Lettre ouverte à TF1

 

 

Cher monsieur,

la première chaîne, c'est une longue histoire. Vous devez sans doute vous en souvenir. Il y a des années de ça, plus précisément en 1986, Jacques Chirac, alors premier ministre, propose la privatisation de l'une des trois chaînes publiques de la télévision (FR3, Antenne 2 et TF1). Finalement, son dévolu fut jeté sur TF1, une chaîne jugée, en son temps, en retard sur la concurrence.

Il ne manquait plus qu'un acquéreur pour empocher la moitié du capital de la chaîne (40 % resteraient sous la forme d'un appel public à l'épargne, et les 10 % seraient partagés entre salariés de la chaîne). Pour dégoter l'actionnaire parfait, la Commission nationale de la communication et des libertés (CNCL) lança, en septembre 1986, un appel à candidature pour la reprise de TF1. Inutile de s'attarder sur les intéressés, seul l'acquéreur nous intéresse, et il porte le nom de Francis Bouygues, votre père. Le 3 avril 1987, c'est l'heure de vérité. Il a fallu mettre le paquet, promettre monts et merveilles lors de cette audition historique. Sans conteste, le candidat Bouygue sen avait dans le crâne, mais aussi sur le compte en banque. Il méritait la victoire !

Francis Bouygues, votre père, savait jouer sur ses atouts. D'entrée de jeu, il confie être «numéro un dans [son] métier» (avec son entreprise éponyme spécialisée dans le BTP). Votre père «avait un grand projet pour la une et [il avait] trouvé des partenaires, tous des créateurs, de véritables entrepreneurs, partageant à la fois [son] enthousiasme et [sa] foi.» Une vraie machine à réussir ! Mais c'est loin d'être fini, papa Bouygues nomme responsable du projet Patrick Lelay qui se fait un plaisir d'esquisser de vive voix le futur de la Une qu'ils avaient imaginé. Les idées qu'évoque alors Lelay sont, promet-il, «simples». Laissons-lui la parole :

«Tout d'abord, respecter le téléspectateur. En second lieu, nous avons cherché à donner une dynamique nouvelle à la création française.». «Faire absorber au public français des séries américaines, ce n'est pas une fatalité. » «Je crois que le fond de commerce, la réputation d'une chaîne, elle est faite bien sûr de son audience, elle est faite aussi de sa réputation. Et, une chaîne de télévision qui prétend être la première en France, ne peut pas le rester uniquement sur la diffusion de programmes les plus simples à absorber» «La culture française est menacée, c'est vrai, mais la culture française doit résister. Parce que la culture, elle exprime le besoin et le plaisir de vivre ensemble. Parce que la culture exprime une vraie communauté de mémoires, une vraie communauté de projets» Bigre !

Je rêve encore des promesses de «retransmissions d'événements culturels de haut niveau » comme votre père l'a tant vanté. Vous savez, «ces grands événements d'opéra» etc. ? «Nous serons une chaîne de culture». On a vu le résultat. Inutile, aussi, de s'attarder sur les promesses faites au sujet du niveau de la langue française à l'écran. Et le traitement de la ménagère, cette cible publicitaire tant enviée, qu'est-ce que la collaboratrice de Francis Bouygues en a dit ? «Les femmes, nous les connaissons bien et depuis longtemps, nous avons suivi leur évolution (sic), leurs préoccupations (resic), et nous savons ce qui les passionne. On pourra peut-être imaginer des émissions encore plus spécifiques pour elles. Et, notamment dans le domaine culturel, parce que ce sont les femmes qui avec leurs enfants ouvrent la cellule familiale à la culture. Alors aujourd'hui, si j'ai rejoint Francis Bouygies, c'est pour le lui rappeler de temps en temps.» Mais pas trop souvent.

Et Francis Bouygues de conclure : «Nous aimons TF1. C'est fait maintenant, car c'est une télévision qui gagne. Avec nous, c'est promis, TF1 sera demain une télévision plus créative, une télévision encore plus dynamique, une télévision qui gagnera en France et dans le monde, alors, nous vous demandons, monsieur le président, mesdames messieurs les conseillers, de nous faire confiance».

Des monts et merveilles, mais les merveilles se sont envolées. Votre TF1, que nous connaissons aujourd'hui, c'est cette triste chaîne qui accumule à son actif ses divertissements les plus vides jamais inventés (Les 100 plus grands…, Méthode Cauet, Confessions intimes, Les enfants de la télé, etc.), ses émissions de télé-réalité abrutissantes (Star Académy, Secret Story, Koh Lanta, L'ile de la tentation, etc.), et ses séries françaises niaises à souhait (Joséphise ange gardien, Soeur Thérèse.com, Père et maire, etc.) mais surtout américaines (Les Experts, Dr House, Grey's Anatomy, Heroes, etc.). Tous ces programmes ne sont à l'évidence que des prétextes pour préparer le cerveau des téléspectateurs à la publicité qui ne manque pas. A ce sujet, Patrick Lelay, ex-directeur général, a fait une sortie fracassante en 2004 : «Il y a beaucoup de façons de parler de la télévision, mais dans une perspective business, soyons réaliste: à la base, le métier de TF1, c'est d'aider Coca-Cola, par exemple, à vendre son produit. Ce que nous vendons à Coca-Cola, c'est du temps de cerveau humain disponible».

On s'en doutait, Lelay n'a fait que confirmer. Et les deux journaux télévisés  de la chaîne (13h et 20h) ne font pas office d'exceptions. Un drôle de mélange de faits divers, de reportages en pleine campagne, des enquêtes qui ne chatouillent surtout pas les intérêts de la chaîne (dans le BTP, la téléphonique mobile, le paysage audiovisuel, l'internet, qui a coûté, il y a peu, la place de Jérôme Bourreau-Guggenheim, ex-responsable du pôle web innovation de TF1 pour avoir envoyé dans un mail privé une opinion au vitriol à son député sur la loi Hadopi «contraire aux déclarations du groupe TF1, notoirement en faveur de cette loi») et, entre spectaculaire et émotionnel, les journaux de la Une attendrissent les cerveaux et influencent les résultats des élections en jouant sur la peur. Un classique. Exploiter les vieilles recettes de l'insécurité, de la racaille qui pullule, et montrer en sauveur le candidat qui saura mettre un terme à cette mascarade sous le couvert de l'information. C'est vieux comme le monde, mais plus c'est gros…

Francis Bouygues, pourquoi m'en prendre à vous ? Je vous l'accorde. Les autres chaînes de télévision ne sont pas plus reluisantes. Pourtant, TF1 est la chaîne la plus importante dans le paysage français, son influence n'est plus à prouver, et son pouvoir de désinformer et de mettre en avant vos filiales et des idées politiques font d'elle un danger public. Il faut que cela cesse. Comment ? En désertant votre antenne de propagande. C'est le pourquoi de ma lettre ouverte, vous avertir d'une prise de conscience, et informer les téléspectateurs de l'immense erreur qu'ils commettent en appuyant sur le premier bouton de leur télécommande. Le petit écran n'apporte rien au quotidien des Français. Et la collusion qui vous lit aux politiques met en danger la démocratie. Ensemble, tout devient possible. Ensemble, nous mettrons votre chaîne à genoux.

Mes sincères salutations.