Au cours des jours qui suivirent, je m'en fus souvent surveiller les travaux de ma sépulture pour observer les restaurations engagées par le Divin Père dans la tombe d'Aménophis et celles d'autres rois dans la vallée. Je nommai provisoirement un nouveau chef de la Nécropole, un de ces mazaïous¨ qui assuraient la police dans les faubourgs de Thèbes, qui n'avait aucune tendresse pour le clergé d'Amon et qui me paraissait dévoué.
Je me montrai davantage au palais de Malgatta, à la surprise des courtisans, étonnés ou ravis, déçus ou dépités, selon les habitudes qu'ils avaient prises depuis cinq ans. Je remarquai un jour dans les jardins la courtisane qui m'avait donné un kité sur le chemin du palais et je la fis venir à moi.
Elle ne me reconnut pas, car elle ne m'avait jamais approché en tant que Roi, mais tandis qu'elle était face contre terre je lui demandais son nom, et comme, ravie d'être distinguée parmi les autres elle dit s'appeler Nefer, je dis ceci :
« – N'es-tu plus Méryt aujourd'hui, la grande épouse des prêtres d'Amon ? »
Et tandis qu'elle rougissait de surprise et de honte, l'assemblée s'était tue. Je lui lançais un kité de bronze :
« – Tiens un messager des dieux m'a donné cela de ta part, je te le rends pour que tu saches que le petit Roi est un grand dieu ».
La courtisane se frappa la poitrine en pleurant, et lançant de la poussière dans ses cheveux, telle une pleureuse, s'écria :
« – En vérité tu es bien le plus grand des Pharaons que l'Egypte ait connus, pardonne à ta servante et fais de moi ce qu'il te plaira, car les dieux sont avec toi, je le vois aujourd'hui et tous le voient aussi. »
Et comme tous me regardaient, stupéfiés de ce qui arrivait, je dis :
« – Afin d'effacer le sacrilège de tes paroles, il convient que tu deviennes vraiment l'épouse des prêtres sous le nom de Méryt[1]. Prends la robe bleue des pallacides d'Amon et rends-toi dan le château de l'Ipet où tu donneras tes caresses au dieu et aux prêtres plutôt qu'à tes compagnons de débauche et de taverne. Quant à eux, ils rentreront au service du clergé de l'autre château, le grand temple d'Amon. Je dis ceci afin que tous sachent que c'est le dieu qui parle par ma bouche. »
Le silence descendit dans les jardins et tous me respectèrent, louant en leur cœur la sagesse de mes paroles.
Dans toute l'Égypte on racontait le songe de Pharaon, l'apparition de son père et l'intervention de Thot. Les sculpteurs sur bois vendaient des amulettes à mon image afin de protéger les demeures contre les voleurs. Les nobles se faisaient édifier des autels où trônait la nouvelle triade à la mode : Pharaon entouré d'Aménophis et de Thot. A Thèbes, les conteurs faisaient recette au coin des ruelles en élaborant de belles histoires de songe dont j'étais le héros, et dans les maisons, tous colportaient les nouvelles de l'enquête ouverte dans la Nécropole.
Au bout d'une semaine, il s'avéra que l'affaire était plus grave qu'elle n'avait paru au premier abord. Non seulement une vingtaine de tombes royales avaient été violées, mais les temples funéraires des grands rois avaient été pillés depuis des années par leur propre clergé.
Les prêtres avaient tenté de se transmettre leurs charges de pères en fils, à tel point que des familles entières vivaient de corruption dans ce temple depuis plusieurs générations.
Quant aux tombes royales, il fut vite prouvé que les coupables étaient regroupés en corporations, chacun ayant une tâche bien définie : les perceurs de tombe, les détrousseurs, les fondeurs de métal, les receleurs, les revendeurs, sans compter ceux qui avaient la charge de corrompre les scribes de la tombe afin de retrouver quelque tombeau oublié des vivants. Le contremaître Panihi fut cité parmi les coupables, mais ce n'était pas le pire. L'organisation des pillards était dirigée par le prince de l'Ouest lui-même et il ne put se soustraire aux accusations des prévenus. Il fut donné la bastonnade à chacun d'eux, et tous racontèrent la même histoire. Le procès dura plus d'un mois et chaque jour la commission écoutait de nouveaux témoins. J'assistais parfois à ces séances, pour en souligner l'importance. Un jour, alors que l'instruction touchait à sa fin sans avoir jamais mêlé le clergé de l'est à l'affaire, j'entendis la déposition de l'ouvrier Seneb :
« – Je me nomme Seneb, fils d'Ipouy, petit-fils de Nou, je suis sculpteur dans la vallée de la Place Vraie. Or voici ce que je dis :
Selon notre habitude, nous avons cherché à soudoyer les scribes de la tombe afin de trouver quelque tombe royale à piller. Or le scribe Sekhem, fils de Kheper, se laissa soudoyer pour cent deben d'or et deux colliers royaux provenant de la tombe du Roi Thotmès-Le-Jeune. Il nous remit les papyrus dont il avait la garde depuis près de dix ans. Certaines de ces archives décrivent l'emplacement de la tombe de Semenkharê, co-régent de l'innommable, enseveli dans une cache secrète et sans temple d'offrandes. Les textes indiquent le détail du mobilier, la liste des onguents conservés dans les vases ainsi que les richesses en or et en électrum qui accompagnaient le défunt. Comme il s'agissait d'un suivant de l'innommable, nous n'eûmes aucune crainte à profaner sa tombe. Le maçon Noutnefer perça l'entrée de la sépulture jusqu'alors dissimulée derrière de la blocaille. Nous pénétrâmes dans le couloir qui menait à la chambre sépulcrale, nous éclairant de torches tandis que des compagnons que je ne connais pas gardaient l'entrée de l'extérieur. Noutnefer dut alors dégager la porte de la chambre qui était solidement scellée. Comme le jour commençait à poindre, nous dûmes sortir, cacher l'entrée derrière la blocaille et reporter à la nuit suivante notre ouvrage, et ainsi pendant trois nuits tant la porte de la chambre était bien scellée. Enfin nous pénétrâmes dans la chambre souterraine et nous trouvâmes le Roi dans son sépulcre. Mais le sarcophage était celui d'une reine, et nous crûmes que le scribe Sekhem nous avait trompés. Néanmoins un beau masque d'or recouvrait le visage du cercueil et nous arrachâmes cet or et toutes les pierreries que nous pûmes trouver. A l'intérieur du cercueil, la noble momie du co-régent reposait, un bras sur l'épaule et le crochet dans l'autre main. La noble momie de ce seigneur était entièrement recouverte d'or, des amulettes et des bijoux d'or étaient à son cou, son masque d'or était sur le visage. Nous avons recueilli tout ce que nous avons trouvé sur ce noble dieu et afin de ne pas encourir le courroux des dieux, nous avons détruit le nom qui était sur son sarcophage pour que nul ne puisse dire : Voyez ces renégats qui ont dépecé le noble Seigneur Semenkharê ». Nous avons volé le mobilier d'or et d'argent. Le beau suaire de lin royal nous servit à emporter les bijoux comme en un grand sac. Le noble seigneur possédait un beau coffre d'albâtre dans lequel reposaient quatre petits cercueils d'or incrustés de pierreries. Comme tout ceci était lourd, nous sommes revenus trois autres nuits pour transporter ces trésors dans nos maisons. Nous avons fait une part pour chacun de la moitié de ces trésors. L'autre moitié, nous la dûmes au prince de l'Ouest afin qu'il fermât les yeux sur nos larcins. Mais comme ces trésors étaient très beaux, il revint et me fit mettre en prison quelques jours. Alors je dus lui donner ma part car il devait la remettre lui-même à un haut dignitaire du temple de l'Est, à ce qu'il disait. Lorsque je fus libéré, j'obtins de mes compagnons qu'ils me cédassent le coffre d'albâtre aux quatre sarcophages d'or ainsi que le linceul de lin royal et les bandelettes d'or inscrites au nom du Seigneur de la tombe. Vous trouverez tout ceci enterré sous le cellier de ma maison, la dernière à l'est sur la grande rue à l'intérieur du village des ouvriers.
C'est ainsi que j'ai pu continuer à piller un grand nombre de tombes avec mes compagnons, et nombreux sont les villageois de la Nécropole qui sont complices et ont aussi pillé des tombes, nombreux sont les dignitaires et les princes de l'Ouest, nombreux aussi les prêtres du temple de l'Est puisqu'ils ont permis que je fusse relâché la première fois que je fus arrêté. Mais jamais je n'ai vu si grands trésors que dans la tombe de Semenkharê. J'ai dit tout cela afin que ce Seigneur ne me jette pas dans la gueule de la Grande Dévorante et qu'on ne donne pas la bastonnade à ma femme, mes enfants et mes serviteurs. »
Le lendemain, toute l'Égypte savait que les prêtres d'Amon étaient impliqués dans le scandale des sépultures violées. Seneb fut mystérieusement assassiné ainsi que la plupart de ses compagnons. Le prince de l'Ouest se donna la mort dans sa prison. Je fis chercher dans le sol de la maison de Seneb le coffre et le linceul de Semenkharê. Mais comme les viscères que les petits cercueils auraient dû renfermer avaient disparu, je fis déposer le coffre et le linceul dans mon temple des millions d'années. Un prêtre scella la porte du magasin funéraire. Ainsi j'emporterais un jour dans mon éternité un peu de l'éternité d'un frère que je n'avais jamais connu. On ne put prouver l'implication ni la complicité du clergé d'Amon au cours du procès, faute de témoins encore en vie, mais la suspicion avait fait son œuvre, et cela me suffisait.
Quelques jours après les dernières délibérations, le tribunal se réunit une dernière fois pour que Thot, par ma bouche, prononçât le verdict et le Divin Père la sentence.
La grande salle d'apparat était pleine, car j'avis tenu à ce que la fin du procès soit publique. Tous les dignitaires de l'Égypte s'étaient rendus à Thèbes pour la circonstance. Les courtisans s'étaient battus pour accéder aux premières places, et nombreux furent ceux qui durent rester dans la cour tant la foule était grande.
Coiffé de la couronne rouge et portant le crochet d'or je pris place sur le trône tandis que tous faisaient silence dans l'attente des paroles divines. Fermant les yeux je méditai un instant, oubliant la politique au profit de la justice. Mais les crimes étaient trop graves pour qu'on pût faire preuve de quelque indulgence. Les dignitaires corrompus avaient finalement placé aux postes-clés de la Nécropole de cupides brigands qui ne méritaient aucune pitié. Les ouvriers renégats eux-mêmes avaient pris, depuis des années, la place des fonctionnaires de l'état et des artistes qui auraient dû pouvoir vivre sereinement dans le village de la Nécropole. Thot me fit prononcer des paroles sévères :
« – Thot parle par ma bouche :
Voici ce que je dis :
Tous les prévenus sont reconnus coupables du plus grand crime qui soit devant les dieux. La peine sera prononcée par le Grand Prêtre d'Amon qui voit et entend tout ce qui concerne les dieux.
Quant à Pharaon, voici ce qu'il décide :
Le village des ouvriers de la Nécropole sera détruit par le feu et recouvert de sable du désert. Les ouvriers, désormais choisis par les scribes royaux, seront logés le long du fleuve, au nord du Kirou et ne feront plus partie d'une caste particulière mais vivront parmi les gens de la campagne de Thèbes.
Le clergé des différents temples funéraires cités au cours du procès sera démis de ses fonctions et remplacé par des prêtres nommés par les scribes royaux. Les charges ne seront plus héréditaires, ni pour les ouvriers, ni pour les prêtres.
Ainsi ont parlé Thot et le dieu vivant de l'Égypte, Maître des Renaissances.
Que parle à présent Amon par la bouche de son Grand Prêtre. »
Tous les regards se portèrent sur le Divin Père. Les prêtres du temple étaient venus nombreux et s'étaient placés aux premiers rangs de l'assistance. Mais le vieux Ayï ne pouvait se permettre de manquer de fermeté, surtout depuis qu'un doute était venu entacher la probité du clergé d'Amon. Il dut se résigner à condamner ses complices :
« – Amon parle par ma bouche :
Les ouvriers coupables de recel sont condamnés selon la coutume à avoir les mains tranchées.
Les ouvriers coupables de vol et de pillage de tombes sont condamnés selon la coutume à avoir le cartilage du nez et des oreilles tranchés. La vue leur sera laissée, car ils devront finir leurs jours dans les mines du pays de Koush.
Les contremaîtres, officiers et scribes reconnus coupables de pillage ou de complicité de pillages sont condamnés selon la coutume à être empalés dans le désert et leurs corps seront laissés sans sépulture, abandonnés aux animaux sauvages.
Les prêtres et hauts dignitaires du royaume reconnus coupables de complicité sont condamnés à se donner la mort par eux-mêmes avant que Rê, dans sa barque, ne disparaisse à l'horizon de ce jour.
Ceci est fait afin que nul ne trouble plus le sommeil des seigneurs de la Place Vraie. »
Aucun murmure, aucune rumeur n'avait parcouru l'assemblée après le verdict. Chacun se retira, digne, mesurant la gravité des crimes et des peines, mais ce qui resta de ce procès fut la force et le pouvoir du Pharaon qui était apparu à tous comme le Dieu vivant de l'Égypte.
Et tard dans la nuit, après les suicides des dignitaires condamnés, la persistante lueur rouge du brasier de la Nécropole thébaine éclaira longtemps la voûte céleste. Au matin, le village des ouvriers n'était plus qu'un tas de cendres brûlantes d'où montait encore une épaisse fumée nauséabonde.
Partout dans le pays s'élevèrent des stèles commémoratives où l'on voyait, en tenue de grand prêtre le Divin Père présidant à la condamnation rituelle des ennemis de l'Égypte succombant sous les coups de mon glaive. J'y apparaissais vêtu comme un Roi-guerrier, coiffé de la couronne bleue, accompagné de Thot, d'Amon ou de la Reine. Le pouvoir venait de changer de main aux yeux de tous.
Je repris intensivement l'entraînement militaire, car je savais qu'un jour viendrait où j'aurais à devenir le lion puissant de l'Égypte sur les champs de bataille. Horemheb revint de ses provinces sur ma demande, je désirais l'armée près de moi pour l'habituer à mes paroles et à mes ordres. De plus, je voulais que le clergé d'Amon me nomme enfin Grand Prêtre en présence du général afin de la mettre devant le fait accompli.
Pendant près de six mois je dirigeais les manœuvres de l'armée dans les grandes plaines de l'est de Thèbes, suivant les conseils du général qui en bon militaire se prenait au jeu du tuteur devant son pupille. Mais si je feignais de toujours suivre ses conseils, j'arrivais surtout à m'imposer à ses soldats par mon habileté à lancer le javelot et les flèches, debout sur mon char, les rênes nouées autour de la taille. Et le peu d'ordres que je donnais était longuement réfléchi et inspiré par Amon, impressionnant les militaires qui découvraient ainsi leur vrai souverain. La fougue de ma jeunesse et l'auréole de ma divinité avaient peu à peu raison de l'emprise du général sur l'armée de l'Égypte.
Au milieu du jour, tandis que le soleil écrasant dardait ses rayons sur le désert brûlant, un messager de Thèbes arriva dans un nuage de poussière, et se prosternant devant ma face, il dit :
« – Bien-aimé souverain,
Maître des Renaissances,
Seigneur des deux terres,
Puissant Horus,
Le vil Nubien a levé une armée et marche sur les provinces du sud, le Vice-Roi de Koush a été assassiné et son armée mise en déroute, arme le bras de l'Égypte et envoie ton armée sur ces vaincus de Nubie qui ne respectent plus nos accords. »
Une fois de plus, c'était une province qui se rebellait, sans doute à la suite d'une famine ou à cause de l'indolence des princes nommés par le clergé. Ces dignitaires passaient leur vie à Thèbes, dans de beaux palais, déléguant leurs pouvoirs à d'autres incapables. Je convoquai Horemheb sur-le-champ pour le mettre au courant de l'affaire. Il était prêt à partir au plus tôt, trop content de retirer son armée de mes mains. Mais je ne voulais pas qu'il puisse reprendre un ascendant trop important sur nos soldats, et je lui enjoignais de prendre à ses côtés mon écuyer qui saurait servir comme premier officier des chars de Ma Majesté. Le général se soumit à mes ordres sans résister, ce qui m'étonna. Je conseillais donc à Houy de rester sur ses gardes. La veille du départ de l'armée, je fis venir le général dans ma tente :
« – Horemheb, je respecte ta gloire et ton courage. Mais les temps ne sont plus où tu pouvais t'adresser à moi comme à un enfant. Je te confie l'armée de l'Égypte ainsi que Houy qui est mon plus fidèle compagnon. S'il lui arrive quoi que ce soit par ta faute, tu en répondras sur ta vie.
J'ai dit. »
L'armée s'en fut à l'aube du matin suivant, et avec Houy s'en allait mon adolescence.
(… à suivre …)
¨ Mazaïou : tribu d'origine libyenne dont les mercenaires peuplaient les rangs de la police ; cf. CONTES POPULAIRES DE L'EGYPTE ANCIENNE de Gabriel Maspero, cité sur le site LES DEUX TERRES consacré à l'Egyptologie (http://2terres.hautesavoie.net/livreseg/maspcont/textes/conte002.htm)
[1] Le mot ‘méryt', littéralement, signifie ‘aimée', et désigne de lui-même une servante du temple. Le nom de Méryt était donc déjà un jeu de mot pour cette femme.