Voilà au moins un sujet à propos duquel la classe politique ne s’écharpe pas : l’Atelier du livre d’art et de l’estampe ainsi que le Cabinet des poinçons de l’Imprimerie nationale pourraient quitter Ivry (au sud de Paris) pour Flers-en-Escribieux (près de Douai).
S’agit-il d’une véritable sauvegarde et de la mise en valeur d’un patrimoine et de savoirs, ou d’un enterrement de seconde classe ?
La question ne tient pas tant à la localisation qu’au contenu du projet, qui s’en remettrait principalement au mécénat et à des acteurs pas forcément très férus d’impression traditionnelle.

Chacun vante le clair de Lune à Maubeuge, les charmes d’Arras, chef-lieu du Pas-de-Calais et patrie de l’ami Bidasse. Alors, pourquoi pas Flers-en-Escribieux ? Ce serait, selon un projet stratégique de « valorisation de savoir-faire d’exception et du patrimoine historique et culturel de l’imprimerie », le futur siège d’un Atelier de préservation et création d’œuvres (re)produites à l’ancienne et le conservatoire des quelque 500 000 types (caractères gravés) du prestigieux Cabinet des poinçons.

Ivry ou Flers ? Franchement, je n’ai guère d’à priori sur la question. Mais je remarque que le très bien conçu musée de la presse (de la Prensa) de Porto, qui rassemble des pièces remarquables (en particulier des machines, presses et autres), n’est guère fréquenté. Situé à proximité de la Marina do Freixo, sur la rive nord du Duro, il n’est pourtant pas trop mal desservi.

Je ne sais non plus quel sera le succès du Museu de la Premsa de Catalunya dont je ne sais trop s’il s’est bien ouvert au public, à Igualada, près de Barcelone, l’an dernier, comme cela était prévu…

Le problème est international. L’invention de la presse à caractères mobiles est unanimement saluée tel un événement majeur, culturel, industriel, &c., et un peu partout des amoureux de l’impression à l’ancienne se mobilisent pour que le patrimoine artisanal et industriel soit préservé, mis en valeur.

Mais la tâche est rude. À Porto, on vient davantage visiter les caricatures exposées au musée (en sous-sol, si je me souviens bien) que les pièces muséales. Peut-être parce qu’elles restent statiques, qu’il n’y a pas d’artisan au travail, comme à la maison Dürer de Nuremberg…

C’est un peu ce qui m’inquiète dans ce projet. Lequel va peut-être clore une histoire bientôt vieille d’une décennie.

En 2004, l’imprimerie royale, puis impériale, et donc nationale, commence à être démantelée. D’une part Nicolas Sarkozy, lorsqu’il était aux affaires, en 1994, considérait que son personnel (des ouvrières et ouvriers d’État) revenait trop cher, d’autre part le vaste immeuble de son siège suscitait bien des convoitises.
Le Carlyle Group, par la suite dirigé par Olivier Sarkozy, se verra attribuer ce jackpot, puis Nicolas Sarkozy, devenu président, nommera Bernard Kouchner avec mission de récupérer les lieux pour les Affaires étrangères.
Depuis, l’Imprimerie nationale ne produit pratiquement plus que des impressions fiduciaires (documents d’identité, professionnelle et autre, carnets de chèques…). Auparavant, c’était aussi une maison d’édition, une imprimerie de productions diverses et artistiques.

Lui restait sur les bras le fameux Cabinet des poinçons et des maîtres d’art. Soit des boîtes et des boîtes de matrices et de caractères destinés à imprimer en français, en diverses langues, dont de fort anciennes ou même disparues. C’est un monument historique, aux divers sens du terme. Qui exige un minimum d’entretien (huiler, graisser…), mais qui ne peut rester que dormant. Le faire « vivre » consisterait à graver de nouveaux poinçons – pour remplacer des usés, cassés, ou même en créer d’originaux, pas forcément à l’identique. Pas grave s’il ne s’agit que de composer pour des touristes, imprimer en feuille à feuille sans trop fortement presser, une imprimante 3D pourrait faire l’affaire. Mais graver un vrai poinçon métallique, fondre un caractère, composer en double inverse, &c., n’est pas à la portée de tout un chacun. Encore que… Après tout, je composais bien des titres, au plomb, puis autrement, sans avoir suivi un long apprentissage et les compositrices ou compositeurs sachant à peine lire ont été légion.

Faire est une chose, bien faire une toute autre. On se pose donc la question de la volonté des maîtresses et maîtres d’art de l’actuel Atelier du livre d’art : vont-elles, vont-ils majoritairement suivre les poinçons et types et autres vers Douai ? Il s’agit d’une petite douzaine de personnes, hautement qualifiées, pas aisément remplaçables. Et ce projet ne semble pas prévoir de former des apprenti·e·s.

Il est plutôt question de faire du lieu une résidence d’artistes. Aussi de faire appel à des relieuses ou relieurs pour la restauration ou la création d’ouvrages bibliophiliques.

L’univers international des professionnels ou amateurs, des experts ès chose imprimée, s’était fortement mobilisé pour que soit garantie la préservation et mise en valeur du patrimoine que représente le « Cabinet » (au sens propre ou presque, il s’agit en fait d’une remise de la surface d’une petite chambre forte).
Ce fut le lancement du manifeste Garamonpatrimoine, sous l’égide de diverses associations et personnalités. Visitez le site, consultez les documents et photos (depuis fin 2004, quelques liens sont hélas devenus obsolètes).
Je ne saurais me prononcer sur l’actuel projet autrement qu’en faisant part de mon regret que l’École Estienne (proche de la place d’Italie, à Paris ; du nom de l’éponyme graveur royal) n’ait pu accueillir ce patrimoine.

Rappelons que ses principales pièces remontent à François Ier (ou, par acquisitions, sont antérieures à son règne).

Simplement, il faut considérer le Cabinet en son sens le plus large. Soit…

• 230 000 poinçons en acier, remontant pour les plus anciens à 1538, dont les exclusifs IN (des Garamont, Grandjean, Luce, &c.) ;

•  151 000 matrices en cuivre ;

• 224 000 idéogrammes chinois gravés sur bois.

• des tonnes et des tonnes de polices de caractères (70 déclinées en multiples graisses) ;

• des milliers de bois gravés, cuivres de taille douce, fers à dorer ;

• une centaine de machines, d’outils, matériels divers ;

• 5 000 ouvrages en rapport avec les métiers et 30 000 volumes édités ou acquis.

Bref, des « sortes » (types, caractères) et de multiples autres. Et des métiers.

C’est pourquoi nous – j’étais partie prenante de l’initiative – étions près de 25 000 signataires, de A (Allemands) à U (Ukrainiens) début janvier 2009, à réclamer un projet fort, de préservation et de continuité. Pas de quoi espérer une initiative citoyenne européenne, donc. Je ne sais pas d’ailleurs si la préservation du patrimoine des métiers du Livre est de la compétence de l’Union européenne. En  « coordination ou complément », pourtant, ce me semble, ce ne serait pas invraisemblable.

Je me souviens en tout cas que, lors de l’élaboration du projet (abandonné) de création de musée des Sciences et technologies de Montréal, un comité avait visité mondialement les musées existants ou examiné les projets marquants (celui de la Cité de La Villette, notamment).

C’est pratiquement « par la bande » que j’ai été sommairement mis au courant de celui de Douai-Flers. Est-il pratiquement parachevé, je ne sais.

Je conçois fort bien qu’une fondation soit associée à ce projet ; mais pourquoi alors ne pas confier la Réunion des musées nationaux à une fondation ? Pourquoi la conserver sous la tutelle du ministère de la Culture ?

Comme l’exprime une correspondante très au fait de la collection de l’IN et de l’Atelier, « ce patrimoine n’appartient pas aux institutions, il leur est simplement confié pour préservation et valorisation dans l’intérêt de tous. ».

Que le cabinet gagne le Nord, soit. Mais il importe de s’interroger sur ce qu’il y gagnera ou perdra, soit ce que nous gagnerons ou perdrons. On a bien pris près de neuf ans pour accoucher d’un projet, au moins quelques mois ne seront pas superflus pour l’exposer au public.