à laquelle nous sommes attaché, mais fait également fi des divers pays européens possédant des systèmes confessionnels, c’est-à-dire où l’État reconnaît une religion officielle qui y jouit de diverses prérogatives. Citons parmi ces pays le Royaume-Uni, le Danemark, la Finlande, l’Irlande, la Belgique, l’Espagne, Monaco, l’Italie, Saint-Marin et la Grèce.

Ceux qui évoquent la religion pour s’opposer à l’adhésion de la Turquie oublient également que malgré que 98 % des Turcs soient de confession musulmane, la Turquie est, à ce jour, le seul pays islamique à avoir inscrit, tout comme notre pays, la laïcité dans sa Constitution. On trouve donc dans cet État un islam modéré, et si la Turquie faisait partie de l’Union, cela permettrait peut-être aux nombreuses communautés musulmanes éparpillées à travers l’UE de se sentir mieux intégrées.

De plus, l’intégration d’un pays musulman à l’Europe prouverait qu’islam et démocratie ne sont pas opposés et la Turquie pourrait ainsi devenir un exemple pour lutter contre les intégrismes religieux ! Cela démontrerait également l’ouverture culturelle de l’Europe, ce qui lui donnerait une avance considérable vis-à-vis des grands ensembles concurrents que sont l’Asie et les États-Unis.

De toute façon, on peut se demander pourquoi tant de haine vis-à-vis de la Turquie alors que l’Europe — qui se targue de lutter contre le programme nucléaire de l’Iran — entretient malgré tout avec ce pays de nombreuses relations commerciales produisant un excédent en faveur de l’Europe de 65 milliards d’euros sur les 3 dernières années dont, rien qu’en 2009, 1,46 milliard d’euros pour la seule France ?

Sincèrement, je pense que pour nos politiques le principal frein à l’adhésion de la Turquie reste économique, car c’est un pays pauvre et sa richesse par habitant ne représente que 27 % de la moyenne européenne. Ce qui est cependant supérieur à celle de la Roumanie ou de la Bulgarie pourtant membres de l’Union européenne depuis le 1er janvier 2007. D’ailleurs, le gouvernement turc a entrepris de nombreuses réformes qui non seulement ont permis à la Turquie de se relever de la faillite de son système bancaire en 2001, mais a permis également une stabilisation de sa monnaie et le redressement de son économie, engendrant en trois ans une augmentation de 25 % du niveau de vie des Turcs. Il est certain que son intégration au sein de l’UE ne pourra que renforcer cette tendance.

Une certaine idée de l’Europe…

Il est un dernier argument que l’on peut opposer aux eurosceptiques, c’est la lutte qu’a entamée l’Europe pour favoriser le commerce équitable et stimuler les exportations des pays les plus pauvres. En effet, dans le cadre de son système de préférences généralisées (SPG), l’Europe accorde un accès en franchise de droits de douane ou un accès à taux réduit à son marché à la plupart des importations en provenance des pays en développement. Elle va encore plus loin avec les 49 pays les plus pauvres du monde, dont l’intégralité des exportations bénéficie d’un accès au marché européen en totale franchise de droits de douane.

Ainsi, à la différence de ses deux grands concurrents, l’Union européenne exporte non seulement ses marchandises, mais également sa vision sociale du monde de demain. Faut-il véritablement renoncer à tout cela à cause de quelques mécontents qui ne veulent, en fait, que sanctionner leur propre gouvernement ?

Fier d’être européen…

Évidemment, l’ensemble est encore imparfait et beaucoup de choses restent à définir et à construire au sein de l’Union européenne. Mais nous devrions être fiers d’appartenir à la génération des intrépides qui ont osé entreprendre cette fabuleuse aventure, ce défi prodigieux que tous les Européens se sont lancé. L’UE à besoin de nous tous et de toutes nos idées !

Sincèrement, je préférerais que les générations futures se souviennent de nous comme de ceux qui avons osé l’Europe, plutôt que comme les timorés qui l’auraient sabordée, lui préférant l’intérêt national et parfois régional.

J’avoue sans fausse honte que mon cœur se serre lorsque j’entends l’Hymne à la joie, notre hymne européen, car je suis persuadé que, par delà l’aspect purement économique, l’Union européenne représente un des derniers remparts contre le mercantilisme à outrance. Elle est en tout cas le meilleur moyen pour nous autres Français d’exporter nos idées dans l’espoir d’imposer un nouveau modèle social et écologique viable à l’échelle planétaire.

Le monde est devenu petit, les nouvelles technologies et les appétits voraces des entreprises en ont rétréci les frontières, il serait ridicule de nous enfermer dans notre Hexagone en espérant que nos douaniers nous préserveront du monde extérieur.

 

 

Sources :

— Gouvernement français, « La place de la Turquie dans l’Union », Information sur l’Europe, 20 octobre 2005.

— Gouvernement français, « Élargissement de l’Union européenne : la candidature de la Turquie », Information sur l’Europe, 9 novembre 2005.

— Gerasimos Augustinos, « The National Idea in Eastern Europe: The Politics of Ethnic and Civic Community», Paperback , 1995.

— Ferrand Olivier, « L’ultime frontière de l’Europe bien au-delà de la Turquie », Libération, 21 octobre 2005, p.32.

— Bernard H. Moss, « Monetary Union in Crisis: The European Union as a Neo-Liberal Construction », Hardcover , 2005

— Derek W. Urwin, « The Community of Europe: A History of European Integration Since 1945 », Paperback, 1994.

— Rubin Barry M., « Turkey and the European Union: Domestic Politics, Economic Integration, and International Dynamics », Routledge, 2003.

— Bal, İdris, « Turkish Foreign Policy In Post Cold War Era », Universal Publishers, 2004

— B. Drake, « Construction Economics in the Single European Market », Hardcover, 1994.

— Dr. Heinz Kramer, « A Changing Turkey: The Challenge to Europe and the United States », Paperback, 2000