La saga des Doubl’Ô – (3/7)

Les mécanismes intimes

Le propos de ce volet est de comprendre comment fonctionnent ces machines infernales. La technique financière est timidement évoquée dans la notice interne Doubl’Ô Monde 3, déjà citée dans le deuxième volet. Pour 150 € collectés (valeur d’une part), le portefeuille physique est constitué de deux parties :

  • 116 € sont investis en actions françaises ; cette proportion est indispensable pour que le Fonds soit éligible au PEA, la législation exigeant un minimum de 75% d’actions françaises ou européennes

·         et les 34 autres, sont convertis en risques actions investis sur les marchés dérivés.

Première sophistication : nulle trace de la moindre action du « Panier ». A titre d’exemple, le portefeuille physique de Doubl’Ô Monde 2 comprend plus de 94% d’actions françaises (Accor SA, AGF SA, Air France KLM, Air Liquide SA, Alcatel SA, Alstom, Aventis SA, AXA SA, BNP Paribas SA, Bouyghes SA, Cap Gemini SA, Carrefour SA, Casino SA, Crédit Agricole, Crédit Lyonnais SA, Danone SA, EDF, Essilor Int SA, France Telecom SA, Gaz de France, Lafarge SA, Lagardère Groupe SA, LVMH SA, Michelin Cat,B, Orange, L’Oréal, Pernod-Ricard, Peugeot SA, PPR SA, Publicis Groupe SA, Renault SA, Saint Gobain SA, Sanofi Synthélabo, Schneider Electric, Société Générale SA, Sodhexo Alliance SA, Suez SA, TF1 SA, Thales SA, Thomson Multimédia, Total Fina Elf SA, Unibail-Rodamco, Vallourec, Veolia Environnement, Vinci SA, Vivendi Universal), 2% d’actions belges (Dexia NV), 0,5% d’actions luxembourgeoises (Arcelor) et 3,5% d’actions hollandaises (EADS et ST Microelectronics).

En première analyse, se dit le souscripteur, avec une telle distribution pour les trois-quarts du portefeuille, il faudrait une énorme défaillance du dernier quart pour que son évolution ne suive pas de très près celle de l’indice CAC 40 ; et pour peu que les arbitrages soient correctement effectués au cours de sa durée de vie, les chances sont réelles « de profiter pleinement, pour les 6 ans à venir, de l’évolution positive sur le long terme des marchés actions », comme le lui ont prédit les experts en rédigeant la notice interne, déjà citée, « Points clés pour vendre Doubl’Ô », en juin 2001.

Pourtant, cette appréciation est spécieuse ; elle omet un détail : tout ceci n’est vrai que pendant une fraction de seconde puisque « pour assurer la garantie du capital et l’indexation sur le panier d’actions internationales, les valeurs physiquement en portefeuille sont échangées, dès la création du Fonds, contre d’autres produits financiers. Cet échange se fait par le biais de produits dérivés » et un schéma précise que l’échange transmute les « 77% d’actions françaises » en « 77% d’obligations zéro coupon ».

Une technique que l’on retrouve dans la notice COB décrite en ces termes « Le Fonds utilise principalement des instruments financiers à terme négociés sur des marchés de gré à gré, notamment les techniques de swaps [NB : en anglais, « swap » signifie « échange »], de cessions et d’acquisitions temporaires de titres. Dans ce cadre, le gérant met en place un contrat d’échange et des pensions livrées permettant d’assurer le versement du capital et de la performance garantis selon les modalités définies ci-après. Ces opérations ne dépasseront pas 100 % de l’actif (sic !…) ».

Voilà qui justifie en effet le terme de « techniques financières sophistiquées » souligné dans le deuxième volet …

Même sans savoir précisément ce que sont des « obligations zéro coupon », le profane comprend que ce ne sont pas des « actions françaises ». Ce qui l’amène à se poser (à tout le moins) deux questions :

1.       stricto sensu, le Fonds n’est donc éligible au PEA que pendant la fraction de seconde qui précède le « swap », celle où les « actions françaises » sont encore des « actions françaises » … Comment la Commission des Opérations Bancaires (COB, devenue AMF) a-t-elle pu donner son agrément à ce qui présente toutes les apparences d’un tour de passe-passe ?

2.       pourquoi basculer de l’un vers l’autre ? Quel en est l’intérêt, d’autant que l’on comprend que l’opération n’est pas gratuite puisqu’elle passe par « … un contrat d’échange et des pensions livrées… » ?

Si la première reste en suspens (et qu’elle le demeure aujourd’hui encore), la seconde trouve une réponse dans la note interne déjà mentionnée (et décidément fort éloquente) : « … pour garantir une valeur liquidative de 150 € dans six ans, il faudrait investir aujourd’hui 116 € sur une obligation zéro coupon de maturité 6 ans au taux actuel du marché obligataire … ». Explication fort partielle au demeurant car rien ne permet de connaître l’identité du tiers retenu à cet effet, et encore moins le prix payé pour sa coopération. Un mystère qui plane encore et toujours car la Caisse d’Épargne s’est systématiquement et résolument refusée à dévoiler l’un comme l’autre !

« … au taux actuel du marché obligataire … ». Voilà qui évoque le « taux sans risque » dont vous aviez sans doute remarqué l’évocation dans la notice interne Doubl’Ô Monde (voir deuxième volet) : « 4,70% l’an au 24 juillet 2001 ». Et que deviennent 116 € (ou plus précisément 115,50 résultat de 150 * 0,77) capitalisés à 4,70% l’an pendant six ans, soit un coefficient multiplicateur de 1,31728 ? 152,14 €.

Dès lors, l’intérêt devient évident : par ce mécanisme, les experts ont assuré la Caisse d’Épargne de pouvoir rembourser 150 € pour chaque part souscrite, quoi qu’il advienne au cours des six ans, pour peu que le contrat de swap ne lui ait pas coûté plus de 2,15 €. Une opération vraiment « sans risque », dans laquelle elle peut donc se lancer « en toute sérénité ».

Sans risque ? Voire, car c’est faire un peu rapidement l’impasse sur le sort des autres 34 € (34,50, pour être précis ; voir supra). Il est temps de se souvenir qu’au titre de la promesse, ils sont susceptibles de devenir 150 € eux aussi, en cas de succès de la formule des FCP, soit un coefficient multiplicateur de 4,34782, ce qui correspond à un taux de rendement de 27,74% l’an ! ! ! Un objectif qui paraît pour le moins ambitieux, même géré par des experts, car basé, rappelons-le, sur des « risques actions investis sur les marchés dérivés » !

Pour atteindre cet objectif, il faudrait en effet que les marchés financiers se montrent particulièrement « dynamiques ». Difficile d’ignorer qu’ils « risquent » aussi d’être stagnants ; dans ce cas, les 34 € resteront 34 € et pour en servir 150 aux souscripteurs, il faudra en débourser 116. Le verdict peut même être pire si les marchés régressent sur la période considérée (pour mémoire, rappelons que le niveau du CAC 40 est passé de 5296,6 le 1er juillet 2001 à 4978,3 le 25 avril 2008, soit une baisse de 6 %).

Compte tenu du nombre de parts émis (16 618 797 ; voir tableau au début du deuxième volet), un tel débours représenterait la bagatelle de près de 2 milliards d’euros (77% du total de la collecte) !

Certes, la Caisse d’Épargne devait démontrer en 2009 qu’elle était tout à fait capable de prendre sur ses fonds propres des risques de cet ordre de grandeur, mais il convient de se souvenir des objectifs de la stratégie qui a conduit en 2001 au lancement des produits Doubl’Ô (voir deuxième volet), à savoir :

« 1- élargir notre clientèle détentrice d’OPCVM ;
2- redresser notre part de marché sur l’épargne et plus particulièrement sur les OPCVM et
3- positionner la Caisse d’Épargne comme un établissement bancaire dynamique et innovant
 » ,
mais sans qu’il ne soit jamais dit qu’il s’agit d’y parvenir quel qu’en soit le prix …

Comment comprendre que les instances dirigeantes aient pu donner leur aval à un tel coup de poker, sauf à envisager leur totale incompétence ?

C’est une hypothèse que les sources de Laurent Mauduit n’excluent pas (voir à se sujet « Écureuil : un «conduit» vers 500 millions de pertes », publié le 15 novembre 2009 :

« … A cette époque [2005], raconte notre expert [un responsable de haut niveau des Caisses d’épargne, qui a suivi l’affaire de bout en bout], dans un milieu traditionnel comme les Caisses d’épargne, dont le métier historique est de collecter les dépôts du livret A (ce qui ne demande pas de compétences extraordinaires), les directeurs financiers des Caisses n’ont pas la compétence et ne comprenaient rien aux produits que les Goldman Sachs, UBS, Société Générale, etc., venaient leur vendre. Les traders des salles de marché des grandes banques d’affaires animaient les soirées de la ‘jet set’ financière en racontant les horreurs qu’ils avaient réussi à vendre aux Caisses d’épargne et la confortable commission qu’ils avaient prise au passage … »).

Pour notre part, nous ne la reprendrons pas et préférons envisager qu’ils aient été convaincus que pareil scénario catastrophe était très hautement improbable. En d’autres termes, que le succès des FCP, la réalisation de la formule, était largement invraisemblable. Et nous fondons cette préférence sur le fait que les experts de la Caisse d’Épargne étaient parfaitement à même de réaliser la même analyse statistique que ceux de Testé pour vous (voir deuxième volet) et par là même de parvenir aux mêmes conclusions : « … les probabilités d’obtenir un rendement annuel net inférieur à 0,5 % par an avec Doubl’Ô Monde sont d’environ 76 %, elles sont d’environ 5 % pour un rendement compris entre 0,5 et 2 %et d’environ 6 % pour un rendement supérieur à 10 % … » !

Avec pour corollaire que resteraient d’une manière ou d’une autre à l’actif de la Caisse d’Épargne les 34,50 € par part, plus les droits d’entrée, plus les frais de garde, soit au bas mot un confortable pactole de 647 millions d’euros.

Dont acte ! Mais pourquoi avoir écrit l’inverse dans les brochures publicitaires ? De crainte que le chaland ne soit pas vraiment séduit, mettant ainsi en péril l’objectif affiché d’« élargir notre clientèle détentrice d’OPCVM » ?

Que cette hypothèse soit confirmée ou non, le résultat est là : six Doubl’Ô, six années, six échecs, systématiques, et à chaque fois, dès la première date de constatation !…

A ceux qui jugeraient cette démonstration peu convaincante, car trop terre à terre, nous ne saurions trop recommander la lecture du mémoire soutenu en vue de l’obtention du Master 2 Professionnel « Banque & Finance » (Université René Descartes, Faculté de Droit, année universitaire 2004/2005, session octobre-novembre 2005) précisément intitulé « Les Fonds à formule ».

L’objectif de son auteur est de répondre à trois questions fondamentales : Comment les banques peuvent-elles créer de tels produits ? Les fonds à formule tiennent-ils leurs promesses ? Constituent-ils un placement miracle ou est-ce de la poudre aux yeux ? Des questions qui sont aussi celles que nous nous posons, à l’exception cependant de la deuxième dont la réponse nous est connue, hélas …

La première partie du mémoire (« Les fonds à formule : un placement attractif à structuration complexe » décrit ces produits, en insistant sur leurs « nombreuses spécificités », puis analyse de façon fort scientifique les montages financiers (« nécessitant l’intervention de produits plus ou moins complexes ») qui les sous-tendent.

Si la compétence nous fait défaut pour juger de la qualité technique et de la pertinence de ce travail, le simple bons sens nous autorise à constater que, réalisé sous l’autorité de Madame Sylvie de Coussergues (Professeur de Sciences de Gestion, Responsable du DESS Banques et Finances, co-Directeur du Centre de Droit des Affaires et Gestion – CEDAG – et auteur de nombreux ouvrages), il a été évalué par des professionnels et a valu à son auteur d’obtenir son diplôme.

Dès lors s’ouvre une double interrogation : de quoi un établissement bancaire peut-il se prévaloir pour considérer des produits « spécifiques » et « complexes » comme concernant « tous souscripteurs », ainsi qu’on peut le lire en page de garde de leurs notices COB ? Et surtout, comment l’autorité de contrôle a-t-elle pu valider d’un même élan les produits et leurs notices ?

La deuxième partie du mémoire (« Un placement non dépourvu de risques ») analyse les aléas auxquels les fonds à formule sont exposés et propose des moyens pour assurer une « meilleure protection de l’épargnant ».

Cinq risques sont identifiés du point de vue de l’émetteur : le risque de contrepartie, le risque de règlement, le risque commercial, le risque de transaction et le risque de valorisation. Quatre d’entre eux concernent ou bien la solidité financière des partenaires ou bien des aléas de calendrier, ou encore la pertinence des hypothèses retenues.

Le cinquième (le risque commercial) mérite que l’on s’y attarde. L’auteur du mémoire le décrit ainsi : « Un professionnel se doit d’exposer de façon distincte l’ensemble des caractéristiques et les risques liés aux produits structurés, notamment par rapport à un investisseur particulier. Ce dernier doit avoir des connaissances suffisantes pour intervenir sur ce type de produits ou obtenir des explications relatives au mécanisme de base de la transaction afin d’en appréhender les avantages et inconvénients. Par exemple, il paraît indispensable d’expliquer à un investisseur potentiel les règles de calcul de performance des fonds à formule. Il est primordial de ne pas investir si les informations fournies par l’établissement bancaire sont insuffisantes. Ce dernier encourt donc un risque commercial important. ».

On peut le reformuler de la sorte : « si les informations fournies par l’établissement bancaire sont insuffisantes, un souscripteur ayant les connaissances suffisantes s’abstiendra ». Le risque est donc effectivement significatif que le produit ne rencontre pas le succès attendu, mettant du même coup en grand péril une stratégie qui viserait, par exemple, à « élargir [la] clientèle détentrice d’OPCVM ». Le profane comprendra donc sans peine que deux méthodes simples pourraient séduire des experts soucieux de maîtriser ce risque, le premier dans la chronologie du fonds :

  • cibler une clientèle dépourvue de « connaissances suffisantes »
  • afin qu’elle se contente d’explications partielles, voire partiales.

Du point de vue de l’épargnant, trois risques sont identifiés : manquer de liquidités, perdre une partie de son capital, être déçu de la performance du fond. Trois potentialités qui ne sont pas mutuellement exclusives et peuvent parfaitement se conjuguer !

Attardons-nous un instant sur le second risque, celui d’une perte partielle du capital. C’est un sujet qui est devenu sensible depuis les affaires Bénéfic (La Banque Postale) et Écureuil Europe (Caisses d’Épargne), dont il n’est pas superflu de rappeler qu’elles n’éclateront évidemment qu’à partir de l’échéance des produits, en 2004/2005 et qu’elles sont donc a fortiori inconnues du public lors du lancement des Doubl’Ô, en 2001/2002.

Chaque fois qu’il lui a été reproché d’avoir lésé ses clients, la Caisse d’Épargne s’est systématiquement dédouanée en rétorquant qu’ils n’avaient pas perdu un seul centime, du fait de la garantie totale. Cette défense est spécieuse. Pour nous en convaincre, comparons trois modèles de placements, au cours de cette période de six années durant laquelle l’inflation cumulée s’est élevée à 13,5% :

Doubl’Ô

Bas de laine

Taux sans risque

Capital

100

100

100

Dépréciation

13,5

13,5

13,5

Frais

6,2

Intérêts

22,7

Solde

81,1

86,5

106,1

Doubl’Ô s’avère donc le plus mauvais des trois, accusant un écart négatif de l’ordre de 20% par rapport à un placement au taux sans risque, celui vers lequel auraient spontanément tendu des épargnants à profil sécuritaire comme le sont les clients de la Caisse d’Épargne !

On quantifie l’étendue du risque d’« être déçu par la performance du fonds » mentionné plus haut.

Dans sa partie finale, le mémoire revient sur les deux affaires évoquées plus haut, Bénéfic et Écureuil Europe et s’interroge : « les épargnants avaient-ils été informés de ce risque ? Et c’est bien là le problème : plus d’une centaine de clients s’estiment victimes de pratiques commerciales déloyales, n’ayant reçu qu’un document publicitaire et de surcroît muet sur les risques. La Caisse d’Épargne se retrouve aujourd’hui dans la tourmente et doit faire face à de nombreuses procédures judiciaires afin de s’expliquer de son manque de transparence ».

Avant de conclure : « Force est de constater qu’en Bourse, le placement miracle n’existe toujours pas. Le rapport risque/performance est toujours bien d’actualité. Un fonds à formule doit donc s’appréhender plutôt comme un pari que l’on prend sur un gain hypothétique impossible à chiffrer et non pas le placement miracle dont nous parlions au début de ce mémoire. Il reste un bon compromis pour des investisseurs avertis et aptes à comprendre son fonctionnement ».

Dans le quatrième volet, nous nous consacrerons aux réactions suscitées par le fiasco des Doubl’Ô chez ceux qui n’avaient pas compris qu’on leur vendait un pari pris par d’autres en leur nom, mais à leur insu.