LE SOIR

 

La ville était déserte. Une chaleur étouffante y régnait, seuls résonnaient le cliquetis des armes des soldats qui parcouraient les rues en silence. Le bruit des roues de nos chars se répercutait sur les murs blanchis des ruelles que nous empruntions pour aller au bord du fleuve. Nous étions vêtus comme eux, et je portais le grade et le casque d'or d'un officier du sud.

Les berges du Nil étaient désertes elles aussi, pas un lavandier ne s'y était attardé, pas un pêcheur, pas un enfant. Les oiseaux eux-mêmes avaient quitté les fourrés de papyrus. Le soleil était à son zénith, et du fleuve montait une étrange brume de chaleur, comme si la nuit allait tomber. Nulle barque ne sillonnait les eaux, le quai était désert. Je décidais de diriger nos chars vers le débarcadère du temple de l'Ipet, et là, sur un ton arrogant, j'ordonnais au prêtre passeur qui était tapi dans sa barque, de nous faire traverser, prétextant un message important pour le chef des armées. Il ne nous fit aucune opposition, ce qui me laissa supposer que les officiers usaient de ce ton avec tous depuis qu'ils avaient investi la ville. Je lui demandais de nous conduire au plus court vers la rive de Médinet, sans passer par le quai de Malgatta.

Sur l'autre rive, aussi déserte, la chaleur me parut encore plus moite. Une forte odeur de terre humide montait du sol. Nous ruisselions de sueur, et je m'aperçus que mes écuyers avaient une barbe de trois jours, ce qui les faisait ressembler à des prêtres en deuil. Moi-même, j'avais le visage couvert de poussière, et je ne craignais plus d'être reconnu et dénoncé par notre passeur. Je lui intimais l'ordre de nous attendre :

« Amarre ta barque au sein de ces fourrés, et ne t'avise pas de quitter ton poste avant notre retour, tu le paierais de ta vie. Je dois, avant ce soir, me rendre au temple des cent portes, et tu me conduiras où nous t'avons rencontré, car j'ai besoin de mon char. »

 

Nous dûmes nous rendre à Médinet à pied. La fatigue de trois jours et trois nuits pesait sur nos épaules, et si le chemin me parut interminable. Enfin nous atteignîmes le palais de Maya. Le portail n'était pas gardé, ce qui me parut étrange, car je pensais devoir contourner le mur d'enceinte pour l'escalader, persuadé que le général n'aurait pas manqué de faire surveiller un si fidèle dignitaire du royaume. J'entrais dans la cour d'honneur, déserte elle aussi, surchauffée comme un four de potier malgré le bassin de lotus où chantait une fontaine. Des bribes de conversation me parvenaient, mon guide n'était plus loin. Ne sachant d'où provenait sa voix, je montais à la terrasse qui surplombait la cour. De là je pus contempler au loin la ville de Thèbes qui s'effaçait sous une brume de chaleur étonnante. Du fleuve montait comme un brouillard qui diluait le soleil. Une voix m'appela d'en bas. C'était Maya, dans la cour. Je descendis les marches et je le vis à mes pieds, près du bassin. C'était comme le soir où, dans la Ville de l'Horizon, il était venu en messager pour me conduire auprès de l'Aimé d'Aton, et ce me fut un mauvais présage, car où aurait-il pu me conduire lors …

Son sourire de sage rassura mon cœur. IL me prit les mains pour me saluer et me fit entrer dans son palais. Mon escorte était arrivée depuis le matin, par groupes, et tous se reposaient dans les appartements. Je demandais des nouvelles du coup de force du général, Maya me fit verser à boire du vin de Bouto et prit la parole :

« – Mauvais, mauvais, mauvais : Horemheb veut le pouvoir. Il tient l'armée et a réussi à lui faire accepter d'envahir Thèbes et d'investir le palais royal. Il a nommé, depuis longtemps, aux postes les plus importants des généraux et des officiers qui lui sont tout dévoués et qui manipulent les soldats.

Le clergé veut aussi le pouvoir. Mais le général s'est fait proclamer deuxième prophète d'Amon, renforçant ainsi ses chances. Seul le vieux Ayï peut lui tenir encore tête.

Ton seul espoir de sauver tes couronnes est de trouver un accord avec le vieux prophète et de vous liguer tous deux contre le général. Il n'osera pas retourner son armée contre les prêtres sans lesquels il n'est rien.

Or voici que le Divin Père m'a chargé d'un message pour toi. Il te demande de te rendre au temple dès ton arrivée afin de t'entretenir de ce qu'il convient de faire. Mais le temps presse, les secondes s'écoulent comme des gouttes de sang, il faut sauver l'Égypte avant qu'il ne soit trop tard. »

 

Je fis rappeler mes écuyers, et sur les chars prêtés par Maya nous revînmes promptement au lieu où nous avions laissé le prêtre passeur. La nuit s'obscurcissait, le soleil s'était voilé comme lors d'une tempête de sable, le Nil était plan comme un miroir, pas un souffle ne gonflait la voile, et nous dûmes ramer en luttant contre le courant  jusqu'à l'embarcadère. Nos chevaux fatigués reprirent la route jusqu'au temple aux cent portes, par la voie bordée des sphinx de ma belle fête de l'Ipet. Mon grand portail était fermé, et nous eûmes à contourner l'enceinte des temples pour entrer par le portail principal, gardé par les prêtres d'Amon. Accompagné de mes deux écuyers dans la première cour du temple, gardant nos armes, je fus conduit ensuite vers le Divin Père qui m'attendait, sans doute prévenu de mon arrivée par quelque espion.

Il était assis sur un trône, dans la grande salle d'apparat de Thotmès l'ancien. Il ne se leva pas pour me saluer, son regard était dur et je me demandais soudain comment j'avais pu avoir jadis de la tendresse pour ce prêtre que j'avais considéré comme mon père. Sa voix se fit sèche :

« – Lors de ton couronnement, il y a près de huit ans, il avait été bien entendu que tu n'aurais de Pharaon que le titre. Or tu t'en es approprié la charge et les fonctions de grand prêtre. Non seulement tu as pris l'habitude de régner seul, sans les conseils des prêtres sages, mais tu t'es permis de nommer aux plus hautes fonctions du royaume un renégat disgracié par le général. Sais-tu seulement pourquoi il fut en sa disgrâce ? »

Je regardais stupéfait ce prêtre hors de lui. Que m'importait la raison de sa disgrâce, je n'avais pas à lui répondre, mais il continuait :

« – C'était un fidèle de ce Pharaon maudit qui faillit conduire l'Égypte à sa ruine. Tu étais trop jeune alors pour comprendre ce que représentait cette période trouble où le Pharaon a quitté son état de dieu pour se pavaner au bras de sa Reine, accompagné de ses filles comme n'importe quel marchand de Babylone. Il a brisé le pouvoir des pharaons en voulant briser le pouvoir des prêtres. Et toi, inconscient, tu élèves au rang des dieux un courtisan de l'Horizon, mais c'est bafouer Amon lui-même ! En dédiant le temple de Pakhoras à ce suppôt de Seth tu as brisé tes couronnes.

Seul un collège de prêtres est capable de conduire l'Égypte désormais. Ton père l'avait compris, et c'est dans un dernier sursaut d'orgueil qu'il a dressé son fils Aménophis pour défier les prêtres d'Amon. Nous t'avons épargné quand tu n'étais alors qu'un enfant pour éviter de faire couler le sang dans une guerre fratricide. Aujourd'hui, tu divinises un renégat, faisant ainsi planer sur l'Egypte l'ombre de l'Aimé d'Aton, demain tu peux devenir une menace pour nos temples, et cette guerre évitée il y a huit ans deviendrait inévitable aujourd'hui. »

Je compris que la partie de sente que nous jouions depuis près de dix ans allait bientôt s'achever. J'étais calme malgré l'importance de la partie en cours. Le vieillard s'était tu, guettant ma réaction, prêt sans doute à crier un ordre pour me faire arrêter. Mais l'occasion de mesurer nos paroles était trop belle pour que je songe à fuir :

« – C'est la menace qui plane sur vos temples, Divin Père, qui t'importe. Pour moi, l'Égypte, c'est d'abord le peuple, et qu'importent au peuple les états d'âme des prêtres d'Amon. Le peuple chante les louanges de qui l'on divinise, et nul ne se souvient de l'Horizon. Mais ta colère t'aveugle, Divin Père, ne vois-tu pas le général, déjà assis dans le temple à tes côtés pour avoir plus de chances de se faire poser la double couronne sur la tête ? Tu parles d'une guerre fratricide, mais ne vois-tu pas celle que prépare l'armée ? Les prêtres ont à choisir antre le Pharaon et le général. Si tu choisis le général, c'est un nouveau Pharaon que tu auras en face de  toi, bien plus dangereux que moi, car dans son cœur il n'y a que le goût du pouvoir. Et ce goût, plus fort que le goût du sang, le conduira contre les prêtres pour fonder une dynastie de guerrier. »

Le vieillard ne répondait pas, serrant les poings sur son trône dérisoire de faux prophète. Dans ses yeux brillait une lueur de haine. Je m'aperçus que le portrait que je venais de faire du général lui ressemblait trait pour trait :

« – Mais sans doute, Divin Père, as-tu dans le cœur ce même goût du pouvoir, ce même goût du sang. Cette guerre fratricide, tu la veux, et pour te mesurer avec Horemheb, tu as besoin de me faire disparaître, car je suis le seul garant de la paix et de la stabilité de l'Égypte. Lorsque tu m'as épargné, il y a huit ans, ce n'était pas par crainte d'une guerre, c'était par crainte du général, et lui aussi craignait que tu ne lui ravisses le pouvoir. J'étais le seul compromis pour vous permettre d'attendre chacun votre heure. »

Il y eut à ce moment un grandement sourd, un lointain roulement de tambour, un orage peut-être. Le vieillard me regarda, épouvanté. J'imaginais la course d'une énorme armée, le bruit des chars dans la plaine de Palmyre, le sol du temple tremblait, comme secoué par ces invisibles combattants venus de l'ombre.

« -Écoute, Divin Père, la colère des dieux, ils fissurent ton temple. »

En effet, une poussière de stuc tombait dans la grande salle, balayant la lumière qui filtrait des lucarnes. Le grondement s'estompa, un silence étrange lui succéda, car il y avait dans nos oreilles l'écho de la colère des dieux. Le vieillard était pétrifié, il ressemblait soudain à une statue, incapable de prononcer un mot.

Nous n'avions plus rien à nous dire après l'intervention d'Amon. Je quittais la salle, me dirigeant vers le grand portail. Des prêtres couraient en tous sens, criant, gesticulant, le temple était comme une fourmilière dérangée par le bâton d'un enfant. Je n'aurais pas imaginé tant de prêtres à la fois. Au cours des cérémonies religieuses, chacun est à la place désignée, rangé comme au sein d'une armée pour la parade, mais à cet instant, tous ces prêtres grouillants me faisaient l'effet d'une armée en déroute. Trop occupés à courir, ils ne me prêtaient aucune attention, malgré mes vêtements de soldat. En arrivant au portail je compris leur affolement : de chaque côté du pylône le mur d'enceinte s'était écroulé sur une cinquantaine de coudées. Les briques s'étalaient jusqu'à dix coudées à l'intérieur du temple. Un nuage de poussière planait au-dessus des décombres. Un pan de mur s'effondra encore, dans un bruit mat, d'un seul morceau, comme une énorme porte qui s'ouvrait dans l'enceinte du temple.

Mes écuyers retenaient les chevaux affolés. Nous prîmes promptement le chemin de l'embarcadère. La chaleur était toujours aussi insoutenable, mais le ciel s'était obscurci de lourds nuages gris. Dans les rues de Thèbes tous couraient, quittant leurs maisons lézardées, les femmes portaient les enfants, les hommes traînaient des malles, il fut bientôt impossible de circuler. Nous résolûmes de longer les berges du fleuve au risque de briser les essieux de nos chars.

Le prêtre passeur n'était plus à son poste. Nous prîmes la barque pour traverser le fleuve agité de vagues et de remous. De l'autre côté nous pûmes retrouver les chars prêtés par Maya, car les chevaux, s'ils avaient réussi à se détacher, n'étaient pas allés très loin. Le ciel s'assombrissait toujours, trop vite pour que ce soit la nuit qui vienne si tôt. Le soleil avait disparu, il n'y avait plus d'oiseaux. En passant devant le temple des millions d'années nous vîmes que le mur d'enceinte s'était effondré. Le pylône se dressait seul derrière les énormes colosses, encadrant les lourdes portes de bronze,  mais tout le rempart de briques brunes, qui l'avait jusqu'alors prolongé tout autour du temple pour le cacher au regard des profanes, n'existait plus. Ce n'était qu'un amas de terre brisée. Les beaux murs de calcaire multicolores éclataient désormais aux yeux de tous, révélant les secrets des scènes rituelles du temple de mon père. Par endroits le mur de pierres était fendu comme un vase d'albâtre posé sur des braises, prêt à s'effondrer à son tour. Je n'eus pas le temps de m'attarder pour évaluer les dégâts occasionnés par le tremblement de terre.

 

Au palais de Médinet, Maya attendait en haut de la terrasse. Il avait rassemblé mes hommes d'armes dans la cour, mais je les renvoyais dans les appartements. Je rejoignis mon guide et sans parler nous contemplâmes longtemps Thèbes sous la chape de nuages noirs derrière laquelle s'enfonçait le soleil. La pluie commença à tomber, lourde et chaude, et cette pluie qui aurait dû, en cette saison de Shaït, durer quelques instants persista toute la nuit.

Je rapportais à Maya ma conversation avec Ayï. Sans l'intervention des dieux j'aurais pu ne jamais sortir du temple, car j'avais vu dans les yeux du vieillard sa détermination à prendre le pouvoir. Je craignais à présent pour ma vie, et je n'avais aucun moyen de me défendre : tout ce que je pouvais faire contre le vieillard serait pris comme prétexte par Horemheb pour me nuire et prendre le pouvoir. D'autre part, il m'était impossible de tenter un rapprochement vers le général qui ne s'embarrasserait pas de scrupules pour me supprimer, invoquant ma trahison envers Amon si je lui dénonçais la position  du vieillard.

Maya me paraissait étrange depuis mon retour. Nous étions rentrés dans ses appartements, la pluie continuait à marteler les murs dont l'humidité commençait à suinter à l'intérieur. Enfin, calme et posé, il parla :

« – Ce n'est pas Ayï qui me choisit pour être ton guide le soir où je t'ai conduit au sanctuaire, la première fois que nous nous sommes rencontrés. C'est l'Aimé d'Aton lui-même, alors qu'il était en visite dans le temple. Il m'a choisi simplement parce que je n'avais ni père  ni mère et que le vieux Ayï, autrefois précepteur et marié à la première nourrice royale de ta mère, la Reine Tyï, m'avait pris comme son fils. Ainsi j'étais au temple ce que tu croyais être, puisque malgré ton ignorance, tu avais un père et une mère. L'Aimé d'Aton est venu dans ma cellule et a posé sa main sur moi. Il m'a chargé d'être ton guide jusqu'à ta mort. Il m'a révélé qu'un jour tu serais Roi puisque le co-régent  Sémenkharê venait de disparaître. Mon père Ayï lui était alors tout dévoué et vit toutes ces choses avec la joie au cœur.

Mais lorsque tu es arrivé à l'Horizon, il demanda à être grand prêtre, mettant ainsi une condition à son obéissance au Roi. Dès lors je fus partagé entre le Roi et mon père, mais je n'en laissais rien paraître.

La nuit de l‘abdication du Roi, je l'ai suivi dans les rues de l'Horizon. Il s'était retiré dans le petit temple du Nord, près du palais déserté de la Reine. Je suis resté plusieurs jours à ses côtés, car il me dictait ses volontés. Et voici :

Il a quitté le pouvoir pour éviter à l'Égypte de sombrer dans la guerre civile. Son père, Aménophis-Le-Majeur, avait senti le danger que représentait le clergé de Thèbes. Le seul moyen d'évier que les prêtres ne prennent le pouvoir ou forcent le Roi à se plier à leur volonté était de tenter de les anéantir. C'est ce que ton frère a fait. Quand il s'aperçut qu'il avait échoué, il résolut d'abdiquer en ta faveur, après avoir sacrifié la Reine en gage aux prêtres d'Amon pour gagner un peu de temps.

De retour à Thèbes, à sa demande, je me mis au service de Beauté devenue première chanteuse d'Amon. Elle m'a chargé de te suivre comme ton ombre, afin d'éviter de replonger l'Égypte dans les mêmes erreurs. Elle a même été jusqu'à armer mon bras d'adolescent pour t'empêcher de nuire au pays, au cas où la situation deviendrait désespérée.

Or voici qu'elle est désespérée. Le Divin Père et Horemheb sont prêts à tout pour le pouvoir. Tu ne peux rien contre eux sans déclencher une guerre fratricide. Tu as été un trop bon Roi : le peuple t'aime et te respecte, l'armée a apprécié ta bravoure, les princes étrangers connaissent ta gloire, les dieux eux-mêmes te visitent car tu les porte en toi. Mais les temps des dieux sont révolus pour le peuple. Viennent les temps où s'effondreront les prêtres et les soldats, ainsi va l'Égypte. »

Maya était devenu froid comme une statue, il avait parlé calmement, sans chercher ses mots, comme Thot qui écrit le destin inéluctable des mortels. Je n'étais pas troublé non plus, mais je m'étonnais que Beauté ait pu armer son bras contre moi :

« – Oserais-tu porter la main sur moi ? »

Il sourit tendrement :

« – Sur toi, non, je n'oserais pas, mais sur le Pharaon oui, si c'est le seul moyen de sauver l'Égypte, j'en ai fait le serment à la femme de ton frère. Elle a toujours porté l'Égypte en son cœur, bien qu'étant une étrangère. Elle n'a pas hésité à quitter son époux pour rejoindre les prêtres d'Amon, pour le salut de l'Égypte. Elle n'a jamais cherché à quitter le temple de Mout, elle n'a jamais cherché à te revoir depuis ton couronnement. C'est elle, qui, en accord avec Ayï, mais pour des raisons différentes, m'a envoyé à ta suite vers l'orient. Elle avait compris que l'idéal pour l'Égypte aurait été que tu mourus au combat. Je n'avais rien à faire qu'à détourner ton attention au moment où l'ennemi fondrait sur toi, et c'est ce que je fis, sans porter la main sur mon Pharaon. Mais la magie de ton frère devant les dieux, le Divin Houy, n'a pas permis que s'accomplisse ainsi ton destin. Plus le temps passe, plus il m'est difficile de tenir ma promesse. Je ne veux pas lever la main sur toi. Retourne au temple, offre le pouvoir au Divin Père, destitue Houy, renonce à ta charge de Grand Prêtre, garde seulement ton titre aux yeux du peuple et sauve-nous,  sauve-toi, sinon je devrai lever mon bras sur le Pharaon. »

« – Mais je suis le Pharaon, et si tu lèves la main sur Lui, tu lèves le bras sur moi. »

« – Tu fais mon malheur d'être le Pharaon. »

 

Il me regarda dans les yeux, comme il le faisait toujours et comme il n'était pas permis de le faire sur ma personne. Malgré son calme une larme trahit son émotion, une larme puis une autre qui coulait du coin de l'œil jusqu'au bord de ses narines. Je le pris dans mes bras, et dans la tendre salutation des dieux je posai mon nez sur son nez. Son corps secoué de sanglots était fiévreux. L'air était plus humide qu'à la saison des pluies dans le pays du Pount. Nous sommes restés longtemps ainsi, et je sentais le goût de ses larmes sur mes lèvres. C'était toute la nostalgie de l'Horizon qui remontait en nous, l'ombre de l'Aimé d'Aton planait au-dessus de l'Égypte. Je savais qu'il n'y avait plus d'issue pour moi. Sans desserrer mon étreinte, je pris la main de mon guide et c'est moi qui le guidai vers le pommeau de ma dague. Je sentis la lame glisser hors du fourreau. Pour la première fois j'entendis le bruit que faisait le poignard en quittant son enveloppe d'or. J'attendais qu'il frappe. Son souffle s'était calmé dans mon cou mais je sentais ses veines battre contre ma peau. Le temps se suspendait au rythme de nos cœurs. Il ne se décidait pas. Je résolus de porter sa main contre mon flanc, posant la lame contre la cicatrice du vieil Azirou :

« -Frappe là : les dieux ont voulu qu'une lance pénètre exactement à l'endroit où le prêtre embaumeur ouvre le flanc des morts. Les dieux ne t'en voudront pas de rouvrir la vieille blessure. »

 

Il se dégagea et lâcha la dague. Il prit mon visage dans ses mains, et ce fut comme lorsque Beauté me regardait, petit garçon dans le palais de l'Horizon. Il dit :

« Je ne peux pas. Va dormir, nous verrons demain, les dieux nous inspireront peut-être une autre solution. »

Il me sourit. Je ramassai le poignard d'or. La belle lame de fer brillait à la lueur des lampes d'albâtre. C'était le dernier présent de mon frère Houy au matin de mon départ de Pakhoras. Je le tendis à Maya :

« – Prends, et tiens-toi prêt. Reste à mes côtés cette nuit pour veiller mon sommeil. »

 

Il pleuvait toujours. En passant par la terrasse pour nous rendre dans la chambre, nous vîmes qu'un pan de mur et une partie du bacon s'étaient effondrés, la pluie ayant ramolli les briques séchées. Au-dehors, la lune faisait miroiter d'énormes flaques qui couvraient toute la région, bien au-delà du niveau atteint par la crue. Devant nous se dressaient les fiers pylônes du temple de mon père. Ses beaux murs de calcaire luisaient au clair de lune. Ca et là, des maisons s'écroulaient dans la nuit et tous se lamentaient.

Maya prit place sur un siège pour veiller à mes côtés. Je m'allongeais sur sa couche, dégageant mon corps jusqu'à la cicatrice qui balafrait mon ventre.

(… à suivre …)