Des messagers revinrent un jour, car ils avaient trouvé une ancienne carrière exploitée par mon père Aménophis où gisaient encore deux superbes lions à peine dégagés de la falaise de granit. Je commandais alors qu'on termine l'ouvrage et qu'on les amène à Pakhoras où ils pourraient embellir le temple. Je pris cela comme un message des dieux, mon père veillant sur moi et bénissant l'œuvre que j'accomplissais pour mon frère.

Ces travaux étaient un prétexte pour rester un peu plus longtemps à Pakhoras, car Taemmadji avait donné le jour à une petite princesse nommée Nefert-Amon, en hommage à Beauté disparue dans le temple de Thèbes. Je m'étais rapproché d'Aube, un peu délaissée depuis la mort de notre enfant. Nous avons connu de beaux moments de plénitude, alanguis dans le palais du Vice-Roi, nous nous sommes désirés, aimés comme si plus rien n'existait au monde, mais quelque chose était brisé en moi, et la Reine le sentait. Mon frère aussi respectait ma solitude, je me retrouvais comme dans le temple aux cent portes, solitaire. Meryet ne disait rien, mais je sentais que Maya lui manquait et qu'elle aussi désirait de beaux enfants comme ceux de mon frère. Aube m'apprit un matin qu'elle était de nouveau enceinte, et nous dûmes organiser notre retour avant que son état l'empêcha de voyager. J'appréhendais notre départ, car je savais que ce serait la fin de ces beaux jours. Il me fallait retrouver Thèbes et ses prêtres, retourner au cœur de mon royaume, redevenir statue sur un trône d'or.


 

 

La veille de notre départ, comme s'éternisaient, tard dans la nuit, les relents de la dernière fête et que tous les corps ensommeillés somnolaient, allongés parmi les coussins de la terrasse du palais, mon frère me proposa de jouer une partie de sente pour nous faire un destin.

Nous descendîmes dans sa chambre, là où la nuit propice aux songes envahissait son âme chaque soir. Il fit brûler de l'encens et alluma une lampe à l'huile parfumée. La Nubie endormie baigna le palais d'un silence sacré lorsque s'estompa la musique du dernier aveugle, quelque part sur un balcon.

Houy traça son destin tandis que je menais le jeu, présentant les bâtonnets magiques. La chance ne vint pas cette nuit-là, ni pour lui, ni pour moi lorsqu'il fit le dieu tandis que je jouais à mon tour. La sombre couleur de l'au-delà semblait vouloir s'imposer sur mon être, confirmant le pressentiment que j'avais depuis la mort de mon premier enfant. Maât réclamait son tribut, et je savais que le temps n'était plus loin de le payer.

Nous ne finîmes pas la partie de senet. Le beau damier d'ivoire et d'ébène était entre nous comme une menace qui pourtant nous liait encore davantage, et nous sommes restés les dernières heures de la nuit à nous regarder sans rien dire, les yeux au fond des yeux, les mains touchant à peine nos mains, nous effleurant du bout des doigts comme on n'ose toucher une statue divine, et les dieux qui étaient en nous se parlèrent une dernière fois, sans larme ni regret, baignés du bonheur et de la plénitude de s'être reconnus à travers l'éternité. Nous n'étions plus ni corps ni âme, nous étions lumière de l'aube, encens des temples, silence primordial. L'image de mon frère devint floue à mon regard, et mon esprit voyait bien au-delà de lui l'immensité divine qu'il était par delà le temps, englobant mon esprit comme la mer englobe l'eau du Nil.

A la pression de ses doigts nous redevînmes humains parmi les hommes. Nos visages se sourirent sans besoin de placer des mots sur nos langues. Aube et Taemmadji nous rejoignirent au matin. Houy me fit présent d'un beau couteau magique à lame de fer. Sur le manche, un morceau de cristal pur irradiait les premières lueurs de la nouvelle aurore.

 

 

Nous étions en pleine saison des crues lorsque nous quittâmes Pakhoras. La statue du sanctuaire était terminée, et mon frère m'en offrit une petite réplique en albâtre afin de m'accompagner. Les dieux qui étaient en nous savaient que nous ne nous verrions plus lorsque nos mains de lâchèrent sur l'embarcadère. Les eaux étaient au niveau du palais, masquant les marches de calcaire, et le Nil s'étendait loin au-dessus des rivages, déposant sa belle terre noire. La garnison salua notre départ, et de nombreuses barques nubiennes sous suivirent toute cette première journée. Nous dûmes mettre à la voile pour freiner nos vaisseaux entraînés par les flots tumultueux. Le vent contraire nous permit ainsi de garder le contrôle de notre route. EN trois jours nous atteignîmes Kalabchah ou nous refîmes nos provisions, mais déclinant l'invitation du gouverneur nous repartîmes le lendemain vers l'Égypte.

Une semaine après avoir quitté Pakhoras nous arrivâmes derrière la cataracte, et nous débarquâmes pour passer quelques jours au pied du château de la garnison, sous de grandes tentes dans les jardins de l'île. J'eus enfin des nouvelles récentes du pays, car Maya dépêchait une fois par semaine un émissaire jusqu'à cette garnison, et les messagers avaient fait le relais jusqu'à Pakhoras pendant tout notre séjour. A notre arrivée nous apprîmes qu'Horemheb était furieux à la nouvelle de la déification de mon frère. Le vieux Ayï semblait l'avoir cautionné, car les prêtres d'Amon avaient reçu le général en grande pompe dans le temple, et la barque divine s'était arrêtée devant lui, le désignant comme second prophète aux côtés du Divin Père.

C'est le déploiement de l'armée dans la ville qui avait inquiété Maya, il décrivait les circonstances en les comparant à celles de la Ville de l'Horizon à l'époque de l'abdication de l'Aimé d'Aton. Je décidais aussitôt de laisser Aube sur le navire royal, sous la protection de ma suite, et fis hâter les préparatifs du retour vers Thèbes par les grands navires qui étaient toujours ancrés devant la cataracte. Je fis tout ceci ouvertement pour que toute l'Égypte croie que le Pharaon arriverait à Thèbes une semaine plus tard, mais en mon âme, voici le plan que j'avais formé : j'envoyais en chars, par petits groupes, cinquante des hommes d'armes de ma garde personnelle, et moi-même je résolus de regagner Thèbes dans un char d'officier emprunté à la garnison. Je comptais sur le trouble qui envahissait la région de Thèbes pour passer inaperçu. Je donnais rendez-vous à tous dans le palais de Médinet, chez Maya. Avant de partir, je dépêchais à mon tour un messager à mon divin frère pour le prévenir de ce qui se passait en Égypte et lui demander de me rejoindre à Thèbes. Trois jours plus tard j'arrivais dans la ville d'Amon.

(… à suivre …)