la période contemporaine.

 

Les Obédiences flirtent avec le pouvoir.

 

 

Ils sont l00 000 en France et désirent rester dans l'ombre. Ils disent aussi ne pas vouloir faire de politique. Paradoxalement, c'est dans les allées du pouvoir politique et économique qu'on les croise le plus souvent les franc-maçons. De même qu'ils sont à la tête de toutes les mutuelles Françaises, MAIF, Macif, Matmut…, qui assurent près de 30 millions de personnes, de même ils ont occupé pendant les années Mitterrand une place privilégiée, chaque gouvernement socialiste ayant regroupé une douzaine d'initiés.

Près d'un quart des ministres ! De Roland Dumas à Roger Bambuck, de Pierre Joxe à Yvette Roudy et même Jack Lang, qui, il est vrai, ne fréquentait plus ses «Frères» lorsqu'il fut nommé à la Culture. On se souvient de la cérémonie du Panthéon, le 21 mai 1981, quand François Mitterrand ala saluer Jean Jaures, Victor Schoelcher et Jean Moulin. Les deux derniers étaient des maçons. Cela signifie-t-il que le président de la République, dont l'épouse est elle-même issue d'un milieu maçonnique,(voir le dossier précédent), dont les intimes, Charles Hernu, Roger-Patrice Pelat ou François de Grossouvre, étaient initiés, ait des affinités avec le Grand Orient ou la Grande Loge de France ? Ou plutôt que, fin tacticien, il ait voulu mettre dans son camp ces frères si utiles lorsque des problèmes délicats surgissent ?

Guy Penne aux Affaires africaines, Olivier Stirn, Henri Emmanuelli ou Georges Lemoine aux DOM- TOM… Le Grand Orient, particulièrement sensible aux valeurs laïques et républicaines, ne lui a, en tout cas, pas facilité la tâche. On sait que c'est cette obédience qui, le 16 janvier dernier, a été la première à mener le combat contre la loi Falloux. On sait peut-être moins qu'en 1984 elle fut tout aussi intransigeante avec Alain Savary que le furent, dans l'autre camp, les partisans de l'école privée. Enfin, depuis qu'ils ont été mêlés aux affaires, d' Alain Boublil à Christian Nucci, Max Théret et Jean-Michel Bouchtron, les francs-maçons conservent-ils toujours auprès de François Mitterrand l'audience à laquelle ils aspiraient ? En définitive, quel impact auront-ils eu lors des deux septennats dans la vie républicaine ? Bernard Teper du Grand Orient de France répond à ces questions. En même temps que nous publions en avant-première des extraits de la grande enquête de Patrice Burnat et Christian de Villeneuve, «les Francs-maçons des années Mitterrand», qui parait le 26 avril prochain aux éditions Grasset par :

Nicole Leibowitz rédactrice en chef au Nouvel Observateur.

 

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En 1958, des «Frères» dont François de Grossouvre l'aident à s'en sortir, battu par un gaulliste aux législatives, Mitterrand s'est replié vers le palais du Luxembourg. Quand éclate «l'affaire de l'Observatoire», cet attentat qu'on le soupçonnera d'avoir organisé contre lui-même. . .) II est humilié, on le dit fini, marginalisé. Il met cependant à profit les années qui viennent pour se constituer de nouveaux réseaux. Il n'oublie pas les francs-maçons. Quelques-uns de ses amis les plus sûrs sont en mesure de lui procurer des ouvertures. C'est l'époque du virage à gauche, seule voie susceptible de lui ouvrir la route du pouvoir, face à de Gaulle. Deux clubs obscurs se sont regroupés derrière lui, la Ligue pour le Combat républicain, auquel il appartient et qui comprend déjà, outre l'inévitable Georges Beauchamp, Louis Mermaz franc-maçon et François de Grossouvre, futur conseiller du président à l'Elysée, le Club des Jacobins, ensuite, présidé par un jeune homme qui a déjà acquis une certaine importance dans les loges lyonnaises et qui en aura beaucoup plus encore dans les futurs gouvernements socialistes, Charles Hernu, voir le dossier 19.

 

En 1984, Alain Savary et la guerre des écoles.

 

Il ne s'est passé que quelques jours depuis sa nomination au poste de ministre de l'Education nationale, et déjà le profane Alain Savary comprend que rien ne sera tout à fait aussi simple qu'il l'avait souhaité. C'est un émissaire du grand maître du Grand Orient qui vient de doucher son enthousiasme tout neuf, Paul Gourdot Grand Maître de 1981 à 1985, au nom de son obédience, s'étonne en effet de l'absence du moindre initié dans le cabinet du ministre, fait sans précédent, selon lui, dans l'histoire de la République. Simple effet du hasard ? Il ne peut pas y croire.

Les hostilités sont ouvertes. Le même Paul Gourdot s'est, il est vrai, déjà fait remarquer à l'Élysée en envoyant un courrier peu amène à François Mitterrand. Il a pris la liberté de rappeler au président de la République ses engagements électoraux et, en particulier, ses promesses en matière d'éducation. C'est ainsi qu'il écrit, en décembre 1982,

 

«Dans le domaine de la laïcité de l'État, notion inscrite dans la Constitution de la République, nous exprimons fermement le désir de voir prendre rapidement les mesures destinées à la construction d'un grand service unifié et laique d'éducation, par l'intégration des établissements scolaires qui ne pourraient continuer à bénéficier de l'aide de l'Etat qu 'en perdant leurs caractères propres».

 

Il poursuit,

 

«Les propositions du gouvernement pour l'ouverture des négociations que vient de présenter le ministre de l'Éducation nationale ne sont pas de nature à nous rassurer sur cet aspect. Nous nous sommes inquiétés, au surplus, de l'entorse faite au principe de laïcité de l'Etat par la présence officielle de deux ministres de la République au siège de la catholicité, à Rome, pour assister à des cérémonies qui tiennent du caractère spirituel de l'Etat du Vatican, caractère exclu du champ des relations inter-états».

 

Le ton était donné. François Mitterrand ne peut accepter ce qu'il considère au mieux comme une injonction, mais plus probablement comme un incongru rappel à l'ordre du Grand Orient de France. Les relations entre l'Élysée et la Rue-Cadet vont en être affectées pendant toute la période où Paul Gourdot présidera aux destinées du GODF, jusqu'en septembre 1985. De ces relations contrariées entre le Château et la Rue Cadet naît, en tout cas, le malentendu qui va s'installer entre certains maçons d'un côté, François Mitterrand et le gouvernement Mauroy de l'autre.

Quelles sont les forces en présence dans cette guerre scolaire qui bientôt va s'ouvrir ? A la tête des défenseurs de l'enseignement privé, le chanoine Paul Guiberteau, secrétaire général de l'Enseignement catholique. Le camp laïc, lui, est animé par les enseignants et leurs organisations syndicales, toutes fédérées (à l'exception du Sgen-CFDT) sous la bannière du Cnal (Comite national d'Action laïque) auquel le Grand Orient est très lié.

 

Les trois franc-maçons

 

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28 octobre 1981, réunion du comité directeur du PS. Parmi eux, trois francs-maçons, Pierre Joxe, Jean Poperen et Andre Laignel.

 

Les négociations durent dix-huit mois pour aboutir au projet de loi que présente Alain Savary à l'Assemblée nationale du 21 au 24 mai 1984. Selon le ministre de l'Education, le projet «mettait en place les outils d'un rapprochement progressif et programmé de l'enseignement privé sous contrat vers un service public rénové». C'est à propos de ce «processus de fonctionnarisation des enseignants qui mettrait en péril l'identité de l'école catholique» que pouvait alors se développer un conflit avec les partisans du père Guiberteau. Or, ce sont les «bouffeurs de curé» qui montent en ligne pour manifester leur violente opposition à un projet de loi soudain jugé trop timide.

Andre Laignel, qui par le hasard de la cooptation appartient pourtant à la GLF, apparaît comme l'un des plus farouches et virulents ennemis du texte gouvernemental. De fait, le député-maire d'Issoudun trouve de solides appuis à l'Assemblee nationale. Il y est soutenu notamment par son frère du GO Pierre Joxe qui, au risque de paraître simpliste, a fait sien le slogan,

 

«A école publique fonds publics, à école privée fonds privés».

 

Joxe et Laignel peuvent compter sur l'énergique soutien du futur maçon Jean Poperen et du premier secrétaire du Parti socialiste de l'époque, Lionel Jospin. C'est dire combien Alain Savary se sent isolé. Pendant toute la durée des négociations, ces hommes font le siège de l'Elysée, harcelent l'Hôtel Matignon et le ministère de l'Éducation nationale dans le but d'obtenir un durcissement du projet. Quand Alain Savary défend son texte devant le Parlement, ils donnent toute leur mesure. Alors que le ministre de l'Éducation nationale croit faire un pas vers la laïcité, André Laignel lui retire ses illusions, s'enflammant, «Nous ne pouvons imaginer que votre gouvernement choisisse de sacrifier ceux pour qui, comme l'avait écrit le président de la République François Mitterrand,

«le choix de laïcité participe depuis l'origine des temps à tout ce qui fut le combat des hommes pour la liberté».

Le divorce est brutal. L'incompréhension totale. Pendant toutes les négociations, Pierre Mauroy a suivi le projet de loin. Mais il apporte à plusieurs reprises son soutien à son ministre de l'Éducation nationale. Il va jusqu'à qualifier Pierre Joxe et Jean Poperen de «laïcs du passé». II n'en est pas moins contraint, sous la pression du parti, de lâcher Alain Savary. Après une énième motion de censure déposée par l'opposition, le projet de loi revu et corrigé par Laignel, Poperen, Joxe, Jospin leurs amis est donc adopté à l'Assemblée nationale.

Les défenseurs de l'enseignement privé organisent alors une formidable mobilisation de leurs troupes. Le succès est phénoménal, le 24 juin 1984, près d'un million et demi de personnes envahissent la capitale. Parmi les manifestants, beaucoup de parents d'élèves et d'enseignants, beaucoup d'hommes politiques, en effet. Mais aussi un certain nombre de francs-maçons. Pour la première fois, c'est toute l'extravagante diversité de la franc-maçonnerie Française qui se retrouve mise à nu au détour de l'aventure de la loi Savary.

Michel Sy, membre du GODF, président de la fraternelle des hauts fonctionnaires et proche de Jacques Chirac, participe par exemple à la manifestation du 24 juin. De même Didier Bariani, député, maire du 20e arrondissement de Paris, radical valoisien et membre de la GLNF. De même encore, chez lui à Nancy, André Rossinot, membre du GO, que l'on remarque à la tête du cortège des partisans de l'enseignement libre. Que cette diversité se manifeste à l'occasion d'un débat autour de la question scolaire eut été impensable sous la IIIème République , la franc-maçonnerie était alors infiniment plus homogène. Qu'en conclure ? Que l'engagement politique prime désormais sur l'engagement maçonnique.

Quelques jours plus tard, le 12 juillet 1984, François Mitterrand décide ex abrupto de suspendre la loi, autant dire de l'enterrer. Bottant en touche, il a choisi de s'en remettre aux Français en leur proposant d'organiser un référendum sur l'organisation des référendums ! Quelles raisons ont-elles bien pu pousser le président à prendre cette décision si brutale, à jeter si tôt l'éponge, renonçant du même coup à un combat cher entre tous au «peuple de gauche», et pas seulement aux francs-maçons ?

L'ancien élève de Saint-Paul d'Angoulême et des maristes eut sans doute la conscience déchirée. Peut-être écoutait-il sa sœur, Geneviève Delachenal, chargée des relations extérieures au groupe catholique Bayard-Presse. Reste l'interprétation d'Henri Caillavet,

«Il ne pouvait pas s'engager sur la laïcité comme aurait dû le faire un chef socialiste, cela n'a jamais été un débat opportun pour sa carrière et donc jamais un grand dessein pour lui. Il a préféré s'évader et débattre de l'Europe.

Victimes de leur propre intolérance, les «bouffeurs de curé» ont échoué».

 

Dans nombres de loges, on en conçut de l'amertume.

 

La suite au dossier 21.