Je fis préparer une belle fête en l'honneur de mon frère. Tous les princes du royaume furent invités, ainsi que les rois et les ambassadeurs des peuples alliés. Il fut convenu d'une date qui laisserait deux mois pour les préparatifs. Horemheb lui-même fut rappelé du Mitani. Je voulais un grand banquet d'amour et d'amitié dans Thèbes et dans tout le pays pendant trois jours.

En réorganisant selon ma volonté les affaires de l'état, je résolus de nommer un nouveau gouverneur de la nécropole ainsi qu'un directeur du trésor. J'en parlais à mon frère qui savait qu'un nouveau titre devait lui être donné, et, mon choix étant déjà fait, je m'amusais comme un enfant en lui posant la question :

« – Houy, quel choix ferait mon frère parmi tous les dignitaires du royaume pour désigner un Surintendant du trésor, et un chef des travaux de la Nécropole ? Ne penses-tu pas que tu ferais l'affaire ? En tant que Surintendant du trésor, tu pourrais veiller à ce que ma tombe soit bien parée, et comme chef des travaux de la Nécropole, tu saurais m'ensevelir selon ta promesse pour le jour de ma mort. »


Houy réfléchit en silence, puis il se permit de prendre mes mains, devant Aube, car nous étions dans les jardins. Mais ma bouche sourit et le visage de la Reine fit de même, car il n'y avait ni prétention ni fourberie dans son geste. Pourtant un nouveau trouble m'envahit, car pour la première fois quelqu'un était témoin de notre intimité. Et Houy dit ces mots de Thot :

« – Il sera fait selon la volonté de mon frère. Mais si je suis le directeur de la Nécropole, tous auront les yeux fixés sur moi le jour de tes funérailles. Et si c'est toi qui conduit ton frère en sa dernière demeure, tu devras  lui donner une tombe selon son rang, et non la petite chambre mortuaire que tu m'as promise et que chérit mon cœur. Il me faudra te la montrer maintenant qu'elle est terminée, mon frère en aura le cœur au bord de la main. Pour rien au monde je ne voudrais vivre l'éternité loin de cette chambre que m'a donnée Ta Majesté, car elle est comme ton cœur, intime et vaste. Et si mon frère me nomme Surintendant du trésor, j'aurai des comptes à rendre au clergé d'Amon le jour de ton départ. Je ne brigue aucun titre ni aucune charge, et même si je dois retourner dans un pays étranger, loin de toi, pour le bonheur de l'Egypte, je sais que nos cœurs seront toujours comme nos deux mains, et qu'au jour de ma mort tu seras près de moi comme je serai près de toi puisque je suis ton Ka et que tu es mon Ka. »

Il dit, et mon esprit fut troublé par sa sagesse et son désintéressement. Je m'étais habitué au pouvoir, à la divinité qui était en moi, à l'amour d'Aube et à l'amitié intemporelle de mon frère, et je n'aurais pu désormais y renoncer. Houy repoussait tout cela, calmement, et en moi-même j'en étais heureux, même si je ne m'y attendais pas, car il eut suffit qu'il acceptât ma proposition pour me voir lui accorder aussitôt ces charges sans réfléchir plus avant. Et me tournant vers Aube, je dis :

« – Et quelle est la pensée de mon aimée, approuve-t-elle les paroles de mon frère ? »

Aube sourit, et ses grands yeux noirs bordés de khôl bleu se plissèrent :

« – Les paroles de notre frère sont des mots inspirés par Thot et Maât. Chacun de nous trois sait bien désormais qui tu dois désigner pour le trésor et pour la nécropole, tu n'en parles jamais, mais son ombre est comme ton double et tu n'y pourras rien changer. »

Ce qui aurait dû être une longue délibération du conseil des sages devenait une sereine conversation de jardin part une chaude après-midi. Je fermais les yeux pour mieux me répéter les paroles de la Reine, et ce qui me tourmentait depuis des semaines s'imposa à mon esprit. Il fallait pourtant que je nomme mon frère à un poste qui le ferait prince, et je voulais le proclamer au premier jour du banquet, devant les ambassadeurs, les prêtres et les rois. En attendant, le nom qui était sur nos lèvres devait être prononcé, et je voulais  qu'il le fût par mon frère lui-même.

« – Houy, dis-nous qui nommer Surintendant du Trésor du Royaume et Chef des Travaux de la Nécropole … »

Mon frère à son tour ferma les yeux, et nous étions tous les trois comme en un tombeau :

« – Le Surintendant du Trésor se doit de ne parler qu'au Pharaon mon frère, à tout autre il ne répondra que par le silence. Le Chef de la Nécropole devra garder ses secrets jusque par delà sa propre tombe, et le mortel digne de ces charges doit être comme le double de mon frère, comme un envoyé des dieux, muet et fidèle, et mon âme sait que son nom est Maya, Prêtre Muet, Surintendant du Trésor de Sa Majesté et Chef des Travaux de la Nécropole. »

Ainsi fut-il décidé. J'envoyais quérir Maya dans le temple aux cent portes, amis les prêtres me répondirent qu'on ne l'y connaissait pas et que seul le Premier Prophète pourrait me renseigner. Au cours de l'audience du soir, je demandais au Divin Père ce qu'il était advenu de mon guide après sa dernière apparition au matin de la bataille de Palmyre. Le vieillard regarda l'assistance. Nous étions dans la grande salle d'apparat du palais de Malgatta. Les dignitaires et leurs épouses étaient debout, entre les colonnades, chacun à la place désignée selon le protocole. Les ambassadeurs de passage ou les invités du banquet, qui étaient déjà arrivés à Thèbes, se pressaient dans l'allée principale tous les soirs, car c'était pour eux comme une cérémonie religieuse de voir ainsi le Pharaon quand ils étaient dans la capitale. Et tous étaient suspendus aux paroles prononcées par Ma Majesté et par ceux qui me répondraient. Ma question avait embarrassé le Premier Prophète qui hésitait visiblement à répondre. Mais mon âme était patiente et laissait faire le temps, car le Divin Père ne pouvait plus se dérober. Les flabellifères¨ agitaient lentement les lourds éventails de plumes au-dessus de mon visage, je sentais le souffle chaud et parfumé de cet air brassé dans le silence.

Enfin le vieillard prit la parole :

« – Ta Majesté ne devrait pas savoir le nom de ce prêtre muet qui fut désigné pour être ton guide dès ta naissance. Aucun prêtre du temple ne connaît son rôle, et je m'étonne que Ta Majesté puisse ainsi en parler en public. »

Je m'étais levé de mon trône pour marquer ma volonté. Le vieillard était à mes pieds, soutenant mon regard. Je sentais confusément l'importance de Maya, sans pourtant bien comprendre son rôle. Ainsi c'était le Divin Père lui-même qui l'avait choisi lorsque j'étais enfant pour me conduire au sanctuaire, lorsque l'Aimé d'Aton lui accordait encore sa confiance.

« – Ma Majesté sait ce qu'elle veut savoir, tu devrais t'en souvenir, Divin Père. Réponds maintenant à ma question, qu'est-il advenu de Maya après la bataille de Palmyre ? »

Les flabellums s'étaient arrêtés de battre l'air moite de cette chaude soirée. La salle entière était en silence comme en un temple. La Reine à mes côtés baissait la tête pour cacher son trouble, mon frère me regardait, et moi je luttais en esprit contre ce prêtre qui semblait vouloir toujours diriger mon destin. Je sentais que Maya était un des pions qu'il manipulait depuis près de vingt ans.

« -Ta Majesté le trouvera non loin de cette ville, dans le grand temple de Seth, à Coptos. Il y fut assigné après le retour de l'armée dans la capitale, car il a failli à sa mission qui était de te protéger pendant la bataille. »

« – Comment voulais-tu qu'un prêtre ait pu me protéger au cœur du combat ? »

Et en prononçant ces mots je me souvins tout à coup de l'apparition de Maya en pleine bataille. Se pouvait-il qu'il m'ait accompagné jusque parmi les fantassins, détournant mon regard au moment où Azirou venait sur moi, portant la sombre couleur au bout de sa lance … S'il en avait été ainsi, il est vrai qu'il avait failli à sa mission. Pourtant les dieux m'avaient laissé la vie, et leur volonté comptait plus à mes yeux que les calculs des prêtres :

« – Les dieux m'ont laissé le souffle de vie, Divin Père, rappelle ce prêtre et qu'il se présente devant ma face dès demain, car je compte en faire un grand dignitaire du royaume. »

Le vieillard ne laissa son visage trahir aucune émotion. Il fit les salutations rituelles et regagna sa place, près du trône de la Reine.

Le lendemain, la foule se pressait plus nombreuse au palais, chacun voulant voir le prêtre muet que j'avais en mes faveurs malgré la disgrâce du Divin Père. L'affaire avait fait le tour de Thèbes, à la cour comme dans les tavernes de la ville. J'avais, depuis mon retour d'orient, des fidèles qui étaient comme mon œil et mon oreille dans le royaume, et je connaissais tout ce qui se passait en Égypte. Aussi, j'avais fait suivre par sécurité le Divin Père afin qu'il ne cherchât pas à se soustraire à ma volonté et de peur qu'il ne fit disparaître Maya dont je ne connaissais pas vraiment la position.

Lorsque le chambellan l'eut annoncé, le sourd bourdonnement qui emplissait la grande salle à colonnes cessa comme par enchantement. Chacun guettait le portail. J'étais sur mon trône d'apparat, face à l'entrée, et j'allais le voir paraître le premier. Les lourds parfums du Pount embaumaient la salle comme en un sanctuaire. Je remarquai alors le crépitement  des torches accrochées aux colonnes. Enfin, la tenture rouge s'écarta, laissant passer la silhouette de mon guide comme une apparition dans le contre-jour doré du crépuscule et tous avaient les yeux sur lui.

Il portait le pagne long des prêtres du temple, il allait pieds nus, et ses yeux clairs étaient toujours soulignés des longs traits bleus des initiés. Il était comme Amon, doux mais sans sourire, mine et puissant, lent et décidé. Quand il fut au pied du trône, je lui dis, le regardant droit dans les yeux, car il n'avait pas baissé le regard :

« – Tu aurais pu garder tes sandales, il ne me convient point que tu ailles pieds nus, puisque tu m'es un guide devant les yeux. »

« – Seigneur, je n'ai pas de sandales. »

Un murmure parcourut la cour, ponctué de rires et de gloussements. Je balayai l'assistance du regard, et le silence revint, plus tendu.

« – Prend donc les miennes, et que tous entendent ma voix. »

J'avais défait mes sandales dorées  au grand étonnement des prêtres d'Amon qui vinrent les passer aux pieds de Maya. Puis je lui tendis un brassard d'or et un pectoral représentant Maât, déesse de la vérité, et voici les paroles qui furent dans ma bouche :

« – Edit de Sa Majesté Tout-Ankh-Amon, Maître des renaissances :

Voici ma volonté :

Je proclame aujourd'hui que Maya, mon guide, aura la charge de Surintendant du Trésor.

En outre, je lui cède le palais de Médinet, situé sur la route de la vallée des renaissances, car je le nomme aussi Chef des Travaux de la Nécropole.

Maître des Renaissances, vie, force et santé, a dit cela, l'an sept de mon règne. »

 

Ce fut une immense clameur dans la salle d'apparat, tous louant les faveurs qu'accordait Ma Majesté. Je fis donner un dîne dans les jardins du palais, tandis que je gardais mon hôte dans les parties privées, loin de la foule des courtisans. Nous nous installâmes dans les jardins suspendus, près d'un bassin qui rafraîchissait de sa fontaine la nuit chaude. Maya n'était pas très sociable. Je lui fis connaître la Reine et mon frère, mais il ne parlait pas. Quelques prêtres d'Amon nous avaient suivis, sans le Divin Père, et tous étaient curieux de voir et d'entendre mon guide.

Tandis que nous mangions des canards confits dans du vin de palme, la spécialité de Coptos, ville de l'amour et des plaisirs, les conversations portèrent sur les femmes, un prêtre ayant fait remarquer que la Reine était la seule femme de ce dîner privé. J'adressai un regard complice à Houy :

« – Mon frère eut pourtant de nombreuses conquêtes en son temps, où sont passées les femmes de tous ces crapauds du Nil dont les rumeurs du palais nous contaient les infidélités ? »

Houy n'avait pas encore assez bu pour rire de mes taquineries, comme tous les assistants :

« – Ne plaisante pas, mon frère, Ta Majesté fait rougir la Reine. Tu sais que j'ai fait un vœu pour que les dieux m'accordent une faveur. »

« – Les dieux t'ont-ils accordé cette faveur ? »

demanda la Reine.

« – Oui, Majesté, et mon frère en est la preuve vivante. »

Je bus une coupe de vin de palme, lentement, car tous attendaient mes paroles, sans comprendre, et je réfléchissais. Je choisis de m'adresser à Maya :

« – Maya, toi qui es prêtre, peux-tu répondre à ma question : mon frère a fait un vœu si secret qu'il ne peut en parler ce soir. Or nous devons décider si les dieux lui accordent de lever ses engagements. Écoute cette parabole, puis décide en ton cœur :

 

Il y avait, dit-on, sur la terre de Geb, deux frères qui s'aimaient tendrement. Or l'un, qui était guerrier, partit à la guerre en pays étranger.

Et beaucoup de jours passèrent là-dessus. Il montra la bravoure de son bras, car il massacrait les ennemis, et tous le respectaient et l'admiraient. Or il advint qu'il mourut au combat. Lorsqu'on rapporta sa dépouille, l'autre frère, qui était peintre du temple, s'en alla trouver la grande déesse Isis et luit dit : « Douce mère d'Horus, accorde à mon frère ce que tu as accordé à Osiris par ton savoir et ta magie ».

Et la déesse lui répondit : « Et que me donneras-tu en échange ? »

Alors le frère dit : « Je te donne ce que j'ai de plus cher au monde : mes deux yeux qui me sont un bien précieux pour peindre les belles formes des dieux sur les murs de ton temple. Si tu rends la vie à mon frère,  je m'enfermerai dans un temple sans fenêtre et n'ouvrirai plus les yeux sur la lumière, et je serai comme un aveugle, mes yeux ne verront plus, j'en fais le serment solennel devant toi et devant les dieux ».

Et Isis répondit : « Eh quoi ! Comment un frère peut-il aimer à ce point son frère pour qu'il aveugle ses deux yeux pour le restant de sa vie, alors qu'il est encore jeune et beau, qu'il pourra avoir femme et enfants ? »

Le peintre dit : « Et à quoi me servirait d voir, si mon frère n'est plus à mes côtés, à quoi me servirait d'avoir femme et enfants, si mon frère n'est plus là pour les voir, lui qui n'avait lui-même ni femme ni enfant. Car en vérité ce frère m'était comme un dieu, moi qui ne suis qu'un homme. Or, l'homme n'est rien, l'un est riche, l'autre pauvre, tel était riche l'an passé qui est mendiant aujourd'hui, tel voyait autrefois qui est aveugle désormais. Le cours d'eau d'antan passe aujourd'hui ailleurs ».

Alors la belle déesse dit : « En vérité jamais homme ne fit ce que tu fais. Seuls les dieux de l'Ennéade ont pouvoir de changer ce que tu veux changer, et tu es tel un dieu. Je ferai pour les dieux ce que je ne ferais pas pour les hommes, mais tu es tel un dieu et ton frère est tel un dieu. Va, ferme tes yeux pour l'éternité et entre dans le temple de Maât. Prend cet onguent magique et ce parfum sacré, embaume le corps de ce frère qui est tel un dieu, prononce les formules de renaissances qui sont consignées dans le papyrus d'Héliopolis, et l'Osiris renaîtra de tes mains ».

Et ainsi fut-il fait. Le guerrier revint à la vie, et le peintre devint comme un aveugle.

C'est arrivé heureusement à son complet  achèvement, en paix, ainsi que je l'ai dit.

 

Maya, dis-nous qui pourra sortir le peintre de sa cellule, lui ouvrir les yeux et le libérer de son vœu ? »

 

Maya n'eut pas à réfléchir bien longtemps, il expliqua que ce genre de problème était souvent posé aux prêtres muets :

« – Les enfants de Ptah sont libres de leurs décisions. Mais s'ils s'engagent devant les dieux, lorsqu'ils se défont de leur engagement, il doit y avoir compensation.

Tout dépend de qui vient la décision de rompre le vœu :

Si c'est le peintre qui décide d'ouvrir les yeux, Isis peut le rendre aveugle ou bien lui ôter la vie, et le guerrier vivra.

Si c'est le guerrier qui autorise le peintre à rompre son vœu, Isis peut lui ôter à nouveau la vie ou bien le rendre lui-même aveugle, et le peintre vivra et verra.

Car ce qui est donné aux dieux ne peut être repris. »

 

Tous avaient cessé de manger et de boire. Un serviteur lavait les mains des convives dans un large coupe d'eau fraîche parfumée. Nul ne parlait plus et je réfléchissais à la parabole et à la réponse de Maya. Je ne me sentais pas le droit de peser sur la vie de mon frère. Si les dieux m'avaient accordé la vie, c'est qu'ils voulaient me voir à la tête de l'Égypte, non pour empêcher Houy d'aimer de belles courtisanes. Je levai la tête et regardais mes invités. On aurait dit une veillée d'armes tant ils étaient sérieux. Seule Aube caressait son ventre et paraissait heureuse. C'est cet enfant qui me décida : je voulais voir les gens qui m'entourent avec femme et enfant, je dis donc :

« – Moi, le guerrier, je demande au peintre de sortir du temple. Isis nous pardonnera, car moi-même je suis Horus. »

Je pris un fruit de la mandragore[1], et, le tendant à mon frère je dis :

« – A toi, dont les yeux ne voyaient plus, je dis : ouvre les yeux. Tu étais comme un aveugle et je te rends la vue, tu étais comme un naufragé et je te prends dans ma barque, tu étais dans la sombre nuit et voici que je fais se lever un nouveau jour autour de toi. »

 

Tous se remirent à boire et à rire. Les prêtres dissertèrent à propos des vœux et des dieux, Aube parlait du bébé, tandis que la musique du parc arrivait jusqu'à nous, chargée de danses et de chants.

Lorsqu'il fut bien tard, que tous furent rentrés dans leurs villas ou leurs appartements du palais, nous restâmes tous les quatre auprès de la fontaine, Aube, Maya, Houy et moi. Nous ne parlions plus de la parabole, mais chacun y pensait. C'est Aube qui y fit allusion la première :

« – Houy, si Mon Seigneur a dénoué le lien qui serrait ton cœur, il est temps que tu prennes femme. »

Le grand soldat rougit, et je lui souriais. Aube s'adressa à Maya :

« – Toi aussi, Maya, il convient que tu fondes une maison, n'avez-vous pas un cœur qui vous attend au pied d'un sycomore ? »

Et comme ils ne répondaient pas, elle prit une torche sur une colonnette et me fit signe de la suivre. Elle était comme un guide dans les dédales du palais, derrière ses appartements privés, dans une aile où je n'avais encore jamais pénétré. Il ne s'y trouvait ni garde, ni serviteur, seules quelques servantes disparaissaient derrière des colonnes en riant à notre approche. Au seuil d'un jardin, Aube nous fit face :

« – Nous sommes ici dans ce qui fut le harem d'Aménophis-Le-Majeur. Les lieux sont intacts, mais ses femmes oint disparu dans les flammes de la cité de l'Horizon, il y a bien longtemps. J'y loge mes suivantes. Quelques princesses du Mitani, du Liban, de Libye, du Pount et de Nubie y demeurent avec leur suite, toutes des femmes jeunes et belles, offertes en témoignage d'amitié et de soumission par de puissants rois amis. Elles ne sortent jamais de ces lieux sauf pour aller au temple, car la plupart sont des chanteuses d'Amon. Ici elles donnent souvent de belles fêtes. J'y ai passé des jours heureux lorsque je ne connaissais pas la puissance de mon époux. Toutes sont vierges mais expertes dans les jeux d'Hathor. Je règne sur elles en maîtresse. Si Mon Seigneur le permet, et si certaines vous plaisent, vous pourrez ravir leur cœur, car elles ne sauraient se refuser aux trois plus beaux hommes du royaume. »

La puissance de Min entra en moi, battant le sang contre mes tempes, et mes deux compagnons ne surent cacher leur trouble. Le jardin était intérieur, entouré d'un portique dont les colonnettes rouges et or portaient chacune une torche odoriférante. Au centre, un bassin couvert de lotus abritait des canards blancs endormis. Je repensais au bassin de papyrus, dans le palais de Beauté, à l'horizon d'Aton. La petite princesse impertinente avait grandi et elle était à mes côtés, toujours aussi impertinente. Le dallage était encore humide des pas des belles inconnues cachées, scintillant à la lueur des torches. Au-dessus du portique un étage ouvrait de larges balcons d'où s'échappaient des murmures et des rires furtifs.

Aube éteignit son flambeau et dit avant de disparaître dans la nuit :

« – Mon enfant s'agite en moi, et je dois me retirer. Ne restez pas ainsi comme trois ibis au milieu d'un  champ, défaites vos habits et entrez dans l'eau. En vérité elles sont comme des colombes, effarouchées au son de vos voix, sachez être patients, elles ne demandent qu'à être apprivoisées pour le plaisir d'Hator. »

 

Maya le premier, sans pudeur défit son pagne. Il avait encore le long corps blanc d'un adolescent. Il vint s'alanguir au bord du bassin, trempant sa main dans l'eau fraîche. Ses muscles luisaient sous le reflet des torches. Je songeais au regard des femmes derrière les sombres balcons de bois. A mon tour je dégrafais mon voile d'apparat puis mon pagne long. Je m'asseyais à ses côtés tandis que Houy plongeait déjà au cœur du bassin, comme pour se pavaner devant d'autres soldats invisibles. Maya se rapprocha de moi et prit ma main entre ses mains :

« – Te souviens-tu la première fois que je t'ai pris la main ? J'étais à peine plus âgé que toi et je te conduisais au sanctuaire d'Amon, je savais que tu étais dieu. Depuis j'ai l'impression que je transmets un peu de sacré à tout ce que je touche. »

« – C'est étrange, Maya, j'ai la même impression quand je touche tes mains que quand je prends les mains de mon frère, est-ce que cela vient de moi ou bien des dieux ? »

« – Cela vient des dieux, mais tu es dieu toi-même. Les ennemis de l'Egypte l'ont bien compris, ils tranchent les mains des vaincus, et nous-mêmes dénombrons les cadavres en comptant leurs mains coupées après le combat. »

Je repensais alors à ma parabole :

« – Crois-tu que j'ai eu tort de délier Houy de ses vœux ? »

Maya me regarda dans les yeux, sans lâcher ma main et hocha la tête, amis il sourit :

« – J'ai compris la parabole, car j'ai été habitué à interpréter les songes sans le temple d'Amon. Oui, tu as eu tort. Mais tu ne pouvais pas laisser ce beau soldat sans amour. Vois, son grand corps n'est plus que puissance et sensualité en attendant les caresses des femmes. Le mortel n'a pas le pouvoir de détourner le cours des choses. Si tu avais dû perdre to souffle de vie, la magie de son vœu n'aurait fait qu'en reculer l'échéance. Mais son vœu existe, tu l'en as délié, tu dois en supporter les conséquences : ou l‘échéance va tomber, ou, dans le meilleur des cas, tu reprends son vœu à ton compte pour conjurer la colère de Maât. »

« – Tes paroles sont terribles Maya, ne suis-je  pas dieu moi-même ? »

« – Oui, la divinité est en toi, mais les dieux ne s'affrontent pas impunément. »

Je voulus changer de sujet, n'y voulant plus penser :

« – Et que vas-tu faire de tes mains, maintenant, vas-tu les poser sur le corps d'une femme ? »

« – Oui, sur celle que mon âme aura choisi, une seule, car pour moi elle sera sacrée après que j'aurai posé mes mains sur elle. »

Houy nous héla tout bas du centre du bassin. Nous nageâmes rapidement vers lui, et, tels des enfants au bord du Nil guettant les baigneuses nues, nous scrutâmes la pénombre des balcons où des pas furtifs avaient résonné. Elles ne furent pas longues à paraître. Une dizaine de jolies femmes, certaines encore enfants, nues ou vêtues de gazes transparentes sous les lueurs des torches mourantes. Elles n'osaient entrer dans l'eau et se parlaient entre elles, nous montrant du doigt tour à tour. Nous en faisions autant, plus excités par nos rires que par leurs formes encore trop lointaines pour être bien appréciées. Mais elles ne nous voyaient pas très bien non plus, elles nous faisaient signe de nous approcher du bord. Elles disparurent comme un  vol de tourterelles devant le chat lorsque Houy sauta sur la margelle pour s'y asseoir en leur tournant le dos, tirant à lui un bouquet de nénuphars pour cacher sa nudité provocante.

Et je criais à celles qui se cachaient dans l'ombre :

« – Le beau soldat a retrouvé son glaive ! »

Mais déjà il était sur moi, pesant de tout son poids sur mes épaules pour m'entraîner sous les lotus, et nous nous battions comme deux petits paysans, buvant l'eau à pleines gorgées, jusqu'à tomber épuisés sur la margelle du bassin, comme deux dormeurs, face au dallage froid et sans plus besoin de nénuphars pour nous cacher des belles.

Maya n'avait pas perdu son temps. Déjà il enlaçait une jolie jeune fille sous un flambeau, tout près de nous. Lorsqu'il nous aperçut, il attira sa compagne contre lui et vint à nous :

« – Voici Meryet, n'est-elle pas parfaite pour ma maison ? »

La jeune fille, apeurée, cachait son visage au creux de l'épaule de Maya, sans oser nous regarder. J'eus pitié d'elle :

« – N'effraie pas cette jolie colombe, Maya, emporte-la dans ton nid, et toi, Meryet, ne nous crois pas de vils soldats qui ne cherchent qu'à s'amuser et à prendre leur plaisir ensemble, malgré le regard trouble de ce grand Philistou¨ qui se pavane devant vous toutes depuis que nous sommes arrivés. »

Elle se mit à rire et se pencha doucement vers le front de Houy pour y déposer un chaste baiser :

« – Voilà pour toi, Philistou, tu auras du mal à choisir, car les plus belles sont toutes amoureuses de toi. »

Ses grands yeux noirs pétillaient de malice et de candeur. Elle ne lâchait pas les épaules de Maya et pressait ses petits seins contre la poitrine de son compagnon. Elle me regarda longuement, puis finalement, dit en baissant les yeux :

« – Mon Seigneur, toutes savent que tu es le Maître, aucune n'osera s'approcher de toi, tu devras aller vers elles si tu veux … »

Sans finir sa phrase, elle enfouit son petit visage timide dans les bras de Maya. Je caressai ses longs cheveux noirs et lui dis au creux de l'oreille :

« – Meryet, je ne suis pas venu chercher mon plaisir, mais celui de mes amis. J'ai une épouse aimée, et lorsque Min entre en mon corps, je n'ai pas besoin d'ensemencer les jolies fleurs de lotus du jardin de Geb pour assouvir mon plaisir. Je garde en moi la puissance divine pour étendre sur l'Egypte mes ailes d'Horus au moment où je suis dieu. Et d'ailleurs, je suis lié par un vœu depuis ce soir, je ne voudrais pas que Maât me réclame son tribut et me fasse voir la sombre couleur. »

Maya posa sa main sur mon épaule et me sourit. Houy n'avait pas entendu. Des jeunes femmes étaient sorties dans l'ombre, nous apportant une coupe et du vin de Bouto. Nous partageâmes la coupe, et les regards se croisaient, silencieux et avides. Une très belle fille aux yeux clairs se distinguait des autres. Ses cheveux mi-longs étaient tressés de fils d'or, mais elle ne portait aucun bijou contrairement à ses compagnes. Elle avait peint de bleu le bout de ses beaux seins fermes et généreux, à la mode thébaine. Ses longues jambes lui donnaient la grâce d'une danseuse. C'était incontestablement la plus belle, et toutes le savaient, car elles lui laissaient l'avantage, se retirant peu à peu dans l'ombre. Quand les torches s'éteignirent, elle s'approcha sous la clarté de la lune, dans le bassin. Houy feignit de ne pas s'y intéresser car il la pensait mienne.

« – Houy, ne trouves-tu pas cette fille jolie ? »

« – Elle serait parfaite pour mon frère, c'est pourquoi je n'ose lever les yeux sur elle. »

Alors je le poussais à l'eau :

« – Va, c'est moi qui la choisis pour toi, mais je pense que vous vous étiez déjà choisi d'avance. »

,Il semblait confus, sans nager il avançait dans l'eau vers la belle qui le désirait, mais il ne détournait pas le regard de moi, comme quelqu'un qui part, sachant qu'il ne reviendra pas.

Quand elle se pendit à son cou, il sombra sous les caresses. Maya et Meryet étaient déjà loin dans les bras d'Hator, cachés au fond de quelque alcôve du vieux harem. Au milieu du bassin, dans l'eau jusqu'à la taille parmi les nénuphars, le beau soldat faisait l'amour en silence avec la belle Taemmadji.

Pharaon solitaire, je hantais le palais de mon grand corps lassé.

(… à suivre …)


¨Flabellum (voir plus loin) : éventail. Dans un pays réputé pour sa chaleur, cet ustensile apparut dès l'Ancien Empire. La plupart étaient en plumes d'autruche. Certains ne possédaient qu'une plume, il s'agissait alors d'insignes militaires ou de symboles de protection.
Flabellifères : les porteurs de flabellums, préposés à la climatisation.

[1] La mandragore est une plante dont la racine rappelle la forme du corps humain. Plante réputée aphrodisiaque, ses fleurs sont nauséabondes, ce qui n'empêchait pas les amoureux de s'en faire des bouquets.

¨ Philistous : l'un des peuples voisins et alliés de l'Égypte.