Sans doute l’un des meilleurs romans historiques depuis (et pour bientôt) quelques (autres) décennies, Le Mensonge de Dieu, de Mohamed Benchicou renouvelle le genre de la saga familiale. Benchicou, journaliste, fondateur du Matin (quotidien algérien), lui confère une dimension épique innovante : aux récits croisés, aux mélanges d’époques (1870 à nos jours), à la Dos Passos, il ajoute une scansion particulière, un sens du leitmotiv (par le biais du fil bleu des legs d’objets notamment), et une sensibilité narrative prégnante. Le genre, devenu convenu, balisé, en est littérairement rénové.

Je n’ai pas parcouru d’une seule traite ce lourd (650 pages) et néanmoins fort digeste pavé. En d’autres moments, d’autres circonstances (l’actualité libyenne, syrienne, la « sidération » Strauss-Kahn, &c.), j’aurais pu aisément écarter les désagréments d’une nuit blanche et me serai précipité pour chroniquer ce roman « familial élargi » dans la foulée, ou presque.
De la saga, celle des « chansons de geste contemporaines », Benchichou renforce la portée du conté, du légendaire, en s’appuyant sur des redites narratives, des « répons », que le lecteur ignorant des traditions berbères trouvera sans doute plus « vraies » que nature.
Pourtant, nulle évocation de « charmes », de princesses, et les intrépides guerriers ne sont pas magnifiés : le fantastique tient à ce que la réalité, celle d’une surprenante lignée de protagonistes, hommes et femmes, dont des personnages historiques réels, dépasse la fiction.

Ce qui précède peut rebuter : quatre centimètres de tranche pour l’édition Michalon (pour celle d’Arezki Aït-Larbi, de Koukou éds, je ne sais) plus un côté « Recherche des temps perdus et retrouvés » proustien, on peut être enclin à laisser à d’autres que soi. Là, à tort.
Les madeleines de Benchichou sont fortement plus roboratives (fabada asturiana, matsa, gazpacho al andalus, bäkeofe, calissons, plats juifs ou maghrébins, évoqués en notes de bas de page : Saha f’tourkoum, Pofte buna, que se aproveche, à la bonne vôtre !). Très digestes, cependant.

Le Mensonge de Dieu se lit aussi comme du Max Gallo et si cela reste en-deçà des fresques « magistrales et haletantes » de Garcia Marquez, plus proche de l’irrévérence d’un Michel Folco, moins Pardhaillan ou Cartouche que d’autres, ce n’est jamais médiocre, lassant, encore moins insipide. Le récit vous prend (ou plutôt les récits croisés, enchevêtrés), ne vous lâche guère, qu’il soit de paix ou de conflits (guerre de 1870… des Six jours… anti-terrorisme actuel…).

Irrévérence…
Deux exemples : « encore un papier hygiénique écrit à quatre mains outre mer pour consoler les cochons de frogs qui bombardent quotidiennement la Libye ! » ; « rien que le titre, pas question de lire cela… blasphème !». Lu sur le Ouaibe, plus que « vu à la télé », et pour cause. Piètre consolation, la portée polémique en Algérie l’emporte souvent sur toute autre considération, mais elle assurera aussi le succès immédiat, sinon différé et durable. Ce n’est pas demain la veille que les Frogs ministériels inscriront ce livre au programme des écoles de ce côté de la Méditerranée, pour les écoles coraniques ou autres de Tanger à… oui, peut-être à Bizerte si le jasmin ne s’y fane pas trop vite, la réception sera fortement contrastée. Attendons de voir ce que la censure en fera à Benghazi : Bernard-Henri Lévy, s’il le lit dans son riad, prendra quelques leçons de circonspection.

C’est une histoire d’Amour, des histoires d’amour, de Haine et de haines, réciproques. Amour tant des femmes – parfois apparemment trop magnifiées pour les féministes réfutant l’essentialisme – que d’un « dieu » qui n’est pas celui des divers catéchismes, amour d’une Palestine possible qui n’éradiquerait pas Israël, amour d’une liberté qui ne se conçoit pas dans l’intolérance d’une libre pensée péremptoire et intransigeante. Le Mensonge de Dieu vaut laissez-passer pour appréhender tant le fondamentalisme islamique que la judéité, l’arrogance colonialiste, l’affairisme et la paranoïa d’actuelles castes algériennes, le cynisme de nos propres dirigeants, &c.

Tout commence avec Belaïd, l’ancêtre, qui passera, par le hasard des circonstances et l’attrait d’une institutrice alsacienne, du vert de gris prussien au bleu garance. De Sedan à Verdun. Tout s’achève avec ses descendantes et descendants qui fuient Alger, accompagnés de leurs alliés ou ex-farouches adversaires, et un commun exil intériorisé. Mais sans haine et avec des craintes surpassées, au dernier moment, ceux qui risquent un peu moins se ravisent et affronteront « les tranchées noires », celles du « risque millénaire » préféré à « l’indifférence à la lumière… ».

Difficile de résumer. Les épisodes de la Guerre d’Espagne évoquent bien sûr Orwell (Farewell to Catalunya). On retrouve Arthur Koestler, non moins sceptique, à Jérusalem. Douaumont, Vaux, voie sacrée, révoltes du Rif et d’ailleurs, Sétif, la bataille d’Alger, leurs réels ou fictifs protagonistes, et une « indigénéité » partagée tant par les « Espagnols » de la Deuxième DB, en tête pour libérer Paris et sitôt occultés, que par des « Étrangers » à la Camus de diverses communautés, tout s’enchevêtre.

Je ne crois pas, je ne ressens pas, comme l’a écrit Gilles Perrault de Benchicou que ce dernier se résumerait dans l’homme à la « nuque raide » d’un temps « où les nuques sont si enclines à se courber devant l’injustice vécue comme une fatalité… ». Ici, il se révèle plutôt roseau de La Fontaine, un roseau dont on taille d’humbles flutiaux, mais fait aussi d’un bois pour bombarde, levriad et bourdon, dont le son porte loin, haut, couvrant les landes, rebondissant de djebel en djebel. Ses pleurantes sonorités ne sont jamais larmoyantes ou geignardes, ses tons de charge et de colère donnent l’élan, galvanisent sans inciter à la fureur aliénante, sanguinaire. Pour accorder bombarde et biniou, il faut tailler dans le même arbre ; Benchicou opte pour celui de la vie.

Le titre est explicité : « Seul le mensonge de Dieu peut nous consoler de l’injustice des hommes… » (p. 407). Chacun le fait mentir à sa guise, éhontément, ou le reçoit en silence, se gardant bien de l’invoquer, s’en remettant à une miséricorde qu’il concède en partage même à ceux et celles qu’il combat. Oui, parfois, lucidité et illusions s’affrontent : parfois « les gens ont besoin d’un peu d’ignorance » (p. 591). Benchichou le Pacifique n’est pas, ou pas déjà, un apaisé pacifiste, même s’il peut vouloir y tendre : « les guerres finissent toutes en charniers et en armées d’orphelins, et on ne se souvient (…) [que] seulement des parrains qui en tirent bénéfices… » (p. 637). Au temps pour qui laisserait croire que Benchicou souhaiterait raser Tripoli.

Pour qui succomberait à l’islamophobie teintée d’exécration aveugle (ou à l’antisémitisme au sens restreint d’antisionisme répulsif), l’incantation de Kheïra, mère de Rafia, l’ado devenu djihadiste sacrifié, immolé pour la « cause » (et le pouvoir), mériterait d’être calligraphiée et apposée en permanence : « Sauvez-le, ancêtres, sauvez mon fils, il n’avait que treize ans ; il s’était seulement trompé de combat, pas de colère ! » (p. 301). En écho, le sacrifice d’une jeune sabra, Esther, qui dans son agonie, halète encore de haine.

FLN, ALN, GPRA, MNA, OAS, Ben Bella contre Aït Ahmed, et coups tordus entre factions et groupes actuels algériens, agents doubles ou triples, mais aussi figures de la République de Weimar, des Brigades internationales, France de Mac Mahon à De Gaulle, de Dunkerque à Tamanrasset, Melilla (Tamelilt) et Marrakech, crêtes des Vosges… : vaste, très vaste fresque, et j’en oublie forcément.

Le laconique « prière d’insérer » conclut : « un livre-prière, poétique et musical, mêlant toutes les passions humaines. Un texte engagé contre l’obscurantisme, porté par un souffle épique et une puissante énergie lyrique. » Bien vu. Obscurantisme tant politique, idéologique et laïc que religieux ou prétendant l’être, et souffle spirituel, soufi, grégorien, talmudique, voire animiste décanté. Aussi de palpitants récits, des trouvailles qui rendent proches les paysages, y compris à celles et ceux qui d’habitude en sautent les passages pour privilégier les dialogues et le continuum des épisodes vécus, un fourmillement d’anecdotes, bref, tout pour faire, aussi, un « roman de l’été ». Les personnages masculins sont de singuliers mousquetaires, les féminins ont parfois des airs de Marquise des Anges ou d’Esméralda, ou même de Simone Weil… Quelle belle série d’albums de BD ce Mensonge de Dieu, transposé, ferait ! Régalez-vous.

Pas encore convaincus ? Voyez quelques « bonnes feuilles » en ligne, et consultez peut-être un long extrait consigné par Boualem sur le Forum de Sétif  dont je ne garde, ici, que la dernière phrase : « c’est l’idée de la lumière qui nous était indispensable… Mais tu le sais, Louisette : tu as laissé tomber un serment rose. Il sert aux hommes d’ici pour leurs illusions, à donner un prix à leur honneur et un visage à leurs amours réprimés. Sur ton testament maculé de sang, ils prient parfois en tribu, le dos tourné aux années d’orgueil, ils prient parfois en tribu, à la recherche du premier palmier, mais s’accrochent le soir à ton parfum… ».

Ce livre essentiel peut inciter à l’approfondissement de la connaissance de ses personnages réels, à en prolonger autrement l’émotion et l’érudition, à se livrer à l’introspection tant rétroactive qu’anticipatrice. Il offre de sinueux trajets depuis de multiples points de départs. Je ne vous en propose qu’un,la page de Marie-Victoire Louis consacrée à Émilie Busquant, épouse Messali Hadj. Vous serez portés alors à relire tout autrement ce Mensonge de Dieu, et sans doute à vous intéresser aux essais précédents de l’auteur, souvent censurés (ainsi du Journal d’un homme libre, aux éds Riveneuve).

La parution en Algérie du Mensonge a été retardée, sans qu’on puisse départager la raison technique (un titre homonyme de Laurent Granier, d’où la suggestion de titrer La Ruse de Dieu) d’une possible nécessité ressentie par le pouvoir algérien de se concerter et peser le pour et le contre d’une éventuelle censure. « Qui écouterait mon récit sans rougir de sa propre capitulation ? ». C’est l’une des scansions de l’ouvrage. À pondérer alors que les jeunes Espagnols se définissent Indignados et que, par inertie (ou « sidération » ?), la France se contente d’attendre les prochaines échéances électorales.

 

P.-S. (mode aparté) : eh oui, l’actu, le DSKgate… m’ont fait différer cette chronique. Cela vaut tout autant pour, dans vraiment un tout autre genre, celle due à Étienne Liebig et à son Le Savoir-Vivre des cochons (éds La Musardine), qui risque elle aussi de subir des retards à l’allumage. Sera peut-être disponible aussi… en Tunisie.