Combien de fois ai-je pu entendre des artistes me dire : « je n’ai rien d’autre à dire, mon œuvre parle pour moi… » ? Ce n’est pas pour m’éviter ce topic que je n’ai posé à Sébastien Kito, chez Dorothy Polley, pas la moindre question. J’avais simplement ressenti que non seulement son œuvre parlait, mais qu’en plus, il nous laissait libre des moyens de la faire parler.
C’est un sculpteur dont j’ai malheureusement oublié le nom qui, manipulant une statuette en terre représentant une femme « à la manière » de celles des femmes enceintes néolithiques ou des « Nanas » de Niki Saint-Phalle, s’extasiait. « De toutes les façons que tu la tournes et retournes, elle est parfaite… Quelle technique ! » s’enthousiasmait-il. C’était à la galerie MarassaTrois, rue de Charenton, aux marches de la Bastille, et Marie-Jo Bonnet venait de nous évoquer ces statuettes néolithiques qui pourraient être, selon diverses théories, des représentations de femmes enceintes par elles-mêmes, magnifiant leurs seins et leur ventre et minimisant des pieds qu’elles ne pouvaient plus voir. J’y ai repensé en revoyant les prismes de Sébastien Kito et en le photographiant en train de manipuler Aurore dans le jardin de la galerie de Dorothy (Dorothy’s Gallery, rue Keller, Paris-Bastille). Aurore est un nom commun et un prénom féminin. Est-ce un hasard ? En faisant pivoter l’une des « têtes » de cette « aube », en lui orientant différemment le « ventre », l’envie de poser des questions à deux ronds, à deux demi-lunes, m’a déserté. Je n’ai donc pas demandé quoi que ce soit à Kito.
Ailleurs, dans la galerie, je me suis contenté de tourner autour de ses cristaux colorés. Je suis tombé en amour du « rouge Murano » de Murano à Murano et à Venise, puis partout. Les bleus Kito m’ont peut-être trop impressionné pour que l’effet opère. Un peu comme ces créatures sublimes qu’on n’ose pas approcher dans les cocktails et qui peuvent, en toute simplicité, vous apprivoiser et être apprivoisées : il suffit d’un déclic, d’un regard, d’une complicité. À la prochaine occasion, je toucherai les « diamants » de Kito, au moins par une arête, pour les disposer autrement à mon égard, puis, peut-être, selon mes intentions, à mon regard.
D’autres savent parler de Kito et de ses créations. « Épurées, aériennes (…) porteuses de réminiscences anthropomorphiques ou animalières, » lisais-je par après. Tiens, serait-ce une évidence pour d’autres, aussi ? De l’Arbre à Ganesh à Aurore ou Nuage, en passant par Le Couple, La Famille « autant de sculptures ludiques, pures et élégantes qui se manipulent au gré de nos envies, comme si nous avions le pouvoir de changer leur histoire en y pénétrant. ». Oui, le regard pénètre, mais ce n’est pas une agression, et leur histoire est immuable, ai-je pensé en relisant ces lignes. Chacun interprète à sa manière et d’autres diront l’intention de Kito.
Ainsi, ses « prismes et diamants », présentés chez Dorothy’s Gallery, ont intéressé Claude-Charles Mollard (Centre Pompidou de Beaubourg), Richard Khaitzine (critique littéraire) ou Bruno Garrigues (architecte paysagiste et critique d’art). Mais aussi Claude Yvans, réalisateur et metteur en scène, qui a consigné en vidéo l’exposition Art Sénat (40 artistes exposés à l’Orangerie du jardin du Luxembourg), qui a de même tourné dans l’atelier de Kito. Je leur laisserai volontiers la parole. Dorothy Polley, et la commissaire de l’exposition Art Stories, fantasmes dévoilés…, Véronique Grange-Spahis, ménagent des rencontres et des prolongations aux expositions. Il sera bientôt question, de nouveau, de la digigraphie avec Zwy Milshtein, fin octobre, et début et fin novembre, d’art « pop » avec Isabelle Turover, ou des approches de Claude Como qui lira aussi ses textes. Le programme est sur le site de Dorothy’s Gallery.
Je ne sais trop pourquoi, mais les prismes épurés de Kito m’ont fait penser à ceux, beaucoup plus enchevêtrés, torturés, de certains tableaux de Siebe Wiemer Glastra (†1973). Artiste obsessionnel, Glastra tourna mystique et pensa que le divin guidait librement sa main. Il se mit, sur la fin, à broder ses dessins. Seraient-ce certains bleus de Glastra, ou son patronyme (évoquant l’anglais, voire l’anglo-irlandais de James Joyce, ou la glasnost, la voix qui s’élève et s’adresse au public), qui m’ont suggéré ce « voisinage » ? Ou tout simplement la proximité de Kito, dans l’espace de la galerie de Dorothy, avec Claude Como qui peint en « mode automatique », laissant errer son pinceau pour développer des motifs ? Coïncidence, la proximité est celle aussi, géographique, de l’exposition de la galerie L’Objet trouvé (24, rue de Charenton, aussi à Paris-Bastille), qui réunit sous l’intitulé Made in Holland, l’art brut néerlandais, dix artistes, dont Glastra, jusqu’au 28 novembre 2009. Claude Como s’est intéressée, elle, aux psychopathes. J’en reparlerai, une autre fois.
Et puis, en passant, d’un écran à l’autre (car je dispose de deux écrans juxtaposés), d’un dessin brodé de Glastra à un prisme de Kito, il m’est venu à l’idée que je ne pourrais rester longtemps en compagnie d’une allégorie tourmentée de Glastra que si, et uniquement si, un prisme de Kito venait en tempérer, en apaiser la contemplation : comme si une immersion puis une autre, à la façon du rite du sauna finlandais, étaient réconciliatrices et non pas antagonistes. C’est dans ces moments qu’est perçue l’inanité de la distinction entre Beaux-Arts, Arts décoratifs, autres arts, et l’insuffisante suffisance de certains discours « artistiques ». Point final ?
Non, point à la ligne. Mais à vous, à présent, de suivre les lignes, courbes et arêtes de Kito, et d’autres, et de tracer les vôtres…