Depuis le 1er octobre 2013, seules les éditions de Belfort et de Montbéliard du quotidien L’Est Républicain perpétuent – sans doute provisoirement – le souvenir de son concurrent, Le Pays de Franche-Comté (titré aussi L’Alsace-Le Pays de Franche-Comté). Le groupe de publications Ebra, filiale du groupe Crédit mutuel, a mis fin à une aventure de presse qui n’aura pas réussi à durer beaucoup plus d’un quart de siècle.

Cela m’avait échappé : « absent de Paris » depuis début octobre et loin du Territoire-de-Belfort depuis quelques décennies, c’est en visitant par hasard ma page Facebook que je constate la disparition de la page L’Alsace-Le Pays de Franche-Comté au profit de celle L’Est Républicain-Le Pays.
Funeste. J’ai beau imaginer que Le Pays de Franche-Comté avait perdu la niarque (et le côté foutraque) de ses toutes premières éditions, en 1980, le voir se faire absorber par l’ex-concurrent, et quitter le giron mulhousien de L’Alsace, cela me navre presque…
Presque, puisque navrer voue au trépas (là, comme le disait Fred Vairetty, en « se suicidant avec une saucisse » pointée sur le cœur), et que « désoler » conviendrait mieux. 

Très succincte, la page Wikipedia relate l’essentiel que retiendra ou non l’histoire de la presse et des médias régionaux français.
En 1980, Jean-Marie Haeffelé (†nov. 2009), débarque de Mulhouse à Belfort et commence à débaucher des journalistes de L’Est Républicain (deux), engage des « employés de rédaction » (plus faciles à licencier), dont le créateur du service de presse et communication de la mairie de Belfort, des profs auxiliaires, des gens maîtrisant orthographe et syntaxe. J.-M. Haeffelé était de la trempe des journalistes devenus patrons de presse, ce qui n’était pas si rarissime à l’époque. L’Alsace, le quotidien bas-rhinois, ne se voyait guère affronter Les Dernières Nouvelles d’Alsace, dont le siège strasbourgeois se considérait, fort de ses ventes, la voix de l’Alsace toute entière.
Restait cette petite agence belfortaine, qui vivotait… Mais L’Alsace-Belfort pouvait représenter l’avant-poste qui contribuerait peu à peu à l’expansion de L’Alsace, sous d’autres couleurs, sur les marches de L’Est Républicain.

J’étais alors en poste à la mairie, chargé des titres municipaux et de diverses tâches internes et externes, et ce n’était pas tout à fait le journalisme auquel je m’étais destiné des années auparavant. Cela étant, faire de « la petite locale » ou de la départementale, bah, cela n’avait rien d’exaltant. Mais c’était quand même tentant de retrouver du journalisme tout venant après l’institutionnel.  

J’avais de bonnes relations avec les rédactions de L’Alsace-Belfort et de L’Est Républicain, édition du Territoire, et je m’en ouvrais à Gabriel Goguillot (†juin 2010), le chef départemental de L’Est Rép’. Alors que son siège nancéen était plutôt catalogué « de droite », Gaby avait laissé sa rédaction soutenir mezzo-voce la « grève du centenaire » de l’usine locale d’Alsthom et on le disait proche du premier adjoint au maire Émile Géhant, Jean-Pierre Chevènement, qui faisait déjà figure d’homme fort du Territoire.

Gaby me dit crument : « s’ils arrivent à vendre 5 000 papiers, ce sera bien le bout du monde ; donc, ils finiront par plier, et nous récupérerons peut-être la moitié du nouveau lectorat qu’ils auront suscité… ». Provenant d’une presse pugnace mais désargentée (l’hebdomadaire alsacien Uss’m Follik, Politique Hebdo, l’Agence de presse Libération…), je ne voyais pas les très pondérés Alsaciens du siège mulhousien et le Crédit mutuel, qui soutenait cette offensive de L’Alsace, courir au fiasco. Et puis, je trouvais L’Est Rép’ bien raplapla, un tantinet gnangnan, finalement peu en phase avec l’esprit franc-comtois. C’est peut-être cette placide assurance (Gaby n’était nullement suffisant et très peu méprisant) qui m’a incité à relever le défi.

Et quel défi ! « Mulhouse », en son ensemble, ne croyait guère au succès de l’expérience. Ce qui fit qu’hormis Jean-Marie Haeffelé, personne du siège ne s’impliqua réellement. On nous regardait de loin nous démener. L’équipe en place, composée du « père » Vogelsperger, un journaliste qui attendait une prochaine retraite, de Michel « Fred » Vairetty, qui chapeautait les correspondants locaux, et de Jacky Parisot, journaliste sportif, ainsi que les nouvelles et nouveaux venus se retrouvèrent placés sous la férule de Jacky Parisot. 

Pas un mauvais bougre, mais un sanguin, un battant, qui répugnait sans doute à se livrer à un tel harcèlement sur son équipe, mais n’avait guère le choix. Le boulot était trop souvent épuisant. Il ne fallait rater le moindre fait divers, réaliser à la fois un quotidien populaire et d’assez bonne tenue, traquer le moindre résultat sportif, corriger et coter à la volée des piles de copies de correspondants locaux, préparer les pages régionales (coter, maquetter) et monter vers 18 heures au siège pour superviser le marbre…  Ce qui imposait d’y rester jusqu’à la limite du ratage de la mise en place en kiosques, soit fort tard passé minuit, une heure, deux heures du matin. Le marbre était un poste « tournant », personne n’ayant envie de s’y coller vraiment, et parfois, après une nuit écourtée (car parfois terminée chez l’autre Gaby, un bistrotier-restaurateur d’anthologie, ou, rideaux tirés, à la Brasserie de la Gare), il fallait se coltiner l’engueulade le plus souvent carabinée de Jacky-la-Terreur, à la conférence de rédaction de 10 heures. Puis souvent enchaîner sur une autre poste (couverture locale, reportage, ou secrétariat de rédaction).

Mais on a vraiment osé. Des titres qu’on ne trouve plus que dans Charlie-Hebdo ou Siné mensuel. Des reportages (pour mon compte avec Philippe Jechoux en appui photo) effectués hors service (sans possibilité d’heures sup’ ou de récupération) sur la maison d’arrêt locale (trois volets d’une page chaque), le domaine forestier (idem), divers trucs qui rehaussaient un peu l’ordinaire des boulistes, des réunions d’associations, &c. 

Les pompiers nous connaissaient trop bien : nous les coursions à moto. Et puis, quand, craquant au moment de monter au marbre, une journaliste piquait une crise spectaculaire de tétanie, il fallait bien les appeler. Une fois, un jeune sportif (aux deux sens du terme) s’est effondré d’épuisement dans l’escalier descendant de la rédaction sportive : Sochaux était bien placé en coupe d’Europe, sa dernière heure de sommeil remontait à fort loin.

On osait tout : publier la carte postale d’un roi de l’évasion en cavale (Patrick Brice, †déc. 2010), aller voir son « beau-père » que le commissaire Tanière voulait faire plonger d’autant plus que le policier n’était pas insensible au charme de sa fille, quitte à être tricards de main courante au commissariat. Dans un registre plus anodin, exaspéré par les fameuses pages des « mariages du samedi » (au moins cinq papiers vendus par famille des époux pris en photo), j’avais titré « Et maintenant, on peut ! » ou « Je l’ai voulu(e), je l’ai eu(e) » : on se défoulait comme on pouvait, et notamment, le samedi, en faisant éclater des pétards dans la rédaction, en passant par les fenêtres pour sortir des locaux, en faisant des blagues téléphoniques entre deux coups de « feu » (sujets à couvrir ou pages à monter).
Un feu « sacré » d’ailleurs. Nous en voulions, avec l’ardeur de la jeunesse, la conviction qu’une autre forme de journalisme, vraiment plus tonique, était viable, et le défi à relever. Les prétendus employé·e·s de rédaction signaient les unes des bientôt trois éditions (Territoire, Pays de Montbéliard-Sochaux, Lure et Haute-Saône). Au bout d’un an, comme promis, nous étions journalistes-stagiaires pour la Commission de la carte d’identité (dite « carte de presse »).

Puis, cela se normalisa. Rémi Lainé, qui comme moi-même avait claqué prématurément la porte de l’école de journalisme de Strasbourg (le Cuej), partit pour d’autres horizons peu après moi, et des stagiaires d’écoles, puis des sortants diplômés, allaient fournir à Fred Vairetty de la copie plus conforme, tombant d’avantage à l’heure ; Jacky Parisot monta au siège, remplacé par un Alsacien bon teint… Eh, l’expérience ayant été transformée, la place était devenue bonne à prendre. On y gagna sans doute en sérénité. En « sérieux », ce n’est pas si sûr…

Pascal Lainé, le frère aîné de Rémi, se retrouva à la tête d’un titre qui ne se distinguait plus guère de son « concurrent ». Le Crédit mutuel chapeautant les deux titres a donc opté pour, après 23 ans, le détachement du Pays de L’Alsace et son intégration à L’Est Républicain.
Le Territoire, anciennement composé de cantons haut-rhinois (avant Denfert-Rochereau, Thiers et Bismark), rejoint donc totalement la Franche-Comté. Belfort a oublié depuis belle lurette sa choucroute aux carottes, et son « alsacianitude » passée.

C’était l’époque où « l’abbé Péna » (un chanteur-compositeur-interprète se produisant en soutane) « divorçait en grandes pompes » (d’une ex-réfugiée chilienne, et effectivement, avec quelques pointures superflues pour ses chaussures). Le Comité Coluche présentait Pommier (un gars de l’Alsthom) aux législatives et Jean-Pierre Chevènement avait consenti à ce que le fameux slogan électoral « Pommier, je t’aime, apprends-moi l’amour, fais de moi une femme, je t’aimerai toujours » domine la Savoureuse et le pont menant (ou provenant de) à la Vieille-Ville.

Le premier numéro intitulé Le Pays de Franche-Comté était en kiosques le 6 mars 1980. Le titre initialement envisagé avait été « Le Matin de Franche-Comté » (puis « Le Jour »). Ce qui distingue rapidement le titre de la plupart des autres régionaux, c’est une liberté de ton, une volonté de ne pas lâcher l’actu, et de garder l’os de l’info entre les dents, une très forte réactivité et la possibilité, s’il le fallait, de mettre tout le monde sur le pont jusqu’à point d’heure, quitte à frôler la remise en kiosques dernier carat. Et puis, beaucoup de photos (une double page de tout petits portraits lors de je ne sais plus qu’elle veillée d’armes commémorative, par exemple), la pagination poussée si cela le méritait (huit pages spéciales pour un incendie ayant fait huit morts dans un immeuble proche de la gare de Belfort ; une édition spéciale pour la mort d’Edgar Fauren, une autre pour celle de l’ami Raymond Forni).

Pour Nancy, les éditions du Nord-Franche-Comté, cela relevait des « marches », de la périphérie de la zone de diffusion de L’Est Républicain.
Mais Gaby Goguillot ne jouissait pas d’une grande autonomie tandis que la rédaction du Pays inventait plus ou moins son style de journalisme.
Nancy, après que Gaby G. eut rejoint la mairie de Belfort, dépêcha un coriace, Jacques Richard (qui allait par la suite se casser les dents contre L’Union à Châlons, alors « sur-Marne »), un offensif, qui finira beaucoup plus tard chez Hersant fils (Philippe).
La concurrence s’exacerba, Philippe Duval claqua la porte de L’Est Rép’ pour entrer au Pays tandis que « Malina » (Le Pihivé) se laissait convaincre de passer à l’autre bord, et très souvent les deux titres ont commencé à développer deux approches, des angles vraiment différents, voire opposés.

C’est ce qu’on appelle le pluralisme de la presse, et la presse, en France, finalement, est d’abord régionale (avec Ouest-France couvrant une très vaste zone à lui seul).

En dépit de la montée du site du quotidien, piloté en partie, pour la Franche-Comté, par Pascal Lainé, Le Pays parvenait encore, cette année, à vendre parfois jusqu’à 10 000 papiers. Mais depuis avril dernier, les « synergies » entre L’Est Rép’ et Le Pays (dont, autrefois, les informations générales étaient réalisées à Mulhouse) se renforçaient.

Verra-t-on à présent Les Dernières Nouvelles d’Alsace et L’Alsace s’uniformiser et fusionner leurs rédactions (qui s’amenuiseront au fur et à mesure des départs en retraite non remplacés) ? Cela risque fort de se produire.

Seul « avantage », peut-être redonner de l’espace – et du souffle – à une presse indépendante d’information régionale. Cela étant, le « portail » régional InfoduJour, qui devait être lancé ce mois d’octobre (depuis Metz-Nancy, avec Marcel Gay et Denis Robert), tarde à se concrétiser.

DijonScope n’a pu tenir longtemps le haut de son pavé bourguignon (dernière édition le 14 mai 2013). Le Miroir tente de prendre la relève pour couvrir la Côte-d’Or et la Bourgogne. Mais on ne peut pas dire que les annonceurs se bousculent.

Le groupe Ebra couvre à présent 23 département, depuis la Meuse jusqu’au Vaucluse. Il bute au nord-ouest sur le groupe belge Rossel, à l’ouest sur Centre France, au sud sur Nice-Matin (Hersant) et La Provence (Tapie). Tout cela finira-t-il « mutualisé » sous l’égide d’une banque de moins en moins mutualiste dans son esprit est ses pratiques ? Sans doute… 

Certains lecteurs ont réagi (ainsi qu’EELV), la plupart n’y attachent plus vraiment l’importance que cela revêtait dans les années 1980. C’est assurément « un signe ». De quoi ?
De multiples phénomènes, dont un certain désintérêt pour la chose publique qui ne vous touche pas de très près. En fusionnant les deux titres, le groupe filiale du Crédit mutuel ne risque guère de renverser cette tendance.