Le règne de la paupérisation

 

Antienne de la lutte des classes chère à Karl Marx, la paupérisation du prolétariat était vue comme l’inéluctable conséquence de la gloutonnerie insatiable de la société capitaliste. Selon lui, elle rendait non moins inéluctable la révolution par laquelle la classe ouvrière, s’étant emparée du pouvoir, y mettrait un point final.

 

Voilà déjà quelque vingt ans que l’alors numéro premier sous-gouverneur de la Banque de France (probablement Philippe Lagayette, personnage peu suspect de marxisme militant ; et s’il ne s’agit pas de lui, ces colonnes lui sont largement ouvertes pour accueillir son droit de réponse) faisait remarquer le profond bouleversement qu’avait vécu la société capitaliste depuis les débuts de l’ère industrielle.

A l’origine, rappelait-il, le capitalisme reposait sur l’alliance objective, la rencontre des intérêts de deux catégories d’individus :ceux qui apportaient leur capital et parce qu’ils acceptaient de le risquer gagnaient gros en dividendes, quand ils gagnaient ; et ceux qui, n’ayant rien d’autre à monnayer que leur travail, ne prenaient aucun risque, une confortable sécurité en contrepartie de laquelle ils gagnaient peu, en salaires.

Sous la pression des marchés financiers, les données s’étaient, faisait-il remarquer, insensiblement mais définitivement inversées : désormais, face aux intérêts des marchés (représentés par les fonds de pension en particulier) qui exigeaient des rendements de l’ordre de 15 %, les masses laborieuses étaient devenues une simple variable d’ajustement pour atteindre ces performances. A l’époque, le sujet de la mondialisation n’était pas à l’ordre du jour, mais il ne représente peu ou prou que l’aboutissement provisoirement ultime de cette évolution.

L’ordre des risques s’était donc du coup tout simplement renversé : les détenteurs du capital n’en courraient plus aucun (car si la performance exigée n’était pas au rendez-vous, ils partaient tout simplement l’année suivante la rechercher et l’obtenir ailleurs) alors que, si les salariés continuaient de gagner aussi peu, la nouveauté est qu’ils faisaient dans le même temps l’amère expérience de l’insécurité, de la précarité et du chômage.

Paupérisation relative, selon Ernest Mandel, éminence trotskiste. Qu’entend-on par relative ? Cité par Pierre Ronsanvallon, le directeur de l’École d’économie de Paris (François Bouguignon) estime que l’écart des niveaux de vie moyens entre la Chine et l’Europe se réduit drastiquement et atteindra un rapport de 1 à 2 seulement dans un demi-siècle.

Pourtant, dissimulées aux regards par cette moyenne, les disparités ne cessent de croître en son sein non moins considérablement : la prospérité des uns se nourrit de la décrépitude des autres, en une sorte d’ascenseur social à rebours qui favorise ceux qui le sont déjà. A titre d’illustration de cette tendance, et pour rester sur notre pré carré (ou plutôt hexagonal), le nombre de Français qui ont franchi le seuil de pauvreté (dans le mauvais sens) s’est accru de 400.000 en un an, entre 2008 et 2009, selon les statistiques les plus récemment publiées par l’INSEE.

Mais cela n’occulte en rien une autre vérité tout aussi capitale qu’indiscutable : la seule tentative revendiquée pour pallier ce constat (avec des intentions originellement généreuses) s’est soldée par une monstrueuse caricature dont l’échec retentissant et sanglant marquera à jamais nos esprits.

Soixante-dix ans durant, elle s’est elle-même traduite par une paupérisation des faibles, concomitante, là aussi par un effet de vases communicants sans doute, avec une confiscation des biens au seul profit des puissants. Il suffit pour s’en convaincre de remarquer que l’effondrement du système dit communiste a fait émerger sur ses cendres une nouvelle classe possédante, donc dirigeante, dont les rangs fourmillent d’anciens « dignitaires » du régime déchu.

Et il suffirait de parcourir les cimetières pour mesurer que le prix à payer pour atteindre la limite extrême de cette misère était d’y laisser la vie ; hélas, ne comptons pas sur la visite de telles nécropoles pour entretenir notre mémoire : d’aucuns ont estimé que de simples fosses communes les remplaceraient avantageusement.

Alors, si les exemples au quotidien de cette paupérisation sont de jour en jour plus évidents, je n’en tire aucune conclusion quant aux remèdes qu’il conviendrait d’y apporter et je ne me hasarde même à aucun pronostic sur les probabilités de tel ou tel scénario.

Je suis en revanche convaincu que, parce que nous avons le nez collé contre la vitre, nous n’avons qu’une vision très approximative d’une réalité qui nous effraie car nous sentons bien qu’elle nous guette et que nous pourrions bien, un jour ou l’autre, venir rejoindre les rangs des 400.000 d’une prochaine génération. Convaincu aussi de l’urgente nécessité d’une prise de conscience, même si elle n’est bien entendu pas suffisante.

Peut-être le diagnostic est-il biaisé et la situation différente de celle décrite ici ; peut-être est-il correct mais curable par des remèdes tellement évidents que personne ne les voit. Le débat est ouvert…

PS : à ceux des lecteurs qui, pour n’avoir lu cet article qu’à moitié, seraient tentés de me traiter de dangereux marxiste attardé ou au contraire d’indécrottable petit bourgeois, je rappellerai par prétérition cette maxime que nous devons à Pierre Desproges : « Qu’on soit de droite, qu’on soit de gauche, on est hémiplégique disait Raymond Aron… qui était de droite ».

2 réflexions sur « Le règne de la paupérisation »

  1. Observer le capitalisme d’Etat ne nous a pas suffi. En 70 ans la boucle était bouclée. C’est donc gaiement que nous l’imitons avec la capitalisme financier privé. Aucune différence. Après le mur de Berlin le Wall de Wall street.

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