Le passage qui suit est un extrait de mon roman, jamais fini ni publié. J’espère qu’il vous plaira

Je me sentais très mal à l’aise parce que la découverte de cette lettre me rappelait très distinctement une semblable trouvaille que j’avais mis à jour dans la chambre de mes parents quand j’étais plus jeune. Dans le fond de l’armoire de leur chambre à coucher, j’avais sorti de l’ombre un cahier relié vert, à l’odeur de poussière. Je l’exhumai de sa cache et, ouvrant une page au hasard, je lu quelques phrases qui décrivaient un déjeuner dans un restaurant. Le narrateur rencontrait une femme. Quels mécanismes incroyables ne s’étaient pas mis en branle dans mon esprit, fils dénoués dans la matière, non pas des souvenirs, mais de la logique des circonstances et des probabilités, car à peine je parvenais au mot « café », aussitôt je refermai le cahier et le relâchai sur la moquette rouge du sol de même que si j’avais trouvé une araignée sur mes vêtements je l’eusse aussi vite éjectée de moi, dégoûté à jamais et fuyant ce lieu théâtre d’un trop grand malheur. C’est que ce cahier, je l’avais reconnu à l’écriture appliquée qu’aurait employée un collégien et au style trop personnel utilisé, était le journal de mon père.

J’entrais alors dans une succession d’états qui alla de la honte ineffable au dégoût. Quand l’enfant s’introduit dans la chambre de ses parents en leur absence, il s’attend à découvrir des merveilles, quelconque talisman peut-être qui lui permettrait d’appréhender le monde adulte sous la forme d’une cravate qu’il s’empressera d’essayer, d’un parfum dont il s’aspergera, d’une lecture de chevet qu’il tentera de comprendre ; un journal n’a rien de merveilleux, il est au contraire l’intimité dans sa forme la plus pure – donc parfois la plus virulente, la plus sale et honteuse – qui est jetée à la face du jeune lecteur malheureux. Comprenant que je venais de lire la première rencontre de ces deux amoureux qui allaient devenir mes parents, je ne me sentais plus comme un explorateur en terres inconnues, mais l’habit de l’observateur curieux et sans pudeur me revêtit comme un suaire : malgré ma volonté qui n’aurait jamais voulu lire cette page, j’étais devenu un spectateur de ma genèse mais non pas de la belle manière (comme un enfant peut regarder le film de sa naissance que ses parents auraient réalisé) mais plutôt comme un voyeur, volant les moments les plus intimes de mes parents.

Il est une chose de savoir que l’on ne nait pas dans les choux, il en est une autre que de découvrir comment ses parents se sont connus. Cependant, l’apprendre avec l’écriture de son père, commenté, analysé – alors qu’une description plate et superficielle des faits aurait suffit à l’enfant que j’étais – ne fait que renforcer le sentiment affreux du voyeurisme. D’autre part, l’impression désagréable du secret s’ajoutait encore par-dessus toutes ces déceptions : c’est que l’existence même d’un journal intime mettait en exergue la part cachée de mon père, la faisait ressortir avec plus de violence que si je ne l’avais pas trouvé.

Une partie de moi était furieuse contre mon père, rejetant sur lui la faute de cette découverte malencontreuse comme si, par le vice du destin, il fallu que – dès qu’un secret fut quelque part, en attente (fébrile) d’être trouvé – l’enfant dû le trouver et se sentir coupable alors que, par la répartition des fautes, torts partagés, la honte fut autant sur lui que sur moi.

Pouvions-nous être certains qu’en dépit de toutes les circonstances et du plus simple bon sens il put demeurer une infime probabilité par la grâce de laquelle son journal fut resté secret ? Longtemps après, je continuais à m’interroger et, des années durant, je ne su jamais si je n’aurais pas mieux fait de continuer ma lecture, estimant que cette somme d’informations, de détails, d’annotations… m’eut aussi bien renseigné voir mieux encore que si j’avais passé une vie entière à suivre mon père au pas, comme une ombre pour mieux le connaître.

Ce n’était pourtant pas ce qu’il aurait souhaité – et c’est d’ailleurs bien pour cette raison qu’il consignait sur un journal tout ce qu’il ne pouvait pas nous dire à juste titre, il l’écrivait sur ces feuilles de papier à carreaux, minces et légères, si facile à déchirer, à s’envoler… acte manqué peut-être tant il aurait souhaité que ses pensées s’envolassent sûrement au lieu de demeurer en lui. Je devais finir par comprendre bien des années plus tard, quand j’allais devenir plus âgé que mon père, que la lecture d’un journal intime est comme un viol de l’esprit, il n’est par conséquent jamais espéré par son auteur. Si mon père annotait des pensées par écrit, c’était justement pour ne pas nous les révéler, à moi, ma mère, ma sœur.

Apprendre contre son gré ce qu’il cachait tant était lui nier sa part de secret, son jardin intime, aussi bien que chacun a le sien, que pour rien au monde je n’aurais souhaité que mes parents découvrissent mes propres secrets. Les enfants n’ont pas le droit de tout connaître de leurs parents sous le prétexte qu’ils sont leur descendance, que tout ce qui vient de nos parents survivra en nous. C’est au contraire cette part d’ombre de laquelle nous faisons germer nos fantasmes : ou bien d’imaginer notre père en héros ; en lâche.