Le pavillon Alzheimer

Vous qui pénétrez en ces lieux, perdez tout espoir d’en ressortir… C’est un peu ce que l’on pourrait s’attendre à voir afficher à l’entrée de cet endroit.

C’est une double porte que l’on ouvre en appuyant sur un bouton. Si l’on prend un peu de temps avant de la pousser et que l’on regarde par le hublot, on découvre une grande pièce, au mobilier neuf et coloré, uniquement remplie de tables et de chaises, occupées, çà et là, par des dames d’un certain âge.

Lorsque vous pénétrez dans la salle, tous les regards se tournent vers vous. En réponse à vos salutations, un silence pesant vous répond, appuyé par des regards vides. A peine ponctué de quelques réponses, murmurées, de ci de là.

L’endroit n’est pas désagréable, neuf,  très bien aéré, avec un petit patio adjacent où les malades peuvent aller s’asseoir dehors ou marcher un peu avec les gens qui viennent les voir. Ils ne sortent jamais seuls.

Mais la plupart de ceux qui se lèvent encore (parce qu’ils en ont encore la force et parce qu’ils n’ont  pas encore sombrés dans une torpeur végétative) sillonnent sans répit les couloirs de l’unité de soins, qui cherchant sa rue, ses clés, qui racontant à qui veut l’entendre que ses enfants vont venir la chercher, qui astiquant compulsivement les rambardes et les chaises.

Une télé grand écran et dernier cri hurle dans l’indifférence générale. Quelques revues hors d’âge traînent ça et là.

Parfois, une personne s’approche de vous, vous murmurant des propos décousus et incompréhensibles sans attendre de réponse de votre part. Aucune attitude agressive, simplement des êtres enfermés dans leur prison intérieure, solitaires et perdus.

Je m’approche. Elle est assise de dos, immobile, un verre d’eau posé devant elle. Lorsque je lui pose la main sur l’épaule, elle se retourne doucement et, me reconnaissant, sourit. C’est encourageant et rassurant pour moi, elle me reconnait encore. Elle me bredouille alors une phrase dont je ne comprends pas le sens. Je m’évertue à lui parler, lui rappeler des choses, l’entretenir d’un tel ou d’une telle, frère, petit-fils, nièce. Au mieux, cela éveille un sourire de sa part. Mais la plupart du temps, elle reste plongée dans son mutisme hagard.

De temps à autre, je sens pesé sur moi un regard appuyé, sans gêne aucune, auquel je réponds par un sourire qui n’éveille aucune réaction. Il y a quelque chose de profondément troublant à être ainsi dévisagé par un regard à la fois intense et vide. Parfois quelques manifestations dérangeantes ou impudiques m’obligent alors à détourner les yeux, gêné.

C’est à chaque fois une épreuve. Partager entre le désir de voir celle qui est ma mère et la peur d’affronter cette vision si perturbante, dans cette antichambre d’une fin malheureusement programmée et sans appel. Il n’y a pas de guérison possible et nous sommes condamnés à voir s’éloigner ce que l’on aime sans rien pouvoir y faire. On a beau être prévenu, avoir en tête ces paroles prononcées par le médecin : « vous savez, un jour vous pénétrerez dans sa chambre pour la voir et vous vous entendrez dire : »je ne vous connais pas, Monsieur ». Il faut s’y préparer.

Mais comment peut-on s’y préparer ? Cela entre en conflit avec tout ce qui nous a conditionné dans notre vie en société : rester jeune, fort, beau, efficace, vivre comme si nous étions invincibles, indestructibles, immortels. C’est un mensonge que l’on se raconte en boucle, voués que nous sommes, comme toutes choses, à connaître la déchéance physique et morale.
Vient l’heure du repas annoncé par les aides-soignantes. C’est avec, à ma grande honte, un certain soulagement que je saisis ce prétexte pour m’échapper de cette atmosphère pesante, usante.

En me levant pour l’embrasser, je l’entends me dire doucement : « je veux venir avec toi «  Je n’ai alors à offrir à ma mère que de piètres excuses et mensonges.

Je me dirige alors vers le sas, composant rapidement le code sans lequel personne ne peut sortir de cette pièce. Et je repars. Parvenu dehors, le soleil me rappelle mon retour au monde. C’est avec un mélange de honte, de déprime, de tristesse que je remonte dans ma voiture et pars de ce lieu.

Une réflexion sur « Le pavillon Alzheimer »

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