TROISIEME PARTIE : LE ROI
LE METIER DE ROI
L'épervier du matin s'était posé depuis longtemps sur l'Égypte quand le long rayon chaud de Rê caressa mon visage au travers de l'arche grande ouverte dans le mur tendu de voile rouge. J'étais seul dans ma chambre, redevenu enfant de tous les jours, mais sans oublier le goût de la divinité qui avait pénétré mon âme au cours des cérémonies d'intronisation. Il me fallait me préparer à lutter contre les prêtres, contre les dignitaires, contre les familiers de ma maison …
Et ce jour-là, en prononçant la prière du matin, sous le soleil éblouissant de cette belle journée d'été, les deux bras levés, c'est vers Amon que mon cœur se tourna pour lui demander de me donner sa force et de me concilier ses prêtres.
Mais sans doute ne m'entendit-il pas ou bien Aton était-il encore plein de colère contre moi, car pendant que je faisais mes offrandes rituelles devant le petit autel dressé dans la cour intérieure du palais, le général Horemheb entra sans se faire annoncer. Son cœur était empli de hargne et d'arrogance.
Et dans sa bouche étaient des mots de haine. Il dit :
« -Vois, Enfant, je suis devant toi plein de force et de gloire. Je t'ai laissé ton souffle de vie car il fallait sur le trône d'Horus un Roi légitime aux yeux des dieux et aux yeux du peuple, et seule Ta Majesté était désignée pour jouer ce rôle. Mais tu n'es qu'un enfant, et sans doute est-ce cela qui te permit de rester en vie. Tu fus élevé chez les prêtres d'Amon, ce qui m'a donné à penser que tu pourrais te plier à leur volonté. Ton frère, l'Aimé d'Aton s'en est allé car il n'a pas voulu que l'Égypte verse le sang de ses enfants plus longtemps. Je viens donc te mettre en garde : tu n'es qu'un pion sur le damier d'ébène et d'ivoire du pays des deux terres, reste à ta place, et le pays renaîtra de ses cendres. Rends gloire à Amon et à ses prêtres qui m'ont donné la charge de gouverner l'Égypte. Que le goût du pouvoir ne te monte pas à la tête, car je te ferais connaître sur-le-champ la saveur de la mort. Retourne dans la maison de Vie où tu pourras parfaire ton éducation avec les prêtres. J'ai dit. »
Mon cœur était gonflé par la colère. Mais la sagesse de Thot avait envahi mon âme, je baissais les yeux sans répondre au général, je restais silencieux. Et je songeais en moi-même que j'avais déjà formé le dessein de l'envoyer guerroyer aux frontières de l'empire, là où il serait effectivement utile pour l'Égypte, mais là où il serait surtout loin du palais dans lequel je finirais bien par imposer ma volonté, car personne ne se méfiait vraiment d'un garçon de douze ans. Or le dieu était entré en moi, et nul ne s'en doutait. Le fier général se retira, sans doute pour retourner vers ses complices dans le temple d'Amon.
Assisté de vieux prêtres, il me fallut ce jour-là recevoir les ambassadeurs des pays étrangers. Ils ne furent pas nombreux, et ceux qui se présentèrent devant ma face étaient venus plus par curiosité que par respect, et ce ne furent pas leurs tributs qui purent contribuer à renflouer les trésors de l'empire, ni ceux du grand temple d'Amon. Je convoquais donc les scribes du conseil et leur dictais mes volontés. Mes ordres furent pour Horemheb que je confirmais pour l'occasion général en chef des armées du royaume. Je lui confiais pour mission de redresser la tutelle de l'Égypte sur les peuples autrefois soumis et qui se raillaient maintenant du pays d'Amon. Et, reconnaissant sa gloire et sa fougue, je demandais au général de ne prendre qu'un petit corps d'armée, car il saurait bien soumettre les barbares à la seule vue de ses armes, tandis que je le priais de laisser à Thèbes le gros de ses troupes pour me protéger d'éventuels usurpateurs, car les temps n'étaient pas sûrs après les périodes troublées qu'avait vécues l'Égypte. Et mes désirs furent en son cœur comme du miel dans le gosier de l'ours des montagnes du Liban. Les vieux prêtres semblaient eux aussi satisfaits, ils n'avaient pas eu à ouvrir la bouche, j'avais guetté leurs regards, leurs sourires, l'expression de leurs visages, et ils avaient été comme des enfants au cours d'un jeu dont je dictais les règles.
Horemheb se prépara quelques mois, entraînant ses hommes, et, surtout, se montrant partout dans la ville comme le maître réel de l'Égypte. Enfin il fit une grande fête en son palais où il convia Ma Majesté et la petite Reine afin de se donner encore plus de puissance et montrer aux yeux de tous que c'était lui le maître, avant de partir pour guerroyer.
Alors, un matin, le grand serpent de son armée s'allongea vers l'Horizon, semblant vouloir manger le soleil à peine enfanté au terme d'une longue nuit de fête. A partir de ce jour, j'entrepris d'apprendre mon métier de Roi.
J'allais chaque matin au temple d'Amon, suivre les cours de l'École de Vie, comme tous les novices, et rien ne me distinguait des autres. Les prêtres avaient pris soin de mettre dans ma classe les mêmes élèves que j'avais connus avant mon départ pour l'Horizon. Ils pensaient ainsi pouvoir m'humilier, car chacun savait désormais qui j'étais et il n'était pas convenable qu'un Pharaon côtoie les fils des marchands, car je n'avais jamais été dans la classe des nobles. Mais le calcul du clergé était mauvais : mes camarades me respectaient, et même ceux qui avaient Seth en leur cœur étaient trop intéressés à espérer recevoir quelque éventuelle faveur pour me chercher querelle.
A la fin des cours du matin, les soldats qu'Horemheb m'avaient laissé pour corps de garde me raccompagnant jusqu'au palais de Malgatta où Ankhsen m'attendait pour le repas. Elle passait son temps à jouer avec les petites courtisanes, mais ses jeux et ses discours ne m'intéressaient pas. J'avais pris l'habitude de me retirer dans mes appartements tandis qu'elle retournait dans les siens retrouver ses suivantes et ses précepteurs. Elle était pour moi comme une étrangère à ma maison, car la face d'Hathor n'avait pas encore ébloui mon cœur.
Chaque après-midi,, le Divin Père venait m'entretenir des affaires de l'état. Nous conversions ensemble des grandes réformes en cours que menaient les prêtres sous sa direction en l'absence d'Horemheb. Deux fois par semaine nous réunissions le grand conseil où je devais donner mon approbation et signer les édits royaux.
Je repris l'entraînement du tir à l'arc et du lancer de javelot, et j'excellais dans ces deux activités. Ma préférence allait cependant à l'arc, et ce depuis les cours que j'avais reçus de mes aînés dans la Ville de l'Horizon, malgré le peu d'enthousiasme de l'Aimé d'Aton à me voir pratiquer les arts de la guerre. Mes appartements étaient encombrés de mes nombreux arcs que j'avais collectionnés au fur et à mesure que j'avais grandi, j'en avais de toutes les tailles et ils témoignaient de ma croissance. Quand l'un devenait trop petit ou trop mou, je le conservais pieusement sur un mur du palais avant d'en adopter un autre plus grand, plus beau et plus fort. Et dans ma hâte à en trouver toujours de plus beaux et de plus performants, je m'exerçais plus qu'il n'était nécessaire, et je devins rapidement le meilleur archer de mon âge. Au cours des exercices, j'avis pris l'habitude de me mesurer aux plus grands archers du royaume qui me conseillaient à leur tour et guidaient mon bras. Et, profondément incisées dans ma chair, j'avais au bout de la main droite les marques des tireurs d'élite. Je ne quittais plus le grand brassard d'or ciselé qui me venait de mon père Aménophis, et ce m'était plus qu'un bijou, un attribut royal.
J'employais le plus clair de mon temps libre aux exercices et à la chasse. Les princes et les petits nobles de la cour m'accompagnaient souvent et nous mesurions notre force et notre adresse. Et parmi eux étaient les fils de certains dignitaires du temple, et s'ils n'osaient trop me faire rouler dans la poussière à cause de mon titre, ils ne se gênaient pas pour tenter de me montrer leur force et exceller devant les autres, et j'appris ainsi à me battre et à m'imposer même face à des garçons plus âgés que moi. Je me prenais au jeu, vite passionné pour les sports que nos précepteurs nous enseignaient, avec toutes les significations traditionnelles et spirituelles. La déesse de la guerre, la sanglante Sekhmet, peu à peu me prenait sous ses flancs, tel un lionceau que sa mère prépare à lutter pour survivre.
C'est alors, que parmi les courtisans de plus en plus nombreux, je distinguai un fier guerrier qu'Horemheb avait refusé de prendre à son service. L'histoire, à l'époque, avait fait le tour du palais, mais il y avait eu tant de rumeurs après mon arrivée à Thèbes, que je n'y avais guère prêté d'attention. L'officier en disgrâce était si habile dans l'art de diriger un char qu'il aurait pu porter ombrage à la gloire du général, et dans les couloirs, parmi d'autres histoires concernant certaines concubines, c'est cette raison qui justifiait son exclusion de l'armée prestigieuse d'Horemheb. La première fois que je l'avais vu, c'était au cours de la fête donnée la veille du départ de l'armée. Le général avait convié en plus de ses favoris, ses plus notables ennemis, pour les humilier devant sa gloire et le faste de sa cour. Ainsi en avait-il été de moi-même, et durant cette longue nuit deux clans s'étaient nettement démarqués : les suivants du général, mêlés au clergé d'Amon, et les anciens fidèles de l'Aimé d'Aton dont les nouveaux dirigeants ne pouvaient complètement se séparer, car ils étaient de grands dignitaires très compétents. Pendant toute la soirée, j'avais évolué habilement entre ces deux clans, secondé par le Divin Père. L'officier avait une trentaine d'années, comme Horemheb. Mais autant le général était rustre et vulgaire, malgré son charme pervers, autant l'officier était fier et raffiné. Son pagne long laissait transparaître un corps d'athlète qui attisait le désir des femmes, la jalousie des maris et nourrissait les petites histoires de la cour. Et comme il avait aussi le beau visage des dieux, dessiné par Hathor et modelé par Knoum, il ne pouvait espérer s'attirer les faveurs des fourbes courtisans d'Horemheb jaloux de tant de prestance.
Or un jour où mes précepteurs militaires m'entraînaient au tir à l'arc dans le château des armées, un des assistants se présenta à son tour pour se mesurer à moi. Contrairement aux autres courtisans, il ne fit aucun effort pour me laisser l'égaler, et devant tous il m'humilia en titrant ses traits exactement là où j'avais tiré les miens, sa flèche brisant la mienne à chaque fois qu'il tirait sur ma cible, délaissant la sienne. Je reconnus cet officier que le général avait en disgrâce. Sekhmet plaça sa colère en mon cœur :
« – Qui es-tu pour chercher ainsi à humilier ton souverain ? Crois-tu qu'au combat il te suffira de planter tes traits après les miens dans le cœur de nos ennemis ? Ma Majesté comprend maintenant le général Horemheb, à quoi lui servirait-il de nourrir un officier qui tue des morts ? »
La foule des assistants éclata de rire en battant des mains, les soldats frappaient leur bouclier, les courtisans agitaient leurs bracelets sonores, sans pitié pour l'officier humilié dont le regard ne se détournait pas du mien. Quand le silence fut revenu, je voulus achever ma victime :
« – Je t'ai demandé ton nom, dis-le devant tous afin que tous sachent ta couardise et la félonie de ton cœur. »
L'officier baissa le regard :
« – Seigneur, que la lionne n'aveugle pas ton âme. Ce que j'ai fait, je l'ai fait pour t'ouvrir les yeux ; vois, je suis le meilleur archer du royaume et tes précepteurs n'ont pas voulu me laisser t'approcher afin que je puisse t'enseigner l'art de tirer les flèches. Les bons archers sont loin de Thèbes, avec l'armée, et tu ne peux te mesurer ici qu'avec ces courtisans qui ne savent que rire à ton rire et qui s'efforcent de manquer leur cible pour te montrer que tu es le plus fort, car ils ne voient en toi qu'un enfant.
Je m'appelle Houy, et je vois en toi le Roi d'Égypte. »
Le silence était tombé sur le camp. Les précepteurs militaires plongeaient leur regard dans la poussière, les courtisans ne s'agitaient plus, car tous avaient entendu les paroles de l'officier qui avait parlé bien haut. Mon cœur était partagé entre la colère de Sekhmet et la sagesse de Thot. Houy m'avait encore plus humilié an révélant devant tous que mes exercices n'avaient servi qu'à me conforter dans ma petite prétention d'être le plus grand archer du royaume, alors que je n'étais à leurs yeux qu'un enfant qui ressemblait au pantin articulé du temple de Ptah, aussi fat qu'au jour où, à peine novice, je m'étais grisé à lire à haute voix les écrits gravés sur les murs du temple d'Amon devant les prêtres qui allaient devenir mes précepteurs. Mais le regard perçant de cet être venait d'ouvrir une brèche en mon âme, et pour la première fois je me sentis aimé d'un amour dont la sincérité provocante aurait pu entraîner la mort de cet être-là, et je sus à ce moment qu'il me fallait lui tendre la main, lui que les dieux avaient placé sur mon chemin. Il m'apparut soudain comme le batelier qui recueille l'enfant qui se noie. Je compris que c'était Maât qui avait parlé par sa bouche, et alors Amon ouvrit mon esprit :
« – Relève la tête, Houy, car tu te montres aujourd'hui le plus fidèle serviteur de l'Égypte. Je suis encore un enfant, mais Horus est en moi et j'ai besoin de ton bras pour faire de moi un grand Pharaon. »
A dater de ce jour, Houy entra dans mon palais et devint mon précepteur militaire. Personne n'y trouva rien à redire en l'absence d'Horemheb, les prêtres d'Amon ne se mêlant que très peu des affaires des armes.
L'officier reprit complètement mon entraînement depuis le début. Il m'avait fait comprendre qu'un bon archer ne devait pas se contenter de viser des cibles statiques, ni même se camper lui-même sur ses deux jambes sans bouger, car au combat ou à la chasse, la cible est mouvante, et la barque ou le char fait perdre l'équilibre. Ainsi, nous allions tous les deux dans les marais, chacun debout sur une barque de papyrus tressés, et nous tirions nos traits sur les canards sauvages. Ce ne fut pas très difficile, car je m'étais entraîné de la sorte dans les marais de l'Horizon. Mais je ne montais pas très bien les chars de guerre. Je savais atteler mes chevaux pour la promenade sur des routes bien faites, mais sur un char lancé au galop parmi les pierres du désert, je m'accrochais comme je pouvais aux montants du char, sans pouvoir tenir un arc ou un javelot.
Au cours des premiers mois, Houy m'apprit à jouer de mes jambes pour compenser les écarts du char et garder toujours le haut du corps aussi stable qu'à l'arrêt, et c'était comme une danse. Plus tard, il m'entraîna à lâcher les rênes des chevaux, et, les nouant autour de ma taille, j'appris à me tenir les mains libres levées au-dessus de la tête, jouant des hanches et des reins pour diriger les chevaux. Le plus difficile fut finalement de reprendre l'arc, car la concentration sur la cible mouvante faisait oublier l'art de conduire un char avec les reins.
En quelques années, Houy fit de moi un guerrier et je fis de lui mon écuyer.
(… à suivre …)