Souvent, sur nos chemins, nous rencontrions les gens du peuple allant au champ ou au fleuve, et mon cœur s'attristait de les voir, le nez dans la poussière, s'effacer devant le Roi comme ils s'effaçaient devant les prêtres qu'ils nourrissaient de leur sueur et de leur vie. Je me souvenais alors de mon pèlerinage qui m'avait amené plus à l'ombre des petites gens qu'à la lumière des prêtres. Je décidais en mon cœur de rétablir dans le pays la joie de vivre. Le clergé semblait s'endormir dans son bien-être et ses privilèges. J'attendais calmement mon heure.


Souvent, sur nos chemins, nous rencontrions les gens du peuple allant au champ ou au fleuve, et mon cœur s'attristait de les voir, le nez dans la poussière, s'effacer devant le Roi comme ils s'effaçaient devant les prêtres qu'ils nourrissaient de leur sueur et de leur vie. Je me souvenais alors de mon pèlerinage qui m'avait amené plus à l'ombre des petites gens qu'à la lumière des prêtres. Je décidais en mon cœur de rétablir dans le pays la joie de vivre. Le clergé semblait s'endormir dans son bien-être et ses privilèges. J'attendais calmement mon heure.

Ma vie s'égrena de palais en palais, de ville en ville. Mes devoirs envers les prêtres d'Amon m'obligeaient à redresser tous les temples et à construire des salles à colonnes là où in n'y en avait pas encore. Et ainsi dans tout le pays les chefs de province, le peuple et même les prêtres virent Ma Majesté. Or, pour faire connaître la gloire d'Amon, j'avais obtenu de faire réouvrir aux nécessiteux les grands portails des temples, afin que les prêtres médecins puissent soigner les gens du peuple tout en exerçant leur art autrement que dans les rouleaux de papyrus. Mais en connaissant la gloire d'Amon, tous apprenaient à reconnaître la gloire de Ma Majesté, car ce que je faisais, aucun autre avant moi n'avait su le faire dans le pays en son entier. Et dans chaque ville, guidé par Houy, j'entraînais la cour dans les marais pour de longues chasses aux canards sauvages où je montrais l'adresse de mon bras, la patience de mon esprit et la ruse de mon âme face aux génies des marécages[1]. Et tous étaient enchantés et louaient la gloire d'Amon et de son fils Tout-Ankh-Amon, Maître des Renaissances. La désinvolture avec laquelle on m'avait considéré dans les premiers mois de mon règne commençait à faire place au respect pour le titre que je défendais. Les prêtres ne m'obligeaient plus à retourner dans l'école de Vie où tous étaient désormais face contre terre lorsque j'apparaissais.

 

Au deuxième mois de Shaït, le fleuve étant bien haut, inondant la campagne de Thèbes jusqu'aux limites du désert, je reçus la visite du clergé du temple des millions d'années de mon père. Accompagnés des architectes royaux, les prêtres firent le rapport que je leur avais demandé, concernant la réfection des pylônes, des portiques et des colonnades. Depuis plus d'un mois, l'humidité du sol remontait le long des colonnes, écaillant les peintures des fresques, faisant parfois glisser les jointures des lourdes pierres, rongeant à la base le long mur d'enceinte fait de briques crues tout autour du temple. Le calcaire des grands blocs s'effritait sur les murs, rongé par le salpêtre, effaçant peu à peu les bas-reliefs si finement ciselés par les artistes de mon père. Dans la cour d'accueil, les dalles se disloquaient, et dans le sanctuaire, l'eau suintait par le sol, stagnant désormais en permanence. L'humidité dégradait les textes sacrés, les peintures et les statues de calcaire. Le grand architecte pensait qu'une nappe phréatique se trouvait sous l'ensemble du temple, remontant en période de crues et affaissant le niveau du sol sous le poids de l'édifice. Ainsi le temple des millions d'années s'enfoncerait d'année en année, jusqu'à disparaître sous la boue des crues ou condamné à s'effondrer si les murs continuaient à gîter plus au sud.

Sans oser le proclamer, je me mis à douter de la divinité du fils de Hapou qui avait édifié un temple colossal comme uns gigantesque statue sans socle qui aurait été posée sur les sables mouvants, trop près du Nil. Je ne pus que faire renforcer les murs d'enceinte pour cacher la maladie du temple de mon père.

Outre un temple funéraire et le creusement de mon tombeau dans la vallée des morts, les plus gros travaux entrepris dans mes premières années de règne le furent dans la Ville aux cents portes. Dans la grande salle aux colonnes de mon couronnement, je fis sculpter de fines frises sur la théocratie d'Amon, au grand contentement du clergé. Et je continuais à peupler les temples de mon image divinisée. Et plus les dieux me ressemblaient, et plus je ressemblais aux dieux. Car si Sekhmet et Seth descendaient en mon âme au cours de la chasse et de mes luttes, Amon commençait à prendre une longue emprise sur mon cœur. De plus en plus souvent j'avais l'envie d'être seul et je ressentais en moi le dieu qui m'avait visité pendant mon couronnement.

 

Les frontières furent finalement consolidées, les victoires se multipliaient. Le général revenait et je le faisais acclamer en grande pompe dans la ville. Son arrogance disparaissait et il s'efforçait de prendre les attitudes d'un père pour justifier le rang qu'il usurpait toujours dans les grandes décisions de l'état. Il eut désormais accès officiellement au temple et y fut intégré en temps que dignitaire. Mais sur mes conseils habiles, et poussé par le clergé qui goûtait aux plats pimentés et grisants du pouvoir, il repartait de campagnes en campagnes. Les tributs des peuplades soumises rentaient enfin dans les caisses de l'état, et je laissais au général le soin de gérer ces colonies qui rapportaient à l'Égypte autant que l'Égypte leur apportait en paix et en bien-être. L'équilibre se rétablissait, difficile mais réel. Le peuple souriait, les nobles se détendaient, les soldats rangeaient leurs armes. Thèbes chantait.

Ce n'était plus le renouveau d'un culte, c'était la renaissance de l'Égypte.

 

Je séjournais rarement au palais royal de Malgatta, préférant la solitude cloîtrée ses sanctuaires et des temples au luxe des châteaux temporels. Houy m'accompagnait partout.

Les visites des temples nous faisaient rencontrer les plus vieux sages, souvent rejetés par les jeunes prêtres. Chaque vieillard pourtant avait un enseignement à apporter, un message, le récit de sa propre vie, et je m'enrichissais à ce contact comme à la lecture des rouleaux les plus précieux qu'aucune archive des temples n'aurait pu égaler.

Un jour que j'étais en visite dans un temple, dans la région du delta, un prêtre sans âge, réputé pour ses interprétations des rêves, vint à moi, te je lui rapportais le songe des deux soleils, celui que j'avais eu la nuit de mon couronnement. Je contais au vieillard l'étrange apparition, lui faisant part de l'angoisse qui m'avait étreint lorsque le soleil du midi avait brûlé les ailes des papillons, desséchant les lotus et le lac sacré.

Le vieillard réfléchit longtemps, et lorsque Maât lui ut mis des mots sur la langue, il dit :

« – Le jeune soleil, c'est Mon Seigneur, le Pharaon des deux terres, vie, force, santé. Le soleil de midi représente celui qui tient les rênes du pouvoir, le Général ou le Grand Prêtre d'Amon. »

Et il se tut. Je songeais alors aux papillons. Pourquoi et comment leur avait-on brûlé les ailes ? Mais le vieillard ne répondait pas, et je savais qu'il ne parlerait plus.

(… à suivre …)


[1] Les canards sauvages sont considérés comme de mauvais génies. Les chasser est un rituel nécessaire dans l'au-delà.