Les lourds vaisseaux de cèdre suivaient le cours du Nil, les uns derrière les autres. Les logues rames fendaient les eaux au rythme du tambour de tête, repris exactement sur chaque navire, comme si un seul tambour scandait le mouvement de centaines de rames de la flotte égyptienne. Les grandes voiles déployées profitaient de la moindre brise pour permettre à l'armée de gagner du temps sur les barbares. Et, peint à la proue des grandes coques, l'œil d'Horus scrutait l'horizon incertain du pays, éclatant ses couleurs dans les eaux troublées du fleuve millénaire.
J'avais pris le chemin de terre avec les chars de mon escorte pour atteindre plus rapidement chaque nome¨ traversé. Les princes me remettaient leur garnison, et faisaient des appels aux volontaires dans les champs et dans leurs villes. Comme le fleuve était haut et que les terres cultivables étaient submergées, les paysans vigoureux s'enrôlaient de bon cœur. Certains princes me suivirent d'eux-mêmes avec leurs hommes. Je découvrais mon royaume autrement que je ne l'avais vu au cours de mes premières visites d'agrément avec Houy, lors des fêtes et des chasses dans les marais. L'Égypte était menacée, et ses enfants se jetaient les yeux fermés dans mes bras pour aller au combat.
La traversée du delta fut difficile, les eaux débordantes ralentissaient notre progression vers la mer et le nombre de soldats recrutés près des bouches du Nil était tel qu'il fallut continuer à pied, sans pouvoir monter sur les vaisseaux surchargés qui nous doublèrent et attendirent sur la côte, non loin d'Aouaris, ancrés au bord de la grande verte.
Lorsque nous les rejoignîmes, je n'avais aucune nouvelle de l'armée du sud, mais j'avais déjà conçu un plan en mon âme : nous étions forts de trente mille hommes dont plus de cinq mille chars de guerre. J'ordonnais que partent par mer cinq mille archers, cinq mille fantassins et la moitié des chars, sous le commandement du prince Amenemoné, gouverneur de Memphis, qui avait su recruter le plus grand nombre d'hommes en armes. Ils se rendraient au pays d'Alasya en contournant la Phénicie, et là essaieraient de s'adjoindre les garnisons mercenaires du Mitani et du Retenou qui devraient, devant l'ampleur de l'armée, ne pas chercher à tergiverser trop longtemps. Alors ils avaient pour mission de remonter en se déployant par groupes vers le sud, balayant sur leur passage toutes les hordes de barbares orientaux qu'ils pourraient trouver sur leur passage, délivrant ainsi la Syrie de l'oppression des Amourrites, et rétablissant les princes égyptiens déchus.
Quant à moi, je dirigerais le gros de l'armée, conduite par le général Nakht-Min à travers la plaine de Gaza, et descendant[1] vers Damas, que les habitants appelaient Ghûta, c'est-à-dire l'Oasis, j'écraserais ce vaincu d'Azirou ou bien je le chasserais vers le Nord pour qu'il soit pris au piège sous les lances de nos soldats venus de Syrie.
Lorsque les deux armées se seraient rejointes, l'Égypte aurait rétabli son autorité en orient devant ma face, sans le bras d'Horemheb, et les routes de Babylone seraient de nouveau libres.
Et il fut fait selon ma volonté. Les vaisseaux prirent la mer et mon armée s'engagea dans le désert, quittant la belle terre noire de mes ancêtres. Après avoir longé les contreforts du Sinaï, lorsque s'étendit devant moi la belle plaine de Canaan, je décidais de me détacher en avant avec une petite partie de l'armée, pour laisser croire aux barbares que l'Égypte était comme une chienne inconsciente et qu'elle quittait son territoire affaiblie par les morsures nubiennes. Nous dûmes marcher de longues semaines sans rencontrer nos ennemis. Les champs que nous traversions avaient été dévastés, les villages brûlés, mais les survivants aux langues arrachées qui étaient revenus s'établir sur les ruines de leurs maisons ne pouvaient que nous montrer le nord sans plus d'indications. J'envoyais régulièrement des éclaireurs puis des détachements le long des côtes où les ports épargnés par les barbares et les pirates de la mer nous fournissaient abondamment en ravitaillement. Arrivés à une journée de Tyr, nous passâmes à gué le Jourdain et nous prîmes la route de Dams.
La grande cité syrienne se distinguait de loin dans le désert, rehaussée par ses murs blancs qui la rendaient lumineuse comme une perle. Une garnison égyptienne devait s'y trouver, et deux mois après notre départ d'Aouaris, je pensais bientôt rejoindre l'armée du commandeur de Memphis. Il nous faudrait alors remonter plus à l'est, vers Palmyre, pour trouver ces vaincus d'Amourrites, les Damascènes sauraient sans doute nous indiquer la direction de leur repaire.
Les faubourgs de la ville étaient déserts, les maisons ruinées, les champs dévastés, les canaux asséchés. Les murs d'enceinte étaient intacts, mais les grandes portes béantes offraient à nos yeux un spectacle de désolation. Les rues étroites étaient jonchées de cadavres dépecés par les hyènes du désert. Les hommes avaient les mains et les pieds coupés. Il ne se trouvait que peu de femmes et peu d'enfants parmi les morts. Les maisons de bois et de briques séchées avaient été entièrement incendiées, et l'enchevêtrement des poutres noircies faisait sur les murs encore blanchis à la chaux comme l'immense carcasse monstrueuse d'une ville en décomposition. L'odeur était insoutenable dans la chaleur suffocante du désert. Nombre de soldats de mon escorte ne purent passer la porte, la nausée nouant leur estomac. Moi-même, un linge humide sur le visage pour ne pas respirer l'air fétide, je rebroussai promptement chemin devant l'horreur qui s'offrait à mon regard. Nous ne pûmes pénétrer au cœur de la ville et il nous fallut laisser les corps sans sépulture. Je fis sonner les trompes afin de prévenir d'éventuels survivants, à l'intérieur ou à l'entour, mais personne ne nous répondit. Les prêtres d'Amon, qui accompagnaient mes troupes firent les incantations rituelles d'Osiris en lançant des cendres sur la ville, du haut des remparts, pour calmer les âmes errantes et tourmentées des enfants de Damas.
Je laissai là la perle du désert, et fis établir un camp pour quelques jours aux sources du Jourdain. Je comptais attendre l'armée du Nord, mais sans nouvelle d'elle malgré les émissaires que j'avais envoyés dans les ports et vers le Mitani, lorsque Nakht-Min, guidant le gros de mon armée, m'eut rejoint, je pris le chemin de Palmyre, décidé à forcer le repaire des barbares.
Le désert n'était plus, depuis longtemps, une étendue de sable, comme en Égypte. C'était un paysage de grands rochers bruns traversé de chemins caillouteux qui n'étaient en fait que les lits d'éphémères rivières, creusés lors des rares orages qui ravageaient parfois ces régions inhospitalières. Des arbrisseaux torturés peuplaient de loin en loin ce paysage désolé. L'armée s'allongeait comme un serpent au creux de ces ruisseaux fantômes où la chaleur s'accumulait le jour, alors que la nuit humide les faisait trembler de froid.
De loin, Palmyre, que les gens appelaient ‘Tedmyr', ressemblait à Damas. La campagne environnante était un peu plus verte, le désert de pierrailles semblait s'estomper auprès de la ville qui rayonnait sous le soleil, entourée de palmeraies et dominée par un grand piton rocheux sur lequel se dressait une forteresse. Mais les villages rencontrés à l'entour étaient encore pillés et brûlés, et je craignais que Palmyre ne soit plus, elle aussi, qu'une ville fantôme.
Or, c'était pire. Une femme, hagarde, vêtue comme une mendiante se trouvait mourante au pied d'un arbre. Elle avait le visage couvert de grandes taches noires et de blessures purulentes. Je tentais de la faire soigner par les prêtres, mais comme nul ne pouvait la toucher, on lui laissa à boire et je restai à son chevet. Elle me conta l'histoire de Damas et de Palmyre, et le scribe royal Hori en prit copie.
Il y avait dans le royaume d'Aram, une ville qui était si belle qu'elle était comme la perle du désert d'orient. Or les dieux de l'Ennéade vinrent à passer dans ce pays, et voyant la cité resplendissante ils dirent tous en chœur :
« – Voyez cette cité posée comme une perle sur les sables du désert, et cherchez à connaître son nom. »
Mais personne ne connaissait son nom, car cette cité n'était pas une cité des hommes mais une cité faite pour les dieux. Elle était déserte et personne n'avait encore prononcé un mot pour la nommer. Alors les dieux de l'Ennéade dirent ensemble :
« – Donnons un nom à cette cité des dieux afin qu'elle prospère et brille comme une perle au milieu du désert, et nous y mettrons les enfants du Nil pour diriger ses affaires, et un prince d'Égypte pour la gouverner. »
Et cette cité, bénie des dieux de ce temps-là, eut pour nom ‘Ghûta', ce qui veut dire en araméen ‘l'Oasis'.
Et beaucoup de jours passèrent. Or, comme Ghûta prospérait, elle fut convoitée par les barbares venus du désert, ceux qui montent sur le dos des chevaux. La barrière de la ville fut fermée devant les barbares qui dévastèrent la campagne environnante, pillant les fermes et brûlant les récoltes.
Alors le prince de la ville envoya un messager à Sa Majesté, vie, force et santé, pour lui dire :
« – Au Pharaon, mon Maître, mon soleil, ton serviteur te dit ceci :
Les vils Amourrites ont de nouveau rompu la paix. Azirou, ce vaincu, a rassemblé ses généraux, ses soldats, ses chars, et il a marché contre les princes que tu avais établis dans le pays. Il s'est avancé contre eux, a tué leurs guerriers, a pris leurs troupeaux, emmené leurs femmes et leurs enfants pour en faire ses esclaves ! Puisse mon Seigneur, mon soleil, envoyer sur-le-champ ses archers, ses chars, car s'il tarde encore, c'en est fait de moi et des frontières de l'Égypte. »
Et beaucoup, beaucoup de jours passèrent là-dessus. Or il advint que les barbares revinrent, plus nombreux, avec leurs chevaux, leurs généraux et leurs chars. Les habitants de la campagne à l'entour se réfugièrent dans l'enceinte de la ville fortifiée, et alors la barrière de la ville fut fermée devant les barbares. Amis ceux d'entre les paysans qui étaient encore aux champs furent massacrés, ils eurent les pieds et les mains coupés, et les barbares s'acharnèrent à piétiner leurs têtes et leurs sexes afin qu'ils ne puissent renaître dans l'au-delà.
Et ce fut un grand malheur qui s'abattit su le pays, car le messager du prince de Ghûta envoyé vers Sa Majesté, vie, force, santé n'était toujours pas revenu.
Or, parmi les barbares Amourrites, il advint que furent dénombrés des mercenaires égyptiens, de ceux qu'On[2] utilise pour fomenter des révoltes dans les pays voisins quand On veut la guerre.
Alors les Araméens de Ghûta prirent un glaive et se rendirent à l'endroit de la ville où se trouvait le prince et dirent par la bouche de leur chef :
« – Regarde-nous, prince de Ghûta, On ne répondra pas à ton messager, car On a envoyé des mercenaires du pays d'Égypte pour assiéger Ghûta. Nous voici tous comme le lion redoutable, les fils de Sekhmet. »
Et ils levèrent la main sur ce prince et celui-ci tomba à la renverse devant eux. Alors ils firent de même sur tous les soldats de la garnison d'Égypte cantonnés dans la ville.
Et beaucoup de jours passèrent là-dessus. Or comme la saison chaude s'avançait, apportant le sable et la poussière, ils vinrent à manquer d'eau, tandis que les barbares qui assiégeaient la ville étaient repus et se lavaient les pieds dans l'eau des canaux.
Et beaucoup de jours passèrent là-dessus. Alors la mort noire parut dans les rues de la ville, telle la grande dévorante, cette chienne qui rampe devant le sombre Anubis. On ouvrit alors la barrière de la ville devant les barbares et ceux-ci entrèrent dans la ville. Ils massacrèrent les hommes, firent un jour heureux avec les femmes et les emmenèrent captives ainsi que leurs enfants, leurs servantes et tous leurs bijoux.
Alors ils mirent la ville en cendres par les flammes.
ET ce fut un long cortège de pliantes et de lamentations sur le chemin de Tedmyr qui avait subi le même destin quelques mois auparavant. Et cette ville de Tedmyr était devenue le repaire des brigands.
Et beaucoup de jours passèrent là-dessus. Or ce vaincu d'Azirou devint comme l'hyène du désert, car nombre de ses compagnons avaient en eux la mort noire. Il leur dit :
« – Venez dans ma maison, nous passerons un moment ensemble et nous ferons une maison de bière. »
Et ainsi firent-ils. Et lorsqu'ils eurent tous bien bu, hormis ce vaincu d'Azirou qui était comme l'hyène du désert, ils s'endormirent. Alors le perfide les fit jeter sur un grand bûcher, au pied des murailles de Tedmyr, et il en fit des cendres par les flammes. Et ceux de ses serviteurs qui avaient touché ces morts, il les fit périr à leur tour par les flèches. Or tous les captifs ramenés de Ghûta subirent le même sort, et tous courraient, les Amourrites et les enfants de Ghûta pour échapper aux flèches. Les plus forts ouvrirent la barrière de la ville et s'en furent dans la campagne avant de périr par les flèches des archers qui guettaient du haut des remparts.
C'est arrivé à sa fin, conformément à ce qu'a écrit Hori, scribe de l'armée de Nakht-Min, sous les ordres de Sa majesté, vie, force, santé.
(… à suivre …)
¨Nome : mot grec par lequel on désigne les circonscriptions administratives du territoire Égyptien. Ces provinces d'étendues moyennes étaient administrées par un officier délégué du pouvoir central, le nomarque
[1] Dans la logique de l'esprit égyptien, conditionné par le cours du Nil, on descend vers le nord et on monte au sud.
[2] Le pronom indéterminé ‘On' désigne le pharaon lorsqu'il ne doit pas être nommé, pour des raisons magiques, ou tout simplement, comme ici, lorsqu'il joue un rôle peu honorable.