QUATRIEME  PARTIE : LE DIEU

 

 

L'AUBE

 

Quel est le dieu qui fit de ses mots sacrés ce matin-là ? La brise me caressait la peau sur la terrasse encore fraîche de la longue nuit où des mains rassurantes m'avaient allongé et je renaissais lentement à l'autre vie de ce long corps d'adolescent que cuivraient les primes lueurs de l'aube.

Je n'entendais plus les cris du combat dans la plaine, ni le cliquetis des armes les unes contre les autres, ni le grondement de la charrerie dans le désert. J'étais nu comme dans le temple de mon enfance lorsque je me réveillais revêtu de mon collier d'Horus. Je n'ouvris pas les yeux pour prolonger le plaisir de ce moment de bonheur et d'inconscience. Le son d'une flûte se promenait autour de moi, lancinant, comme une colombe amoureuse. Une voix lointaine chantait en écho quelque part, comme la vierge d'un temple derrière les hautes colonnades :

« Mon bien-aimé repose au pied du sycomore,
veillé par la déesse Hathor,
Mon bien-aimé repose au pied du sycomore,
loin des rivages de la mort. »


 

Et je dormis encore un peu. Les jours n'étaient plus qu'un instant, la vie ne durait plus qu'une heure.

La fraîcheur d'un autre matin fit frissonner ma peau. L'astre du jour brillait déjà par la fenêtre ouverte sur une cour où une jolie fontaine d'or éblouit mon regard. Mes yeux sensibles de trop de lumière se refermèrent quelques instants, quelques jours.

Il y eut d'autres matins, il y eut d'autres jours.

La tête lourde, j'entrepris de me lever pour admirer les champs d'Ialou où un beau dieu m'avait déposé des ses mains après la sanglante bataille des hommes. Le silence éternel n'était plus troublé que par le doux chant de l'eau dans une vasque d'or et le frôlement d'un parfum du Pount¨ qui se mêlait à la  lourde odeur d'un encens mystérieux. La senteur des épices médicinales et de la myrrhe évoqua à mon esprit ensommeillé la présence de quelque embaumeur qui n'allait pas tarder à faire son office. Les premières bandelettes entravaient déjà mes membres qui ne m'obéissaient plus, et je ne pus me lever. La longue nuit ramena sur mon corps son grand manteau d'ébène.

Des froissements d'étoffe, des chuchotements, des chants peuplèrent mes songes intemporels. Je sentais parfois de douces mains passer les onguents parfumés sur mes muscles relâchés, le rasoir du barbier sur mes joues brûlantes, l'eau lustrale des purificateurs. Isis venait aussi hanter mon tombeau, me chantant les berceuses d'enfant ou le chant des amoureux sous le sycomore. Un prêtre muet se penchait sur mon visage, Maya m'emportait jusqu'au sanctuaire d'Amon, et ma bouche disait :

« – Maya, mon guide, ne m'abandonne pas, je ne t'oublierai plus, j'en fais serment, et tu sais ce que vaut le serment d'un dieu, ne laisse pas la grande dévorante ravir mon âme et mon corps, Maya, ouvre les portes et laisse entrer la lumière. »

Et sous mes lourdes paupières à jamais scellées par la mort aux doigts sombres, le soleil en reflets mouvants faisait comme les flammes d'un incendie. Alors léger comme les nuages d'encens je déployais mes ailes d'Horus, je parcourais la terre de Geb, mais chaque fois que je voulais m'y reposer, je rejoignais mon corps allongé qui m'était devenu comme un beau sarcophage.

Un grand vaisseau doré, parfois me promenait sur le Nil du ciel, et c'était comme une barque, la nuit, sur le beau lac sacré, pour entreprendre le perpétuel départ d'un voyage qui n'en finissait pas.

La blessure au ventre n'était plus une blessure de guerre, c'était la profonde entaille d'un prêtre sacrificateur qui, de son silex acéré, ouvre le flanc de la momie.

Le temps n'existait plus dans l'au-delà, les instants se superposaient comme les couches de couleurs des peintres du temple, sans cesse renouvelées au cours des siècles qui duraient l'instant d'une pensée furtive et déjà oubliée. Isis chantait au-dessus de mon corps desséché, Anubis apparaissait en souriant, avec sa douce couleur de mort, et déjà le long cortège des funérailles me conduisait à travers les plaines inconnues de l'Amenti, suivit d'une étrange armée silencieuse qui ramenait les vaincus d'orient.

Amon lui-même vint fermer ma blessure tandis que dans le temple funéraire les prêtres entonnaient les chants des Renaissances, et d'une voix d'enfant, je chantais avec eux :

« – Tu te lèves, splendide, à l'horizon et tu remplis la terre de tes beautés, rayonnant par-dessus la terre. Quand to dors dans l'horizon, la terre est dans les ténèbres et les hommes reposent, alors le lion sort et le serpent pique, la terre se tait, car celui qui a créé tout cela repose en son Horizon.

Mais l'aube vient et tu rayonnes, les ténèbres s dissipent, les hommes s'éveillent et se lèvent, c'est toi qui les fait se lever … »

 

Ma longue nuit s'éternisait dans un tombeau qui ressemblait à une chambre, rythmé par les caresses d'une déesse, les offrandes de serviteurs fantômes, les visites de dieux en pleurs sur leur enfant perdu.

Mais il advint qu'Amon me prit les mains, déposant un baiser sur ma bouche d'enfant-prêtre, il m'embrasa et baisa tout mon corps divin dont la chair était d'or et les cheveux de lapis véritable, tandis que Maât déployait ses bras sur nous. Et ce beau dieu, dans l'au-delà, avait les mains et le visage de mon frère parmi les dieux. Houy était ce grand seigneur. Alors je me laissais glisser dans la barque solaire pour l'éternité. Les mains de ce beau dieu massaient ma peau encore endolorie, les onguents précieux pénétraient mes muscles relâchés, réanimant peu à peu mes membres froids. Et la magie d'Amon fit que la vie imprégna de nouveau ce corps qui n'était plus le mien. Le sarcophage de chair dorée retrouva le sourire, mon âme rentra dans ma maison, l'esprit revint dans le temple de l'homme, et le souffle d'Amon emplit mon corps. Le grand dieu s'en fut sans que je pusse le retenir, car j'étais encore comme en un songe.

Un matin qu'Isis s'était tue, alors que le soleil à nouveau caressait mes paupières, et que la douce brise rafraîchissait ma peau, le dieu me fit ouvrir les yeux, le souffle de la vie pénétra mes poumons, et je pus me lever tel Rê quand il se lève à l'horizon chaque matin. Et pour moi, ce fut comme au premier matin. Mes jambes étaient comme des jambes d'enfant mais je ne pus m'approcher de la fenêtre pour emplir tout mon corps de l'air pur et sans odeur de l'Égypte retrouvée devant mes paupières brûlées par les lueurs orangées de l'aube au-dessus du Nil encore endormi. Et le dieu qui me fit lever ce matin-là, tel un nouveau soleil, ce dieu mystérieux déposa une rosée étincelante sur les arbres et les fleurs des jardins suspendus aux terrasses du palais. Alors lentement, conscient de chaque geste comme un danseur qui savoure chaque pas, j'ai marché dans le petit jour vers la fontaine dorée de la cour intérieure, j'ai attendu le soleil pour lui soumettre une prière, encore étonné de ce corps qui m'était rendu beau et puissant et que mes mains découvraient comme celui d'un autre.

Au bord de la terrasse, en haut des marches qui descendent vers les jardins de fleurs je me tins nu, sans honte, vêtu de mon corps et de mon collier d'Horus. Et ce n'était pas le soleil qui m'apparut à cet instant.

Montant des jardins les bras chargés de fleurs, une femme-déesse, mince et longue venait à ma rencontre, drapée d'un voile blanc balayé par le vent matinal. Le soleil à contre-jour l'auréolait de lumière, et certes, c'était la dorée qui m'apparaissait, c'était Hathor elle-même qui s'approchait de moi.

Et ma bouche prononça ces premières paroles d'amour :

« – Aube. Je t'appellerai désormais Aube, car tu es née en mon cœur avec l'aube de ce jour béni des dieux. Vois, je sui nu comme un dieu sortant de l'océan primordial, et je te ferai déesse, et de notre union naîtra un fils que je placerai sur le trône d'Horus. »

De grosses larmes d'émotion coulèrent sur les joues d'Ankhsen, et à son tour mon cœur fondit comme cire au soleil.

 

 

Alors Ma Majesté fit de l'amour une cérémonie. Nous en fîmes la plus belle prière en tendant de grands voiles aux murs de notre chambre, tout le palais sentait l'encens et les chants des femmes résonnaient dans les couloirs assombris, accompagnés par la douce mélodie des harpes que caressaient les aveugles du temple. Tous les musiciens du pays chantaient la même chanson pour la fête des renaissances, toute l'Égypte chantait à l'aube de la fête d'Ipet[1] où les barques dorées présentant le bel Amon seraient portées en procession jusqu'au château du sud, une cérémonie d'amour où le Roi et la Reine seraient les dieux renouvelant la vie, présentés au peuple comme deux statues sacrées, nos tètes relevées face au souffle du vent, les yeux mi-clos, les bras chargés des sceptres croisés de l'Égypte de nos pères.

Selon la tradition, la procession devait partir de Thèbes, du sanctuaire d'Amon, les prêtres portant le Roi sur un trône d'or, pour aller jusqu'au temple de l'Ipet, le château du sud où dans le sanctuaire d'Amonet attendait la Reine avec les vierges, les pallacides et les chanteuses d'Amon.

Il avait fallu trouver dans le trésor royal des sceptres et des couronnes plus grands que ceux du couronnement. Ce n'étaient plus des jouets d'enfant. Les dieux avaient permis que je revive après ma victoire sur les barbares d'orient. A présent ils permettaient que je règne.

Ayï vint me chercher devant le grand portail du temple. Il baisa mes sandales sans oser me regarder. Je ne lui adressais par la parole, mais quand il voulut me prendre rituellement la main pour me mener vers le sanctuaire, je la lui refusais fermement, déçu que ce ne fut pas à nouveau Maya mon guide. Nous traversâmes longuement en procession les cent portes du temple, il me conduisait comme un maître de cérémonie devant tout le clergé réuni. Il pénétra dans le sanctuaire avec moi, et là attendaient tous les dignitaires du temple. Le visage du Divin Père était impénétrable, et je ne sus s'il s'était réjoui des victoires de l'Égypte ou s'il pensait encore me prendre un jour le pouvoir.

La statue d'or était toujours au centre du sanctuaire, mais elle me parut plus petite que dans mes souvenirs. A la droite d'Amon, les prêtres avaient placé un trône d'ébène incrusté d'ivoire, et devant le trône, un marchepied où étaient figurés les ennemis de l'Égypte que je venais de vaincre. Et tout ceci me parut de bonne augure. Les prêtres se prosternèrent devant moi, la face contre le sol qui reflétait leur image. Je ne voulus pas les laisser trop longtemps ainsi, et après avoir jeté un coup d'œil vers Ayï qui, lui, était resté debout, je leur dis de se relever :

« – Redressez-vous, mes pères, Ma Majesté ne souffre pas de voir vos visages dans la poussière. Si dieu est entré en Elle, c'est que vous avez su le Lui transmettre. »

Ayï  me coiffa de la couronne à deux plumes. Il me fit monter sur le trône et resta à mes côtés.

Le cortège sortit du sanctuaire. J'étais porté par les prêtres d'Amon vers la grande barque dorée qui attendait sur le quai du temple, emplie de rameurs qui dressaient leurs rames éblouissantes vers le ciel. Sur le canal, les novices halèrent la barque sacrée jusqu'au fleuve, et les rameurs déployèrent leurs rames sur le Nil comme Horus déploie ses ailes dans le ciel.

Tout le long de la rive, les enfants dansaient, le peuple criait sa joie, scandant le nom de Pharaon, suivant le rythme des tambourins qui guidaient les rameurs.

 

Ce fut une grande joie qui envahit la ville ce jour-là. Les groupes colorés des danseurs étrangers déchiraient la musique lancinante des prêtres par leurs roulements de tambours tendus de peaux de bêtes. Leurs masques de bois peint souriaient des rires infernaux tandis que les vierges bleues du temple de l'Ipet entonnaient à leur tour les tendres mélopées des amours qui leur étaient interdites.

Au château d'Amonet, Aube attendait, entourée des vierges blanches et des belles pallacides. Toute la vie n'était plus qu'un bruit de fête colorée. Dans les rues, les garçons aux yeux peints tressaient des fleurs pour les filles frémissantes sous leurs robes chamarrées. Le soleil parfois, entre deux bouffées de fumée bleue, faisait étinceler des colliers, des bracelets d'or, de lapis ou de bois, de terre vernissée, des cailloux peints comme des pierreries par les enfants rieurs de villages voisins. Les marchands étaient venus de loin  et tendaient des galettes fumantes aux odeurs de miel dans les rues de la ville.

Au son des trompettes royales, pourtant, la foule fit silence lorsque Ma Majesté posa le pied sur le sol d'Amonet. Après un moment de prière, le brouhaha de la fête reprit de plus belle. Les enfants hurlaient, les vieillards criaient, les femmes chantaient, même les prêtres se prirent au jeu devant leur dieu renouvelé qui posait ses sandales d'or sur les dalles du temple de l'amour. La récolte promettait d'être bonne, déjà depuis deux mois, le fleuve enflait ses eaux bienfaisantes, et Ma Majesté sourit de mes lèvres tremblantes de joie et de bonheur, la joie de redonner l'amour au peuple qui chantait la fête et l'insouciance de l'enfance, même sur les visages ridés, et le bonheur d'être enfin pleinement Pharaon, habité par les dieux.

Je fus conduit dans le sanctuaire éblouissant d'une lumière divine. Les portes grandes ouvertes laissaient pénétrer les rayons solaires qui se répercutaient sur les murs plaqués d'or et sur le sol dallé d'argent. Sur le trône d'électrum massif était assise la Reine d'Égypte, la longue robe blanche et transparente inondée de soleil, parée du grand collier d'Isis rutilant de milliers d'éclats d'or. Sur son front descendait le lourd diadème de la déesse du Nord, Nekhbet dont les ailes de vautour tombaient jusque sur ses épaules. La Reine était comme une statue faite en or véritable, une main posée sur l'épaule, l'autre serrant le sceptre royal, elle était comme un  soleil illuminant mon cœur, le temple, la ville et l'univers. Elle était mon bonheur et le soleil de l'Égypte.

Treize prêtres vinrent chercher ma Reine, toujours assise sur son trône, et la portèrent à mes côtés à travers toutes les portes du temple et dans toutes les rues de la ville. Et moi je regardais Aube au visage éclaboussé de lumière, aux paupières mi-closes, au sourire figé comme celui des sages des milliers d'années, à la peau si claire qu'on eut dit une déesse du ciel, et mon cœur devenait comme un fuit trop mûr, mon corps tremblait et mon cœur disait en moi-même :

« – Regardez mes yeux, comme elle est belle cette déesse, pourquoi ne l'avez-vous pas vue jusqu'alors ? Touchez, mes mains, la peau de cette Reine, pourquoi ne l'avez-vous pas approchée jusqu'alors ? Sentez, mon âme, comme est pur le parfum de son âme, comment ne l'avez-vous pas compris jusqu'alors ? Écoutez, mes oreilles, les cris et les chants de tout un peuple devant la Reine de l'Égypte, pourquoi ma bouche n'a-t-elle jamais prononcé son nom jusqu'alors ? Pleurez, mes yeux, sur votre aveuglement, car vous ne verserez jamais assez de larmes pour attendrir son cœur. »

Et tandis que je la regardais, la Reine tourna son auguste regard vers moi, et lorsque, les yeux allongés du fard divin, elle plongea son regard dans le mien, ce fut comme si elle pénétrait jusqu'au fond de mon âme, le feu emplit mon corps tout entier, mes joues devinrent brûlantes et je ne sus répondre à son sourire que par des larmes d'amour.

 

Les enfants dansèrent longtemps en tournant et en se donnant la main, les hommes riaient en dansant à leur tour, la musique emplissait les rues de Thèbes, les prêtres aussi dansaient, présentant aux enfants leurs longs encensoirs de bois doré que les petites mains rechargeaient des précieux grains de parfums sacrés.

 

Le soir, bien tard, traînait encore un nuage d'encens au milieu de la rue principale désertée où seul un enfant ramassait les fleurs fanées pour s'en faire un bouquet. Et dans le fond des maisons, alors que les petits dormaient déjà, les corps se firent l'amour sans l'euphorie des jours de fête pour donner à l'Égypte de beaux enfants dorés sous le soleil de Rê.

Sur le sol de notre chambre une torche dorait encore les dalles d'un long reflet rougi lorsque les servantes amenèrent Aube. Derrière le portique du palais, je la vis arriver de loin, resplendissante sous les voiles transparents tissés de fils d'or, caressée par la lune éclairant le ciel argenté de mille étoiles à travers les fins nuages de chaleur se cette nuit magique. Quand elle fut devant moi, elle n'osa bouger et resta sur le seuil. Je défis mes habits de dieu, déshabillant mon corps d'enfant du Nil. Et je me tins devant elle, aussi nu qu'au jour de ma naissance, mais j'avais dix-huit ans, le corps d'un guerrier et l'âme d'un Roi. Je me sentais comme un petit garçon enivré de liberté et de plénitude comme avant de descendre dans les eaux sacrées du lac. Et je souriais à ma bien-aimée en lui tendant la main. Aube s'approcha timidement, mais sans baisser les yeux, gardant son regard de déesse sur mon regard de dieu. Elle se tint à quelques pas de moi et défit lentement ses voiles, quittant ses bijoux. Sa peau nacrée luisait dans l'ombre, et ses beaux seins gonflés d'amour frémissaient de désir. Je l'attirai doucement contre moi. Mon ventre toucha son ventre chaud, ses bras m'enlacèrent et nos bouches se mêlèrent pour la première fois, et je respirais par sa bouche, buvant avidement ses baisers, la folie s'empara de nos corps, je la renversais sur ma couche, et sans plus attendre, je pénétrais en elle. Dans notre baiser, elle me mordit la lèvre de surprise, puis sa laissa aller à mes assauts rapides. Dans un éclatement de bonheur, je projetais ma semence au plus profond de son ventre, et elle vint juste après moi, tandis que j'étais encore en elle, m'étonnant déjà que l'amour fut si bref. Et je la trouvais belle dans mes bras tandis que je lui finissais l'amour, le visage loin de sa bouche offerte. Lorsqu'elle se fut apaisée à son tour, elle me sourit et je lui souris, mais nous n'osions encore nous parler.

Plus tard, le désir nous reprit comme nous nous caressions, et nous sûmes désormais prendre le temps de nous connaître avant de nous aimer.

 

La longue semaine de la fête de l'Ipet resta longtemps dans les mémoires, et j'en fis graver les murs de la nouvelle colonnade du petit temple du sud. Et partout où je passais, le peuple chantait ma gloire. Je quittais rarement la capitale. J'avais déposé mes armes de guerrier pour reprendre les sceptres du pouvoir. Je me rapprochais de plus en plus du clergé d'Amon afin de m'attirer les faveurs du Divin Père. En effet il était clair pour tous que l'on ne saurait me manipuler plus longtemps. Pendant ma convalescence, Horemheb avait été envoyé par les prêtres rouvrir les routes de Babylone et du Mitani, et rétablir la prospérité dans ces pays dévastés, tandis que Houy avait dû retourner en Nubie pour assainir la position de l'Égypte dans ces régions en perpétuelle révolte. Je multipliais les dons au temple, d'autant que les tributs des peuples soumis affluaient régulièrement pour gonfler le trésor royal. Je faisais aussi de grandes largesses aux nobles et aux bons marchands qui acheminaient les richesses à travers l'Égypte. Les princes du Nord se virent eux aussi largement récompensés pour m'avoir aidé à lever mon armée. Et tout le pays était dans la joie comme au temps de mon père Aménophis-Le-Majeur.

Je fis restaurer le grand lac que mon père avait fait aménager pour ses reines derrière le palais de Malgatta. Les rives se dallèrent de fin calcaire et les jardins retrouvèrent leurs parfums de fleurs. Au milieu du lac, je fis construite un petit kiosque en pierre dure, conçu comme un temple où l'ombre rafraîchissait les après-midi d'été brûlant. Deux colonnes ouvraient une large baie sur un parterre de bleuets mêlés de coquelicots, et des fenêtres du palais on eut dit un grand tapis mauve autour du temple de l'amour.

Sur le lac, les embarcations de plaisance se multipliaient de jour en jour, comme si tous les amoureux d'Égypte s'y donnaient rendez-vous. Les nacelles dorées, voilées de tentures secrètes abritaient des amours inconnues, accompagnées de chants et de musiques lancinantes. Parfois, le soir, on entendait de loin l'étrange écho qui s'exhalait du lac comme les relents d'une cérémonie sacrée emportés par la brise.

Aube était le soleil de ce lac, et quand elle apparaissait sur sa barque d'or, un silence magique envahissait les eaux, chacun se taisait, les bateliers arrêtaient de ramer, les harpistes cessaient de jouer, les barques même glissaient sans bruit sur ces eaux planes où à mon tour je poussais mon navire pour rejoindre mon aimée sur le parterre de coquelicots et de bleuets que nous fanions de nos corps enlacés. Dénudant nos corps, nous nous baignions dans les eaux tièdes, au milieu des lotus, et lorsque le désir était en nous, j'entraînais Aube à l'ombre du kiosque et nous faisions lentement l'amour au son des chants qui nous parvenaient à nouveau du lac, berçant notre douce solitude retrouvée.

Le ventre de mon aimée commençait à s'arrondir. J'envoyais partout des messagers annoncer qu'Hathor avait entendu les prières de son fils et que la Reine allait donner un enfant à l'Égypte. Ainsi nul ne pourrait plus prétendre au trône. Et nous pourrions, pour la prochaine fête de l'Ipet, reconstituer la triade divine avec l'enfant que nous accordaient les dieux. Je voulais préparer le pays à l'enfantement comme je l'avais préparé à l'amour.

Je me plaisais à imaginer ce petit garçon qui grandirait à l'ombre des colonnades pour finalement monter sur le trône à mes côtés, tandis que je ne serais plus qu'un vieillard ridé plein de la sagesse des dieux ou bien cette petite fille qui transmettrait un jour le trône d'Horus à l'élu de son cœur que mon regard sévère approuverait enfin d'un sourire complice.

(… à suivre …)


¨ Pour différents auteurs, le pays de Pount, que les Égyptiens appelaient aussi "la Terre du Dieu", se situerait au-delà de la 5ème cataracte, dans une région que l'on atteindrait en remontant le Nil, puis l'Atbara, jusqu'au delta du Gash. Le Pount a toujours été une destination de choix pour les expéditions égyptiennes qui en rapportaient de nombreux produits précieux, résines aromatiques, bois et animaux rares etc., d'origine africaine. La localisation exacte de Pount pose encore problème.

[1] Ipet du Sud : nom du temple de Louxor. Chaque année, la fête de l'Ipet, qui durait onze jours, voyait Amon de Thèbes, sur sa barque portée par des prêtres, rejoindre sa parèdre Amonet dans le temple de Louxor.