Ainsi,  au fil des ans, mon âme se transformait, guidée par Thot et par Maât. La divinité s'installait en moi, je sentais mon corps comme un sanctuaire qui ne m'appartenait plus. Mais ce corps grandissait aussi, et le trouble qui l'avait fait parfois frémir dans mon enfance l'envahissait de plus en plus, contrastant encore davantage avec mon esprit d'Horus.

La sagesse des précepteurs, le calme de la paix retrouvée et le raffinement de la société thébaine, après les périodes agitées et incertaines des invasions faisaient que les adolescents n'avaient aucune honte à découvrir les sensations du corps que Knoum leur avait façonné. Cependant, la dualité qui s'opérait en moi avait du mal à me laisser un équilibre. Les longues méditations au bord  du lac sacré m'emplissaient de plénitude et de bonheur, et m'inspiraient parfois pour les décisions importantes que j'avais à prendre. Mais les interminables nuits où je ne pouvais plus trouver le sommeil me faisaient oublier la couronne blanche, et je parcourais le palais désert de mon long corps sensuel d'adolescent timide. 


 

 

Houy s'aperçut de mon trouble. Je m'irritais facilement et laissais les affaires de l'état qui m'incombaient aux soins du Divin Père. Je partais seul de longues journées dans les marais du sud de Thèbes, devenant arrogant et je n'admettais plus qu'on me fit des reproches. Parfais au contraire je me retirais de longues semaines dans le temple d'Amon où je m'enfermais dans le sanctuaire. Et sortant de ma retraite, je restais parfois des mois dans l'école de Vie pour recevoir un nouvel enseignement. Mon écuyer me rejoignait alors et nous nous installions dans mes appartements du temple. C'est au cours de ces périodes difficiles que j'appris l'art sacré du dessin et de la peinture qui sont l'écriture divine de Thot. Il fallait déjà être scribe assermenté pour pouvoir accéder à ce savoir. De vieux maîtres nous enseignaient les symboles immuables des représentations qui remontent à la nuit des temps. Aidés d'anciens papyrus, nous reproduisions à l'aide d'un quadrillage les modèles présentés, agrandis ou réduits, sur de grandes plaques de sable fin pour pouvoir effacer le dessin, car il n'était pas bon de conserver une image imparfaite qui donnait ainsi naissance à un être imparfait. Lorsque vint le temps d'apprendre à tracer nos dessins à l'encre noire et rouge, les ateliers de papyrus nous fournirent les supports sacrés qui serviraient à recopier les livres millénaires qu'ainsi les scribes multipliaient de temple en temple à travers toute l'Égypte.

La fabrique de papyrus se trouvait dans l'enceinte même du temple. Les plantes étaient choisies et ramassées par des prêtres le long du Nil, plus au sud de la ville, dans une terre vierge afin que les plantes ne puissent trahir les textes qui leur seraient confiés par quelque parole impie prononcée près d'elles et dont elles pourraient se souvenir plus tard. Les papyrus les plus sacrés, ceux du temple d'Amon et ceux de la tombe royale étaient cultivés au bord du lac sacré lui-même. Ce sont ces plantes qui serviraient lors des cérémonies des couronnements, lorsque le nouveau Pharaon venait lier le lotus et le papyrus, symbolisant ainsi l'unification des deux terres et des deux pouvoirs Le lotus était l'élément primordial matériel d'où était né l'humanité sous la semence de Ptah, le papyrus était le support spirituel du savoir de Thot. Ainsi chargée de symbole, la plante était découpée en lamelles dans le sens de la longueur de l'épaisse tige, puis plongée dans les eaux du lac pendant trois jours. Les fibres alors se relâchaient, et avant qu'elles s ne puissent pourrir, les prêtres les battaient comme le tanneur bat le cuir, lentement et longuement, les fibres devenues molles mais solides comme une étoffe tissée étaient placées les unes chevauchant les autres en deux couches croisées, posées entre deux draps de lin puis pressées durant de longs mois entre deux planches de bois du nord. Certains papyrus devant contenir un grand savoir, il n'était pas rare de voir dans le quartier des fabriques, de longs chemins de bois écrasés de lourdes pierres sur plusieurs dizaines de coudées. De splendides rouleaux en sortiraient un jour, couverts de textes et de dessins sacrés.

Mais avant de pouvoir poser le calame sur ces supports de Thot, nous dûmes nous exercer sur des morceaux de poterie ou des pierres plates. Ces dessins, d'abord maladroits puis de plus en plus habile, formaient peu à peu dans le temple un monticule de tessons qui nous servaient de brouillons, qu'une fois par an, en procession, nous allions enfouir dans la vallée de l'Ouest, sur le territoire des morts, au cours d'une cérémonie funéraire.

Quand je fus dans ma seizième année, je fis partie du cortège funèbre. Les élèves et les prêtres allaient pieds nus, vêtus du pagne court, la barbe de trois jours comme pour de vraies funérailles. Mais je n'avais pas encore de barbe, et je dissimulais cela en me couvrant le visage de cendres, selon la coutume. Houy sourit en me voyant. Son visage était piqué d'une barbe noire qui lui donnait l'air sauvage des orientaux. Je ne répondis pas à son sourire. Je laissai mon collier d'Horus et mon brassard d'or dans le temple d'Amon, car je ne voulais pas qu'on puisse me reconnaître et dire : « Voyez ce Roi qui n'a pas encore de barbe ! »

De bon matin nous traversâmes le fleuve dans la grande barque bleue des cérémonies funéraires. Sur l'autre rive, nous dûmes charger nous-mêmes nos lourds sacs de tessons sur le dos des ânes, et dirigés par un prêtre noir, nous fîmes en procession le chemin de la vallée des morts. Le soleil était au zénith lorsque nous arrivâmes au sein de la vallée, près du large trou creusé pour recevoir notre chargement. La sueur trempait nos pagnes qui nous collaient à la peau, et mon visage était baigné d'une boue grisâtre faite de la poussière du chemin et des cendres rituelles. Mais je songeais que personne ne m'avait reconnu quand nous étions passés devant la route de Malgatta où de nombreux courtisans se rendaient, nous dévisageant l'un après l'autre. Et cela me mit de bonne humeur. Les officiants eurent si chaud qu'ils écourtèrent les cérémonies. Les sacs furent vidés dans le sol pierreux de la vallée des morts, et nous prîmes le chemin du retour vers Thèbes. En revenant vers la route de Malgatta, je priais les prêtres de continuer sans nous, et nous restâmes assis, Houy et moi, un moment au croisement des routes, en plein soleil, comme des mendiants. Mon ami s'en étonna, car depuis quelques temps j'évitais son intimité, ne le supportant qu'en public, mais j'avais eu cette attitude avec tout mon entourage.

« – Houy, quémandons un peu d'eau à ces courtisans qui se rendent au palais, amusons-nous de leur attitude, car ils ne peuvent nous reconnaître. »

Houy prit un ton de précepteur :

« – Seigneur, tu es le Roi d'Égypte, et tu ne peux t'abaisser à quémander de l'eau sur le bord de la route. »

« – Devrais-je donc me laisser mourir de soif parce que je suis le Roi d'Égypte ? Or ne sais-tu pas que le pouvoir est dans les mains des prêtres et du général ? »

Mon compagnon ne répondit pas, et ce silence m'eut offusqué un autre jour que celui-là. Mais sans attendre, je me levais d'un bond, car un char arrivait au trot, conduit par un de ces courtisans dont je ne parvenais jamais à retenir les noms mais qui m'importunaient toujours au palais, voulant sans cesse se faire remarquer pour obtenir quelque faveur ou quelque charge :

« – Un peu d'eau, monseigneur pour un pauvre mendiant qui se meurt sur le bord du chemin, et qu'Amon te protège ! »

Ce disant, je courais à ses côtés, tout contre le char, mais il tournait la tête, ne voulant pas m'entendre.

Houy riait aux éclats quand je vins le rejoindre, il me félicita pour ma prestation de bateleur et m'affirma que j'avais été très convaincant, la meilleure preuve étant que je n'avais rien obtenu, comme tout mendiant qui se respecte.

A son tour, il sa dirigea vers un groupe de courtisans qui revenaient de Malgatta. Il y avait parmi eux une jolie femme et quelques jeunes gens, tous vêtus de lin blanc et parés de colliers d'or. Je les suivais pour écouter le discours de mon écuyer.

« – Belle dame, beaux seigneurs, accordez à un pauvre hère d quoi manger, et que les dieux vous soient cléments ! »

Un jeune homme éclata de rire :

« – Ne vois-tu pas qu'ils nous sont déjà cléments, tes dieux, vil mendiant, nous n'avons pas besoin de toi pour cela. »

Houy continuait, courbé comme un courtisan devant le Roi, le nez dans la poussière :

« – Craignez que les dieux ne se détournent de vos faces, beaux seigneurs, car les mendiants sont leurs messagers, évitez donc de nous déplaire. »

De la main il me prenait à témoin, et je me courbais à mon tour, les mains sur les genoux, outrant la pose comme j'avais vu faire les favoris d'Horemheb. Nous étions tous les deux face aux jeunes gens qui semblaient s'amuser de notre intervention, mais redoutant cependant quelque mauvais coup ils s'étaient placés devant la courtisane afin de la protéger de nous.

« – Vils mendiants, si vous êtes les messagers des dieux, sachez que nous sommes les grands prophètes d'Amon, et voici la grande épouse du dieu, la belle Méryt qui partage ses nuits avec nous. »

Ils ouvrirent la robe de la dame, montrant son corps aux yeux de tous, et la dame riait, prise de boisson comme ses compagnons. Houy s'attarda sur les jolies formes de la courtisane qui lui faisait les yeux doux. Alors il rit à son tour en s'adressant aux garçons :

« – Mes seigneurs, si vous êtes prêtres, sachez que je suis l'écuyer du Pharaon, et voici mon Maître. »

La femme se ravisa, interloquée, puis se mit à rire de plus belle, louant la répartie de ces mendiants, et elle nous fit donner deux kités[1] de bronze en déclarant à Houy :

« – Voici pour vous deux, bouffons, mais sache, beau parleur, que tu ne mérites pas le titre d'écuyer, ton compagnon par contre, me paraît assez débile et crasseux pour remplacer sur le trône notre petit Tout-bien-aimé. »

Les courtisans s'en furent en riant, nous laissant tous les deux stupéfaits. Je fis remarquer à mon compagnon qu'il faisait un piètre mendiant pour avoir récolté deux kités. Mais au fond de moi-même j'enrageais de voir Ma Majesté traitée de la sorte par de vils courtisans.

 

Je n'avais pas l'envie de rentrer au palais. J'entraînais Houy vers la vallée des renaissances, là où reposent les corps de mes ancêtres. C'est dans cette vallée de dieux, aride et sauvage que j'avais ordonné qu'on creusât mon tombeau, dès le lendemain de mon couronnement. Je n'avais commencé à vraiment m'y intéresser que lorsque la longue syringe¨ creusée dans la falaise avait enfin été prête à recevoir les peintures murales. Jusqu'alors j'avais préféré visiter de temps à autre mon temple funéraire qui s'élevait à la lisière du désert, sur la route de la Nécropole. Cependant, en quatre ans, le percement de la falaise avait été terminé, et les modèles des peintures et des textes choisis depuis longtemps. Et il ne passait plus un mois sans que j'aille surveiller les peintres et m'enivrer des beautés de leurs fresques et des textes extraits du livre des morts que je passais des heures à murmurer, me complaisant dans mes tourments d'adolescent.

Nous marchâmes jusqu'au soir sur le chemin désert où personne ne s'aventurait si tard. En grimpant par les rochers, nous sûmes éviter le poste de garde de la Nécropole. Houy était plus habile que moi et m'attendait parfois, n'osant m'aider de sa main tendue pour escalader la montagne qui formait comme une falaise en approchant du sommet. Car lui savait qu'il n'était point correct qu'on touchât ainsi la main du Pharaon, et je songeais en moi-même que je n'étais pas encore vraiment le maître du pays, mais le dieu qui était en moi de plus en plus me guidait vers le pouvoir sacré et Houy s'en rendait compte.

Le soleil était dans l'au-delà lorsque nous arrivâmes en haut des monts des renaissances, rejoignant le chemin emprunté par les voleurs, les brigands, les filles de mauvaise vie, les déserteurs et les pilleurs de tombes. De là nous aperçûmes en contrebas le village des ouvriers de la Nécropole dont les feux brillaient comme de grosses étoiles sur le sol sombre de la vallée. D'autres foyers se distinguaient, de loin en loin, témoignant de quelques garnisons cantonnées dans les vallées funéraires. J'étais heureux de mon escapade, cela me rappelait mon pèlerinage vers le temple de Ptah, l'impression de liberté et d'immense bonheur que j'avais ressentie sur les routes, loin du palais des princes, et je me mis à raconter mon voyage. Mon compagnon m'écoutait, étonné. La cour n'avait jamais rien su de tout cela, on me croyait à l'époque au fond d'un temple, me préparant à la co-régence. Alors Houy me parla du palais, de la Ville de l'Horizon telle qu'il l'avait vécue, et il me confia la grande tristesse qui émanait de l'Aimé d'Aton sur la fin de soin règne. Il était parmi les courtisans le soir de l'année nouvelle qui vit la passation des pouvoirs. Je lui parlais de Maya, mais il ne le connaissait pas, et je trouvai cela étrange, car on ne pouvait pas ne pas le remarquer à la cour du Roi, à cause de sa beauté, de ses yeux clairs et du tatouage des initiés autour de son regard. Il devait être désormais au fond du temple d'Amon, près du Grand Prêtre, mais je ne l'avais pas revu depuis cinq ans.

Nous arrivâmes enfin dans la vallée des pharaons. Le chantier de mon tombeau était désert, aucune sentinelle n'en gardait l'entrée largement ouverte dans la montagne. Non loin de là  une chapelle funéraire, encadrée de deux colonnes se distinguait dans la nuit sans lune par deux flambeaux mal entretenus qui menaçaient de s'éteindre. Je savais que c'était l'entrée du tombeau de mon père, j'allais prendre ces torches, et, revenant sur mes pas, j'en donnais une à Houy et nous entrâmes dans le long couloir de ma tombe. Les grandes fresques bleues étaient une merveille. J'avais fait engager des peintres de l'horizon, et ils avaient su apporter au classicisme de mes ancêtres le raffinement que mon frère leur avait inculqué.

Le cartouche qui devait un jour contenir mon nom était encore vierge, car il n'était pas concevable de graver un nom dans un tombeau tant que le corps était encore en vie. Ce rite s'accomplissait au jour de la mort, à cause de la magie des mots qui pourraient tuer l'être nommé. Et ce cartouche vide livrait ainsi son secret et son symbole : c'était le glyphe de l'éternité, le signe que porte Horus entre ses griffes, insufflant l'éternité au Pharaon nommé.

 

Le long couloir débouchait sur plusieurs salles annexes, toutes aussi belles avec cette dominante bleue qui rappelait le ciel de Nout. Et, grandeur nature, mon image éternisée par les artistes suivait notre lente procession. Houy s'émerveillait de tant de beautés irréelles. La lueur vacillante des torches conférait au tombeau une atmosphère magique. Parfois survenait un dieu qui tendait les bras à mon double, une déesse qui mec couvrait de ses voiles, et ces images étaient à nos yeux comme des scènes de bateleur, car nous marchions dans le long corridor, et les histoires des murs changeaient au rythme de nos pas. Je les savais par cœur, mais je me grisais à les raconter à mon compagnon qui restait muet. Alors je me tus aussi, et voici que je le pris par la main car sa torche s'éteignait. L'image de Maya revint à ma mémoire et je lui serrais les doigts, une grande tendresse passa dans nos deux mains, et cela ressemblait aux fresques du tombeau : Anubis entraînait par la main mon image vers le vert Osiris. En me retournant, je vis que mon ami, ce grand soldat pleurait. Nous étions arrivés dans la salle du sarcophage, au plus profond de la montagne. Sans lui lâcher la main je le fis s'asseoir près de moi, sur un coffre de peintre qui traînait par-là, et je contemplais son beau visage humide, et je ne savais que dire, les mots ne venaient pas sur ma langue, mon cœur était comme un fruit trop mûr et mes yeux s'embuaient à leur tour, mais je retenais mes larmes et la gorge me brûlait.  Je sentais qu'il ne parlerait plus le premier. Je plaçai la torche à nos pieds, entre deux pierres, je lui pris l'autre main de ma main libre, nos visages étaient face à face comme ceux d'Amon et de Thot quand ils se rencontrent dans champs d'Ialou, et je lui dis :

« – Quel est ce dieu qui fait trembler nos mains et fait pleurer nos yeux ? Mon cœur éclate comme devant l'Aimé d'Aton et voici que tu m'es comme un frère, et moi je suis comme un enfant perdu devant toi et je tremble comme une fille. »

Il eut un sourire, et ses yeux ne quittaient pas mes yeux :

« – Seigneur, tu es dieu, je le sais, je le sens, et dans ce grand tombeau aux parfums de mort j'ai mal de devoir un jour te quitter, car tu m'es plus qu'un frère. Mais j'ai du bonheur aussi à sentir dans mes mains tes mains divines, sens-tu le dieu en toi ? Tes paroles sont franches et libres comme celles des enfants, et pourtant tu es le plus grand d'entre nous. Ton corps tremble, je le sais car tu as l'âge où mon corps aussi tremblait, il te faut désormais apprendre à le connaître. Je t'ai enseigné l'art de lancer les flèches tandis que tu te tenais sur un char. Tu as commencé par conduire les chevaux par les rênes, puis tu as libéré tes mains, t'efforçant de rester stable sur le char au galop, enfin tu as pu décocher tes traits en oubliant ton corps. Ton évolution est semblable à cet apprentissage : tu as appris les choses de l'âme et de l'esprit dans les temples, mais sont venus les temps où tu dois te servir de ton corps. Il te faut donc apprendre à le connaître, à l'aimer. Regarde-toi, tu es le plus beau des pharaons. Depuis que les statues à ton image peuplent les temples du royaume, jamais l'Égypte n'a eu de si beaux dieux. Apprends à connaître ce corps qui enchante les sculpteurs, et quand tu l'auras assumé complètement, dans tous ses secrets, dans son intimité, alors tu pourras faire éclater le dieu qui sommeille en toi. Tu n'es pas comme un enfant perdu devant moi, tu n'es pas comme une fille tremblante devant son père, tu es comme un petit frère qui a grandi trop vite, et mon cœur a de l'émotion en sentant que mon frère est un dieu. »

Nous sommes restés longtemps assis côte à côte au fond de ce tombeau, et je ne retirais pas mes mains de ses mains qui faisaient comme une châsse autour de mes doigts. Quand ma torche s'éteignit, je me levai en disant que je n'étais point mort et qu'il nous fallait sécher nos larmes de pleureuses. Et comme je connaissais parfaitement le chemin, je guidai encore mon frère, comme Thot jusqu'aux premières lueurs de la renaissance.

 

La nuit finissante était encore fraîche, à peine rosée d'un horizon que nous cachaient les montagnes de la mort. La Nécropole semblait désespérément vide, alors que son clergé aurait dû entretenir les flambeaux des autels et porter les offrandes rituelles. Les sentinelles auraient dû sillonner les chemins pour éloigner les pilleurs et les brigands. Le silence était total dans la vallée des rois.

Voulant placer les torches devenues inutiles près des colonnes du tombeau de mon père, j'aperçus l'entrée entrebâillée. Je fis signe à Houy de me rejoindre, et la crainte au cœur, je l'entraînais à l'intérieur de la sépulture violée. C'était tout autre chose, que d'entrer dans un tombeau qui avait été scellé. Chaque cartouche d'éternité portait le nom d'Aménophis, et les fresques rituelles et monotones n'en gardaient pas moins la terrible magie de l'au-delà. Une pensée me traversa l'esprit : si les pilleurs étaient encore dans les couloirs de cette tombe ? Ils savaient bien qu'ils risquaient la mort, et ils n'hésiteraient pas à tuer quiconque les surprendrait, fut-il le Pharaon, et nous n'avions pas d'arme, à part nos deux pièces de bronze qui ne suffiraient pas à les faire fléchir. Je plaquai mon compagnon contre le mur, et retenant mon souffle je guettai le silence. Mais rien d'autre que la mort ne semblait hanter ces lieux sinistres. Aidés par la lueur du jour naissant nous sommes allés jusqu'à la salle de la momie, l'endroit le plus sacré de ce tombeau, et là aussi le mur était béant. Les pillards avaient même laissé une poutre permettant le passage au-dessus du puits de sécurité qui aurait dû les empêcher de parvenir jusqu'au sarcophage. Mais ils semblaient bien organisés, et je chuchotais à Houy que des brigands si bien équipés n'avaient pu échapper au regard des sentinelles et du clergé de la nécropole. Il n'osa me répondre, mais je continuais à parler pour briser la magie mortelle de ces lieux qui commençaient à engourdir nos âmes. Je m'attendais à voir surgir de la pénombre la Grande Dévorante ou Anubis lui-même, alors je promettais d'ouvrir une enquête et de châtier les coupables, et nous arrivâmes devant la grande cuve de granit rose qu'un reflet du premier rayon du soleil caressait déjà, répercuté de mur en mur depuis l'entrée.

Alors la tristesse s'abattit sur mon cœur. Voici que devant moi gisait la momie de mon père que je n'avais jamais connu. Pour la première fois, je voyais le corps de ce grand Roi aimé de son peuple et déjà haï des prêtres. Les bandelettes avaient été arrachées par des mains impies qui avaient volé les bijoux d'or les plus précieux du Pharaon. Les restes de ce qui fut un masque d'éternité lui couvraient encore le front, mais la fine feuille d'or à son image avait disparu, et la peau grise brûlée par les onguents ressemblait à du cuir mal travaillé. Ce corps n'avait plus rien d'un dieu, et sans doute son Ka s'en était-il allé très loin de cette maison profanée. Mes craintes s'estompèrent alors. Houy m'aida à replacer la momie dans la cuve de granit, et je posai par-dessus le couvercle de bois doré du sarcophage dont toutes les parties précieuses avaient été arrachées.

Toute la vanité de bâtir un beau tombeau m'apparut encore. En une fraction de seconde, j'imaginais mon immense sépulture, travail de plusieurs années, profanée, violée, pillée. Une idée s'imposa à mon esprit. Je me tournais vers Houy qui restait en retrait, respectant mon trouble et mon chagrin, et lui dis, d'un ton solennel :

« – Houy, mon frère, s'il advient que je meure avant toi, c'est que ma mort ne sera pas naturelle et qu'après les rites des funérailles on viendra piller ma dernière demeure. Je ne vois rien que les prêtres autour de moi ; et je vois ici leur œuvre, car ils ne peuvent ignorer ce qui se passe sur leur domaine.

Alors voici ce que je dis :

S'il en est ainsi, lorsque le temps sera venu, dirige mes funérailles jusqu'à la belle tombe que nous avons visitée cette nuit, et quelques temps après, arrange-toi pour faire porter en secret mes restes dans un autre tombeau que le mien, que je ferai préparer par des fidèles de l'Aimé d'Aton et que je t'indiquerai bientôt. Et pour que cela soit possible, mon frère, je ferai de toi un prince, car tu m'es le plus cher dans ce côté de la vie.

Et si les dieux veulent que je règne longtemps, devenant enfin le maître incontesté du pays des deux terres, le jour où mon frère me quittera pour aller là où coule le soleil derrière l'horizon de l'occident, je le porterai dans ce tombeau secret et il reposera comme un Roi pour l'éternité en souvenir de cette nuit qui restera chère à mon cœur, car c'est grâce à lui que la divinité vient d'éclore en moi.

Houy, je suis Pharaon. »

Le grand soldat d'un large sourire rayonna devant moi, puis lentement il s'allongea sur le sol, entourant mes jambes de ses mains :

« – Mon cœur fond d'être le premier à baiser les pieds de Ta Majesté. Cette nuit j'ai senti le dieu en toi qui s'éveillait comme un enfant vient au monde, et tu vois à tes pieds ton plus fidèle serviteur, je serai à toi jusqu'à la mort, il te suffit désormais de parler. »

 

Nous reprîmes le chemin du retour par le sentier des crêtes, sans être vus des garnisons de la nécropole.

Or tandis que nous surplombions le temple funéraire de la grande Reine Hatasou, nous rencontrâmes un groupe d'ouvriers. Celui qui paraissait être le chef brandit un fouet et nous barra la route :

« – Qui êtes-vous pour emprunter ce chemin caché aux yeux des sentinelles ? Seriez-vous des pillards venus pour détrousser les morts de la vallée ? »

Devant l'air menaçant et soupçonneux des ouvriers, je résolus de raconter l'histoire la plus plausible, prenant l'air fat et suffisant des prêtres d'Amon :

« – Nous sommes des novices du grand temple d'Amon de Thèbes, de l'autre côté du fleuve, nous sommes venus hier porter en terre quelques écrits sacrés. Nous nous sommes perdus et nous avons dû passer la nuit dans une tombe ouverte et sans garde. Peux-tu nous indiquer la route de Thèbes ? »

Il nous dévisagea longuement, mais au vu de nos pagnes de lin poussiéreux, nos cheveux et nos visages couverts de cendres, il dut croire en mes paroles. C'était un homme d'une cinquantaine d'années. Il avait la peau sèche et burinée des bédouins du désert, de profondes rides lui creusaient le visage, je songeai qu'il aurait pu faire un beau modèle pour les sculpteurs que j'avais ramenés de l'Horizon. Ses petits yeux pétillants étaient déjà décolorés par l'abondance de bière. Contrairement à ses compagnons qui n'étaient vêtus que d'un simple pagne de toile grossière, il portait le pagne plissé des nobles, des bracelets de lapis et un beau collier d'anneaux d'or[2], ce qui devait être une façon ostentatoire d'affirmer sa condition et son autorité, car dans cette partie du désert il n'était pas habituel de porter de telles parures. Il se tourna vers ses suivants, et tandis que nous n'osions bouger, ils se parlèrent à voix basse. Enfin le chef revint vers nous :

« – Etes-vous si pressés de retourner dans vos sombres cellules de novices ? »

Il avait pris un air ironique et ne semblait pas disposé à nous laisser passer. J'en appelai à Thot pour qu'il posât sur ma langue des paroles propres à endormir la méfiance de cet homme arrogant. Or voici ce que je dis :

« – En effet, comme ton sourire me le laisse à penser, tu ne crois pas que nous sommes pressés de rentrer dans nos sombres cellules poussiéreuses du temple d'Amon. Hé bien, saches que nous avons tout le temps de flâner où bon nous semble, les prêtres ne nous chercheront pas avant quelques jours, car nous sommes libres d'aller et venir à notre convenance ! »

Mon interlocuteur eut un sourire complice et me posa la main sur l'épaule :

« – On m'appelle Panihi, quel est ton nom ? »

« – Je me nomme Paser et voici mon frère Menna, c'est le meilleur scribe de notre classe. Comme nous sommes dans le besoin, nous pourrions travailler pour vous quelques jours. »

(… à suivre …)


[1] Le kité est une unité de poids représentant le dixième du dében, soit environ neuf grammes. Bronze, cuivre, or ou argent préfiguraient ainsi ce qui deviendra plus tard la monnaie.

¨Syringe : en anglais, ce terme signifie ‘seringue' ; mais on voit mal  le lien qui pourrait exister entre cet ustensile et le Pharaon.
En revanche, le terme fait également partie du vocabulaire des égyptologues : ‘On peut employer indifféremment les deux mots syringe ou hypogée pour désigner les tombeaux souterrains de l'Egypte ancienne' (cf. l'excellent site ‘
ETUDE SUR QUELQUES BAS RELIEFS DU SYRINGE(a) DE SETHY Ier', sur Internet, à l'adresse http://sethy1.free.fr/HathoretSethy.html)

[2] Les colliers d'anneaux d'or étaient les récompenses octroyées par Pharaon aux grands dignitaires méritants du royaume.