Les nouvelles furent vite rassurantes. Les dignitaires en poste dans le pays de Koush avaient exagéré l'importance du danger. Le vice-roi avait été assassiné, mais il s'était agi d'une conspiration de palais à la suite de laquelle quelques garnisons mercenaires s'étaient rebellées, coupant les routes de l'or et du  santal.

Mais un mois après le départ de l'armée, un autre messager se présentait au palis. Les Hittites s'étaient de nouveau alliés à ce vieil Azirou, le chef des Amourrites, qui menaçait déjà l'Aimé d'Aton durent son règne. Dans le Nord, tous les rois orientaux s'étaient ligués contre le pays des deux-terres, sans doute prévenus du départ de l'armée vers la Nubie et le pays de Koush. La nouvelle se répandit comme du vin dans l'eau claire, les habitants dévalisaient déjà les marchands lorsque les prêtres d'Amon vinrent en collège dans la grande salle d'audience du palais.

Quand ils entrèrent, j'étais sur le trône d'Horus, coiffé du casque bleu des rois guerriers, tenant dans les mains les sceptres croisés sur mon grand pectoral d'or. Le Divin Père prit la parole :

« Puissant Horus,
Tout-Ankh-Amon,
Maître des Renaissances,
Taureau de l'Égypte,

Le collège des prêtres d'Amon, le grand dieu de Thèbes, te demande solennellement de sauver l'Égypte de l'oppresseur et de rétablir la paix par ton bras de bronze.

Afin que les dieux te soient propices, nous te proclamons Grand-Prêtre d'Amon, tu es donc le Pharaon des deux Terres, l'Unique, le dieu vivant de l'Égypte, et nous baisons la poussière de tes sandales. »

Le vieux prêtre avait profité des circonstances pour enfin accéder à ma requête sans perdre la face, et du même coup il reposait son pion sur le damier, cela me fit sourire et il s'en aperçut.

J'envoyais le jour même des messagers vers la Nubie pour prévenir mon frère Houy et Horemheb de ce qui se tramait dans l'ombre de l'Égypte. J'ordonnais qu'on fît revenir vers le Nord les deux tiers de l'armée afin de repousser les orientaux qui étaient comme des sauterelles sur un champ de blé. Quant à moi je réunissais en hâte tout ce qui restait à Thèbes comme hommes d'armes, allant jusqu'à réquisitionner les mazaïou de la Nécropole et des faubourgs de la Ville.

Accompagné de toute la cour je me rendis au temple où le Second Prophète me rasa le crâne, puis il fait brûler les mèches de mes cheveux dans un mortier d'or, au pied d'une statue monumentale qui portait mon visage. Alors, oignant ma tête des onguents ancestraux, le Divin Père, devenu Premier Prophète me proclama Grand Prêtre d'Amon, Pharaon des deux Terres. Et malgré les guerres extérieures qui menaçaient l'Égypte, je crus sentir, ce soir-là, la plénitude d'une paix millénaire retrouvée lorsque je déployai mes ailes d'Horus pour voler au secours du pays.

Mais je n'eus pas le temps de jouir de ma victoire sur le clergé. D'autres messagers arrivaient de Syrie, de Palestine, de Byblos, tous portant des nouvelles alarmantes, et sur les tablettes d'argile cuite se lamentaient les princes :

« – Au Pharaon, mon Maître, mon soleil, ton serviteur te dit ceci :

Les vils Amourrites ont de nouveau rompu la paix. Azirou, ce vaincu, a rassemblé ses généraux, ses soldats, ses chars, et il a marché contre les princes que tu avais établis dans le pays. Il s'est avancé contre eux, a tué leurs guerriers, a pris leurs troupeaux, emmené leurs femmes et leurs enfants pour en faire ses esclaves ! Puisse mon Seigneur, mon soleil, envoyer sur-le-champ ses archers, ses chars, car s'il tarde encore, c'en est fait de moi et des frontières de l'Égypte. »

En Palestine, Shumardata avait fait couper les pieds de tous les Égyptiens et arraché leurs doigts. Les brigands s'étaient excités à piétiner les têtes des hommes mourants dans la plaine rougie de leur sang. La route de Babylone était désormais fermée par ces hordes de barbares.

Selon la coutume, je me retirai une nuit dans le sanctuaire d'Amon pour demander au dieu de guider mes actes, pendant que le clergé de Thèbes chantait les litanies de la désolation. Et c'était un étrange murmure de voix graves qui planait sur les temples, se mêlant aux fumerolles des offrandes et aux parfums enivrants de la myrrhe qu'on versait sur les autels, chaque statue flamboyant au-dessus des braseros allumés à ses pieds par les vierges blanches, illuminant la nuit d'une nappe d'encens rougie par les braises de santal. Je me retrouvais devant la statue dorée du grand dieu, comme au premier jour lorsque Maya m'avait accompagné. Mais il n'était pas venu me chercher pour me guider au sanctuaire, et il n'avait pas paru non plus la veille, lors de ma consécration de Grand Prêtre d'Amon, j'en avais ressenti un peu de tristesse, surtout en l'absence de Houy. Il me semblait que la solitude enveloppait mon être tandis que j'atteignais le pouvoir. De ma méditation, je n'eus ni révélation ni songe. Je repensais aux grands papillons blancs qui se brûlaient les ailes au soleil de midi, mais le général était loin, et les papillons blancs évoquaient plus mes souvenirs d'enfance que le peuple des lointaines contrées du Nord qui attendait que mon armée le tire des mains de ces barbares. Je ne vis pas  de présage à y repenser, et de cette nuit, je n'eus pas de choix à faire, il fallait au plus vite partir pour le Nord et l'Orient afin de freiner la marche des barbares avant le retour de l'armée d'Horemheb. Je sentais que mon heure n'était pas venue, Amon ne pouvait reprendre son fils au moment où il le faisait Grand Prêtre.

Le lendemain aux aurores, quelques cinq mille hommes suivirent mon char de guerre jusqu'au port de Thèbes. En ce deuxième mois de Shaït le Nil était très haut, nous fîmes donc le voyage par le fleuve, utilisant les vaisseaux qui avaient été conçus pour naviguer sur la grande verte.

 

 

En deux jours nous arrivâmes en vue de la plaine de l'Horizon d'Aton. De loin le grand cirque formé par les montagnes de l'est semblait protéger la ville blanche étalée au bord du Nil. Le soleil dardait ses derniers rayons orangés sur les falaises, plongeant dans la pénombre les murs des temples et des palais rougis des lueurs crépusculaires. Un lourd silence pesait sur l'ensemble de nos vaisseaux. Les équipages, réunis sur le bord des navires, contemplaient, muets, les lointains vestiges dorés de la ville qui faillit changer le visage de l'Égypte. Des lamentations de pleureuse montèrent de la campagne environnante, et je ne sus si ces chants étaient dus à quelques funérailles locales ou au lent passage de nos armées se dirigeant vers ce qui fut pour un temps la capitale du pays, mais la mélopée funèbre fut un mauvais présage et les prêtres me conseillèrent d'attendre le jour nouveau pour dépasser la ville maudite. Nous accostâmes sur la rive de l'ouest, bien avant d'arriver à hauteur de l'Horizon. Prenant quelques hommes de ma suite, je descendis du vaisseau royal et je longeais quelques temps la berge.

Je fis arrêter mon escorte en face de l'Horizon. La ville s'étendait encore, bleutée sous la pâleur de la lune, de l'autre côté du fleuve. Je continuais seul, quelques temps, le long du Nil, scrutant les rives désertées de ce qui fut la capitale de l'Aimé d'Aton. Mais il n'y avait plus âme qui vive, et la mort planait sur les lieux comme un grand épervier noir. Seuls, le bruissement de l'eau en vaguelettes contre la berge, et le lointain chant des funérailles, troublaient le silence des lieux.

Un batelier égaré accepta de me faire traverser. La nuit rafraîchissait la paysage. Mon manteau bleu suffisait à peine à me chauffer la peau, mais c'était l'émotion qui me faisait frissonner. Cinq ans avaient passé depuis mon retour dans la ville aux cent portes, et tous mes souvenirs m'assaillaient avec le vent cruel et le courant trop fort qui ralentissait la barque du pêcheur.

« – Ne pose pas, mon seigneur, les pieds sur cette terre maudite, al mort y prit place après le désespoir des enfants d'Aton. »

 

« – Quelle est cette légende, batelier ? Je connais bien cette terre chérie : enfant, j'y ai passé plus de trois années et j'ai aujourd'hui la nostalgie de ses murs, de ses rues et de ses temples. Quelle est cette mort dont tu parles, veux-tu me faire croire que nul n'habite plus en ces maisons dont la blancheur fait pâlir la nuit sereine ? »

 

« – Prends garde, mon seigneur, seule la mort noire hante désormais les rues désertes de la ville maudite. L'armée y a depuis longtemps incendié tout ce qui s'y trouvait. Les corps des habitants et des animaux de la ville flottaient dans le fleuve infesté après le massacre, et l'épaisse fumée chargée de cendres mit trois jours à retomber sur le désert de sable séculaire. Alors les hommes d'armes sont repartis vers d'autres batailles plus glorieuses. Passe ton chemin sans souiller tes sandales sur ces terres maudites. »

 

Voilà qu'un batelier cette nuit me plantait au fond du cœur le long couteau du désespoir en m'apprenant la terrible fin de la ville d'Aton. Et je me souvins du silence du vieux sage au fond de sa cellule lorsque je lui avais demandé la signification de mon songe. Mon cœur ne put s'empêcher d'imaginer le martyre de mon frère, dans le sanctuaire d'un temple incandescent, la désespérance de ma mère, la Reine Tyï que je n'ai jamais connue, la mort de tous les familiers de la cour qui n'avaient pas voulu suivre l'enfant d'Amon, les petites princesses, les petits nobles, la nuée de papillons rieurs de mon enfance qui s'enflammaient en se brûlant les ailes aux torches d'Horemheb. Et je compris le songe qui me hantait depuis des années. Il restait désormais deux soleils, et celui de midi était de trop.

Avant de retourner châtier le traître, je voulus retrouver les rues du palais de Beauté, et le temple de mon frère l'Aimé d'Aton une dernière fois :

« – Accoste, batelier, je ne crains plus la mort. »

« – Qui es-tu pour parler de la sorte ? Si tu ne crains pas la mort, sache que j'ai femme et enfant, j'accosterai plus haut, et tu marcheras seul vers ces lieux maudits si tu le désires. Regarde dans l'ombre les cadavres blanchis des bœufs et des chevaux. Même les vautours sont tombés, vois les chiens encore attachés à leurs cordes, seuls les os ont traversé le temps. Sans doute es-tu un prêtre du culte pour ne pas craindre la grande dévorante, mais moi je suis du peuple, je n'aurai jamais le droit de me construire un tombeau, ni pour moi, ni pour mes enfants, ma femme n'entendra jamais les rites des funérailles qui président à la renaissance, moi j'ai peur de la mort et je veux vivre avant ma grande nuit. »

Et pendant qu'il parlait, il avait mené la barque plus haut, vers le sud, dans les roseaux des marais interdits.

Je me souvins de Neb, que j'avais relâché depuis longtemps parmi les siens, avant de quitter la ville. Avait-il assisté à la fin sanglante de la cité d'Aton, avait-il survécu à la mort noire qui dévore tout sur son passage ?

« -Regarde, batelier, tu veux m'épargner une mort pour m'en offrir une autre en me déposant dans le domaine des serpents

Le pêcheur tomba à mes pieds :

« – Pardonne, seigneur, je ne connais pas cette ville, mais ne me jette pas parmi les serpents, lisse-moi le souffle de vie à cause de mes enfants. »

Alors Amon entra en moi et dit par la bouche de Ma Majesté :

« – Je te laisse la vie, et bien plus, je t'offre ainsi qu'à tous les tiens la vie de l'autre côté de la vie. Tes paroles ont touché mon âme, et il n'est pas bon que les prêtres ferment au peuple les portes des champs d'Ialou. Je le proclame aujourd'hui, et pour les jours à venir, chaque enfant de Ptah a droit de retrouver la terre primordiale de Geb, quel que soit son rang et ses titres, il renaîtra comme le soleil enfanté par Nout à l'horizon de sa vie, je te le dis, batelier, pour toi et tes enfants, et les enfants de tes enfants jusqu'à la fin des temps, tous les enfants du pays des deux terres retrouveront leur père, la vie n'est qu'un  songe et la mort l'ouvre à l'autre vie devant la face d'Amon. Va, rentre chez toi, et dès demain commence à te bâtir une maison d'éternité, et à ceux qui viendront te trouver pour t'en empêcher, dis que c'est Pharaon qui t'a dit de le faire. »

 

« – Mais qui es-tu, seigneur, pour parler au nom du Pharaon ? »

 

« – Nous sommes le dieu d'Égypte, Tout-Ankh-Amon, Maître des Renaissances. »

 

 

La ville était brûlée comme un vieux papyrus. Les murs ébréchés portaient le sang des flammes sur leur blancheur passée, et le chemin fut long, marqué de mes larmes devant le palais de Beauté. J'étais un Pharaon solitaire dans la ville abandonnée au désert comme un grand squelette blanchi. La terrasse du palais s'était effondrée, et se marches montaient, inutiles, vers le ciel de Nout. Alors je refis le chemin vers le temple d'Aton, suivant la Grande Voie où les rires et les cris de la fête s'étaient transformés en pleurs et cris de désespoir, une nuit où pour me détourner de ce qui se tramait, on me préparait à mon couronnement. La glorieuse cité n'était plus que ruines, et le grand temple avait été complètement rasé. Seul le grand pylône restait debout, et les emplacements des colonnes marquaient au sol quelques cercles de pierre.

Et Sekhmet n'envahit pas mon cœur. Ce qui s'était passé, sans doute les dieux l'avaient-ils voulu pour le bien de l'Égypte. A l'heure où la guerre civile avait été près d'éclater, menée par les prêtres d'Amon contre les descendants d'Horus, on avait poussé un enfant sur le trône. Mais je n'étais plus un enfant, et devant ces ruines je compris le danger : Ayï et Horemheb s'étaient concertés pour éloigner l'armée loin de Thèbes, pour aller réprimer une révolution de palais et rétablir les routes de l'or, et faisaient courir un danger bien plus grand à l'Égypte, et ils m'envoyaient au combat avec une petite troupe dans l'espoir de me faire voir la sombre couleur. Ils remporteraient ensuite une victoire facile avec leur belle armée contre des ennemis déjà épuisés, et alors le Divin Père pourrait monter sur le trône en s'unissant à Anksen-Amon qui pourrait légitimer son accession au pouvoir. Ainsi ils parviendraient à leurs fins en imposant à l'Égypte une nouvelle dynastie de pharaons choisis parmi les prêtres.

Et c'est Thot qui m'avait ouvert les yeux. Mas première réaction fut de vouloir retourner à Thèbes avec mes hommes, mais cela eut pu éveiller des soupçons des deux conspirateurs. Alors je restai au milieu des ruines pour méditer, interrogeant les dieux. Or voici qu'Horus posa ses ailes sur mes épaules, et mon âme conçut ce plan : j'irai avec mes hommes vers le Nord, de ville en ville, montrer ma gloire et promettre avantages et récompenses en échange des garnisons de chaque prince. En période de paix, seuls les corps d'élite sont maintenus. On ne saurait les refuser à Pharaon, quitte pour ces princes à former de nouveaux soldats recrutés dans les gens du peuple. Ainsi, en quittant le delta, je pourrais être à la tête d'une armée forte de plus de dix mille hommes, tous les meilleurs soldats d'Égypte. Nous pourrions encore y adjoindre les volontaires qui ne manqueraient pas de vouloir suivre Ma Majesté, surtout en période de crue, et j'espérais ainsi doubler ou tripler mon armée pour aller à l'assaut des vils barbares orientaux qui montent leurs chevaux. Et si Amon désirait m'accorder la victoire, je reviendrais alors à Thèbes comme le sauveur de l'Égypte, je ferais de riches présents au temple d'Amon, et il me suffirait de connaître la Reine en tant qu'homme pour avoir de beaux enfants qui pourraient me succéder sur le trône d'Horus.

Voilà ce que conçut mon âme inspirée par les dieux.

(… à suivre …)