C’était il y a un peu plus de deux mois. La Société Générale révélait avoir subi une fraude sans précédent perpétrée par un « rogue trader » isolé. Un « escroc », « fraudeur », « terroriste », selon les termes de Daniel Bouton. Le nom a filtré, la photo de Jérôme Kerviel s’est propagée comme une trainée de poudre. Des doutes ont aussitôt émergé sur la crédibilité du scénario. Comment un homme seul pouvait-il être à l’origine d’un tel désastre ? Un auteur anonyme a raconté sa vision des choses dans une saynète qui –plébiscitée par les internautes- a aussitôt fait le tour du web. On y voit des banquiers véreux, le cigare au bec, occupés à discuter du choix d’un bouc émissaire, « un trou de balle, un minus, mais avec une bonne gueuIe de psychopathe » si possible, un employé qu’ils pourront exhiber à la télévision en disant « tout est de sa faute ! » L’auteur faisait référence à la mine renfrognée de JK, sur la seule photo que nous connaissions alors de lui.
Et puis les semaines ont passé. Le public a fait connaissance avec le trader. Pas l’air si cinglé que ça, finalement ; Jérôme semble à peu près normal (enfin, normal à 90% comme dirait Houellebecq, comme tout le monde quoi). «Loin de cette image de psychopathe[1] » écrivait Libération, Jérôme Kerviel est un homme « ordinaire ». Un internaute renchérit : « Le coup du psychopathe dépressif et suicidaire, ça a raté ».
A l’époque où l’affaire a éclaté, je venais tout juste de relire Snakes in suits[2], un livre fascinant. Les auteurs y décrivent en détail le comportement d’une catégorie d’employés à problème, dans le cadre de l’entreprise. Ils les ont surnommés, métaphoriquement, « les serpents en costard », parce qu’ils sont froids, dépourvus d’empathie, mais aussi pour leur agilité d’esprit et leur aptitude à se faufiler entre les contrôles, comme des anguilles. Voici pour illustration, succinctement, l’histoire de l’un d’entre eux : « Dave ». Nous reviendrons aussitôt après à celle de Jérôme.
Requins costards et serpents cravates
Dave a été recruté pour l’excellence de son CV, mais aussi parce qu’il a produit une forte impression sur la personne qui l’a interviewé. Le nouvel employé est sûr de lui, très à l’aise. Il a du charme et beaucoup de ses collègues le trouvent vraiment sympa. D’autres l’aiment moins à cause de sa propension à lécher les bottes de la hiérarchie. Ses résultats, ceci dit, sont excellents, voire spectaculaire.
Personne ne se doute que Dave trafique ses chiffres.
Par moments, des fissures apparaissent dans son masque d’employé modèle. On relève des incohérences dans ses propos, de manière furtive. A deux reprises, des collègues l’ont même surpris en flagrant délit de mensonge, mais l’intéressé a su rester si parfaitement naturel qu’ils ont cru ses explications. La première fois, Dave a astucieusement réarrangé son mensonge de telle manière que l’ensemble puisse coller. La seconde fois, il a évoqué un simple « malentendu » imputable au stress et à la fatigue. On le croit. Pourquoi se méfierait-on ? Dave est considéré comme un des meilleurs éléments de l’effectif. Il inspire naturellement confiance. Le jeune homme paraît normal et équilibré ; il ne viendrait à l’idée de personne d’imaginer qu’un individu aussi ordinaire puisse être « psychopathe ». Le folklore veut que les psychopathes soient des « cinglés » écumant de rage, prêts à vous égorger à la première occasion. Ou alors des Hannibal Lecter, amateurs de musique classique et de chair humaine. Dave n’a manifestement rien à voir avec ces clichés.
L’entreprise possède une sorte de police interne qui doit s’assurer que toutes les procédures sont respectées. Ce service aurait théoriquement dû mettre à jour les manipulations de Dave, mais ce dernier a déployé tout son charme pour se lier d’amitié avec un des contrôleurs, qui désormais l’adore. Or, c’est bien connu, « quand on aime, on ne voit pas. » Dave lui rend régulièrement visite à son bureau, il lui fait des cadeaux, histoire d’entretenir cette rentable « amitié ». Par la même occasion, il en profite pour récolter de précieuses informations sur le fonctionnement de la société. Doté d’une vision géostratégique des rapports humains, il a également su devenir « ami » avec un très bon technicien qui accepte de faire une partie de son boulot à sa place, pour le dépanner, notamment ces tâches qui requièrent des compétences qu’il ne possède pas, étant donné qu’il s’est inventé un diplôme sur son CV.
Mais un autre collègue, John, a la puce à l’oreille. Il a découvert que Dave faisait allègrement son marché dans les fournitures de la société et qu’il gonflait ses notes de frais hors de toutes proportions. Alors qu’il s’apprête à aller en discuter avec la hiérarchie, le service est réorganisé. Dave, dont les résultats et le comportement ont impressionné ses supérieurs, est promu à la direction. Quelques temps plus tard, il s’arrange pour faire virer John, le gêneur, en lui mettant sur le dos ses propres manipulations et en lui reprochant d’avoir gonflé ses notes de frais.
***
Dave est malhonnête ? Il est un peu plus que cela… Dave possède un profil psychologique particulier : il est psychopathe. C’est un « snake in suit » (un « serpent en costard »). Cela ne veut certainement pas dire qu’il va sauter sur ses collègues, à l’improviste, pour les égorger puis les dépecer. Cela signifie qu’il possède un cocktail de traits psychologiques potentiellement destructeurs pour son entreprise et ses collègues :
- il a du charme, il est à l’aise à l’oral. Il est même charismatique. Doué dans les rapports interpersonnels, il peut se montrer chaleureux ou séducteur, et emporter aisément l’adhésion. Il inspire confiance.
- il ment très facilement, avec virtuosité, sans se départir d’une sincérité apparente absolue.
- il est manipulateur. Il n’hésite pas à bidonner et à se comporter comme un escroc.
- il a une très haute estime de lui-même. Il pense que tout lui est dû et se verrait bien calife à la place du calife. Il est prêt à tout pour cela.
- il n’a pas d’empathie et fait preuve d’une froide indifférence pour autrui, comme en témoigne le sort réservé à John.
- ses émotions sont superficielles, et souvent simulées.
- il n’éprouve aucuns remords, aucune culpabilité.
- il est irresponsable et fait courir des risques à son entreprise.
- il se sert des autres pour atteindre ses objectifs. Il a un mode de vie parasitique.
La puissance Kerviel
Les spécialistes estiment qu’une personne sur cent possède ce profil psychologique. On trouve des psychopathes dans absolument tous les domaines. Etant donné que la Société Générale emploie 130 000 personnes, on peut raisonnablement supposer qu’elle compte environ 1300 « Dave » dans ses rangs. Certains ont probablement été identifiés comme « employés à problèmes», qu’il faut avoir à l’œil ; il est probable que la grande majorité de ces manipulateurs échappe à toute détection. Complètement transparents, ils sont souvent bien notés par leur hiérarchie.
Robert Hare, un des grands spécialistes de ce trouble, dit souvent que s’il n’avait pas étudié la psychopathie dans les pénitenciers canadiens, au milieu des criminels, il serait allé à la bourse de Vancouver. Cette idée vous paraît étrange ? Pourquoi donc y aurait-il plus de psychopathes chez les traders ? A cause de cet autre trait psychologique, essentiel si l’on veut comprendre ce trouble : les psychopathes ont tendance à s’ennuyer terriblement. Ils sont tout le temps en quête d’adrénaline pour se sentir exister. Ils aiment prendre des risques qui feraient fuir l’immense majorité des gens. Le métier de trader leur permet de satisfaire cet intense besoin psychologique dans un cadre légal, tout en leur permettant de gagner beaucoup d’argent. Par ailleurs, ils ne se laissent pas submerger par leurs émotions, même lorsque les enjeux sont énormes. Dans certaines situations très stressantes, ils prennent de meilleures décisions parce qu’ils gardent la tête froide. C’est la même aptitude qui permet à certains de commettre des crimes « de sang froid », puis de nettoyer les traces aussi calmement que s’il s’agissait des restes d’une fête trop arrosée. Des neuroscientifiques ont découvert que les personnes qui parvenaient à neutraliser leurs émotions –c’est-à-dire qui fonctionnaient partiellement comme des psychopathes – obtenaient des gains plus élevés que les témoins, quand on leur demandait d’investir en bourse[3].
Lorsque l’affaire Kerviel a éclaté, j’avais en tête les remarques de Robert Hare sur la prévalence de la psychopathie dans certaines professions, et notamment chez les traders. Il y avait manifestement des points communs entre le comportement de Jérôme Kerviel et celui des « serpents en costards » décrits par Babiak. Je me suis demandé si le Breton faisait partie des 1300 « Dave » qui doivent émarger à la Société Générale. Le portrait qui a fini par se dessiner dans la presse ne permet pas de tirer de conclusions définitives. On repère tout de même aisément, dans ce qui a été écrit, des éléments qui semblent correspondre à ce que les utilisateurs de l’échelle de Hare appellent des « traits psychopathiques ».
Surestimation de soi ?
Jérôme Kerviel voulait en mettre plein la vue. Il voulait prouver qu’il était un « trader d’exception ». Avec son courtier de la Fimat, il fanfaronnait : « Ca va montrer la puissance Kerviel ». Voici ce qu’écrit Le Monde : « M. Kerviel semble avoir agi seul, sûr de lui, sûr de sa supériorité, sûr de son génie des marchés. (…) Il a voulu montrer que lui, Jérôme Kerviel, venu du middle-office, moins diplômé que ses collègues, était en mesure de faire gagner plus d’argent qu’eux à la banque… et d’obtenir des bonus de fin d’année plus élevés ! Pour en apporter la preuve, il n’a pas hésité à franchir les limites de transactions qui lui étaient imposées par sa hiérarchie, les jugeant trop étroites pour l’immensité de son talent[4]. »
Du charme, du charisme, de l’aisance à l’oral ?
Selon un ami d’enfance, Jérôme Kerviel, qui a parfois été décrit comme réservé, était en fait charismatique : « c’était un personnage[5] », « un leader, un chef de groupe », « c’était quelqu’un que l’on écoutait, il avait de l’influence ». A la fac de Quimper, on garde le souvenir de ses talents d’orateur. Voisins, amis, collègues, tous ont été séduits par son charme. Kerviel était « toujours très élégant ». On le surnommait d’ailleurs « Tom Cruise ». Les femmes de son quartier l’avaient remarqué. On l’a encore vu récemment à sa sortie de prison, avec sa chemise rose et ses cheveux gominés. Certains commentateurs ont observé que la scène leur rappelait étrangement la montée des marches au festival de Cannes, avec ces dizaines de photographes agglutinés. J’ai lu des centaines de commentaires d’internautes et j’ai été surpris par le nombre de femmes à qui il a fait tourner la tête. « C’est moi, ou il est vraiment mimi ? » s’inquiète l’une. Une autre la rassure : « Non, c’est pas toi, moi aussi je le trouve super mimi… » Une troisième fait remarquer qu’elle lui aurait donné « 5 milliards sans confession ». On s’extasie pareillement dans les forums gays. Un admirateur de sa belle gueule, plus prudent, tient à préciser qu’il ne se hasarderait pas à lui « confier (son) portefeuille ».
Manipulateur ? Escroc ?
Jérôme Kerviel a eu recours durant des mois à une vaste panoplie de manipulations qui ont été décrites en détail par son employeur : annulation de transactions, utilisation de contreparties internes ou techniques, types de transactions fictives suffisamment diversifiés pour réduire le nombre de contrôles, etc. Il a produit des faux, à sept reprises (faux mails, faux fax, faux récapitulatif de ses opérations). Il aurait également, selon la Société Générale, usurpé les mots de passe de certains de ses collègues (mais on ne dispose pas d’éléments matériels permettant d’étayer ce soupçon).
Kerviel a également joué les marionnettistes, en impliquant certains de ses collègues sans leur donner tous les tenants et aboutissants de ce qu’il leur faisait faire. Ainsi, il a manipulé son courtier de la Fimat, Moussa B., en lui faisant croire à l’existence d’un trader basé à Londres, un certain « Mat » qui lui servait de caution. Il a manipulé son assistant trader, Thomas M., lui demandant d’effectuer, avec son login, certaines opérations fictives pour son propre compte, après l’avoir convaincu qu’on ne pouvait pas faire autrement car ils passaient par une filiale, en dehors des heures d’ouverture des marchés.
Menteur ?
Kerviel a prouvé qu’il était un menteur extraordinaire. Il y a eu près d’une centaine d’alertes en tous genres au cours de ses deux années et demi de comportements frauduleux, mais chaque fois qu’on lui a demandé des comptes, les yeux dans les yeux, il est parvenu à rassurer ses interlocuteurs. Nombre de ces alertes sont passées à la trappe à cause de négligences, c’est vrai. Un peu comme dans l’affaire Outreau, des professionnels englués dans leur routine n’ont pas pris au sérieux les petits signaux qui auraient éventuellement pu attirer l’attention sur cette grosse sortie de route. Kerviel a surtout su faire preuve de beaucoup d’intelligence et de maitrise dans ses mensonges. Eric Cordelle, son supérieur, a raconté qu’il lui avait posé des dizaines de questions pendant l’année qu’ils ont passé ensemble, mais à chaque fois, Kerviel lui a donné une réponse qui paraissait sensée. Il a également fait montre d’un aplomb et d’un culot extraordinaires. Lorsqu’Eurex a envoyé deux courriers, en novembre 2007, pour signaler l’augmentation inquiétante de ses positions, Kerviel est resté très zen. Il en a discuté tranquillement avec son supérieur. Beaucoup se seraient décomposés à l’idée d’être découvert. La culpabilité et le stress auraient été lisibles sur leur visage et dans leur attitude. Pas Kerviel qui, très sûr de lui, en rajoute une couche : « Qu’est-ce qu’ils sont bêtes chez Eurex[6]… » Une autre fois, le 8 janvier 2008, c’est une salariée du middle office qui lui demande pourquoi une de ses transactions fait apparaître un risque de contrepartie très élevé. Kerviel lui répond doctement : « Ça matérialise des give up de futs faits tardivement, je dois de l’argent à la contrepartie. On va le rebooker asap. » Ca ne veut rien dire, même pour ceux qui maitrisent le jargon financier. Son interlocutrice n’a rien compris mais elle a eu peur de passer pour une sotte ; elle n’a pas insisté. Kerviel avait l’air de comprendre et de savoir ce qu’il faisait. A une autre reprise, un contrôleur s’est même excusé auprès du trader pour son « excès de zèle ».
Les psychopathes possèdent un pouvoir de persuasion tout à fait hors norme. Leur assurance est telle qu’ils parviennent assez souvent à vous faire douter de ce que vous savez. Robert Hare donne cet exemple, dans Without conscience : c’est un policier qui procède à l’arrestation d’un délinquant psychopathe. Ce dernier tente de prendre la fuite et ouvre le feu sur son poursuivant. Finalement interpellé, il prend à partie le policier en lui reprochant de lui avoir tiré dessus. Ce dernier, secoué par les évènements, est pris de doute et admet avoir effectivement fait usage de son arme. C’est une analyse balistique qui fera apparaître la vérité. Le truand était amusé qu’on puisse se montrer aussi « bête ».
En fait, ceux qui ont l’habitude de travailler avec des psychopathes savent qu’il n’y a pas besoin d’être en état de choc pour douter de ce que l’on sait, devant l’assurance affichée par l’un d’entre eux.
Le mensonge psychopathique présente des spécificités qui le rendent beaucoup plus efficace que celui d’un menteur ordinaire. En premier lieu, le psychopathe affiche une sincérité apparente absolue qui le rend extrêmement persuasif. Contrairement aux autres, il n’est pas titillé par sa mauvaise conscience. En second lieu, il dispose d’une labilité logique qui lui permet de décomposer la réalité puis d’entremêler subtilement le vrai et le faux, si bien que les distorsions deviennent difficiles à identifier. Enfin, même lorsqu’on le prend en flagrant délit de bobard, le psychopathe ne se décompose pas comme cela peut nous arriver sous le coup de la honte. En un éclair, il va intégrer les nouveaux éléments à sa « fiction » pour construire un nouveau mensonge, plus élaboré et plausible. Il superpose ses vérités à géométrie variable comme s’il s’agissait de repeindre la réalité de plusieurs couches de mensonges.
Voici la manière dont Kerviel a tenté de se dépatouiller lorsqu’on a découvert sa fraude :
Le 18 janvier, un contrôle de routine fait apparaître qu’une de ses opérations -un montant énorme- est couverte par un courtier allemand, Baader, une contrepartie non autorisée par la Société Générale. Le contrôleur s’en va demander des comptes à JK. Quand il comprend que ce qui pose problème, c’est la taille du courtier, le trader essaie de rattraper le coup en prétendant que Baader agit pour le compte de la Deutsche Bank. Un peu plus tard, il présentera un faux document pour appuyer son mensonge. Des vérifications sont faites. Pour la première fois, le contrôleur a été troublé par la confusion de Kerviel. On appelle son prétendu correspondant en Allemagne ; on découvre que l’opération est fictive. Mis au pied du mur, Kerviel ne se décompose pas, il embraye sur une nouvelle pirouette : « Oui c’est vrai, c’est fictif. Mais j’ai inventé cette opération pour ne pas faire apparaître le gain de 1,4 milliard d’euros que j’ai réalisé en 2007. Je voulais vous faire la surprise. » Le jeune homme prétend alors avoir découvert une « martingale ». En fait, en guise de « martingale », il a investi des sommes colossales et ses dernières positions sont perdantes. Un témoin se souvient : « Quand on lui posait une question sur un fait précis, il l’admettait, disait la vérité pendant deux ou trois minutes, avant de repartir dans des explications confuses et des mensonges. (…) »
Des commentateurs ont comparé son histoire à celle de Jean Claude Romand. Dans son livre, L’adversaire, Emmanuel Carrère montre bien l’évolution de son jugement sur le faux médecin. Initialement, il voyait en lui une figure tragique, prise au piège d’un engrenage : après un premier mensonge, il n’avait pas trouvé la force d’avouer et s’était laissé enfermer dans une cascade de manipulations. Mais durant l’instruction et le procès, on s’est rendu compte que Romand continuait à mentir, à raconter des fables, à interpréter, à déformer. On avait affaire à un menteur pathologique. Romand n’était pas un personnage tragique. C’était un personnage pathétique.
Après avoir été découvert, Kerviel a prétendu qu’il voulait jouer la carte de l’honnêteté car il n’avait « rien à cacher ». Il allait collaborer pleinement avec la justice. Problème, là encore, il n’a cessé d’entremêler le vrai et le faux durant ses auditions; confronté à ses supérieurs, le trader a été obligé, à plusieurs reprises, de revenir sur ses déclarations. Par exemple, il a d’abord prétendu que sa table « Delta One » n’avait pas de plafond d’exposition aux risques. Sa banque, au contraire, avançait le chiffre de 125 millions d’euros. Tout en niant ce seuil, Kerviel avait avoué parallèlement, « et fort contradictoirement » selon les termes des enquêteurs, que chaque fois qu’il dépassait cette limite, il s’arrangeait pour le dissimuler grâce à des opérations fictives. L’avocate générale a souligné : « Vous avez reconnu lors de confrontations que ce que vous aviez dit précédemment n’était pas exact. Vous dites que vous collaborez avec la justice, mais votre version change. Vous n’êtes pas sincère. » Cela fait « mauvais genre[7] », relève Libération.
Hypocrite ?
« Je n’ai jamais eu d’ambition personnelle dans cette affaire. L’objet, c’était de faire gagner de l’argent à la banque.[8] »
Quand il se vante, auprès de son courtier correspondant : « Ca va montrer la puissance Kerviel », on n’a pas le sentiment qu’il a laissé de côté toute considération narcissique.
Irresponsable ?
Kerviel a failli couler une entreprise de 130 000 employés avec ses manipulations. Il connaissait très bien les conséquences potentielles de ses prises de risque, puisqu’il a lui-même longtemps travaillé du côté de la sécurité.
Il serait intéressant de savoir s’il faisait preuve de la même irresponsabilité dans d’autres domaines de sa vie. Les psychopathes ont tendance à vivre dans une « bulle de présent ». Ils ne se préoccupent pas de l’avenir. Reid Meloy fait remarquer que beaucoup ne parviennent pas, à cause de cette irresponsabilité, à mettre de l’argent de côté. Ils claquent tout comme s’ils n’avaient pas de futur. Malgré son salaire confortable (8 000 euros mensuels), Jérôme Kerviel n’a pu mettre de côté que 11 400 euros. Il dépensait des centaines d’euros en factures de portable tous les mois.
Une vision géostratégique des relations humaines ?
Sur ce point là, le comportement de Kerviel rejoint totalement celui des « snakes in suits » décrits par Babiak et Hare. Selon un de ses collègues, Jérôme était « assez lèche-bottes[9] » avec ses supérieurs. Il a su garder des relations avec beaucoup de personnes des middle et back-offices, ce qui lui permettait d’être au courant des contrôles. Il lui arrivait d’aller boire une bière avec eux au café d’en bas, le Valmy[10]. « Il leur envoyait des courriels, raconte un témoin, où il racontait ses vacances. On peut penser a posteriori que ces contacts étaient intéressés. » Jérôme avait même été élu « trader le plus sympa » par le personnel du back-office. En revanche, ses collègues du front office le trouvaient plutôt « réservé » ou « taciturne ».
Indifférence froide pour le sort d’autrui ?
Jérôme Kerviel savait parfaitement qu’il risquait de faire virer une partie de ses collègues si tout était découvert ; il l’a admis durant sa première garde à vue. Cela ne l’a pas beaucoup perturbé. Il n’a pas manifesté d’états d’âme, non plus, depuis que l’affaire a éclaté. Sa principale préoccupation a été de minimiser ses torts et de s’en sortir au meilleur compte possible.
Susciter la compassion ?
Les psychopathes sont très doués pour manipuler subtilement nos émotions, notamment pour susciter notre sympathie, notre compassion, notre pitié à leur égard. Pour cela, ils n’hésitent pas à feindre une maladie, un handicap, s’inventer une enfance à la Cosette, etc. Un exemple classique : Jean Claude Romand prétendait souffrir d’un cancer qu’il invoquait toutes les fois qu’il était dans une situation délicate. Kerviel semble avoir utilisé le décès de son père de la même manière. Un témoin raconte qu’il savait « attirer la compassion[11] ». Il a gardé son costume de deuil pendant un an. Lorsqu’en décembre 2007, un de ses chefs lui a demandé de prendre ses congés, il a répondu : « Je ne peux pas partir à cette date, c’est l’anniversaire de la mort de mon père ». Un prétexte. Kerviel ne voulait tout simplement pas quitter son poste de travail car il craignait que le pot aux roses ne soit découvert. Son supérieur avait finalement toléré qu’il diffère de quelques semaines ses congés et Kerviel l’avait récompensé d’une petite flatterie : « Merci de ta compréhension ».
« Aphasie sémantique »/ labilité logique
Le discours des psychopathes est souvent confus, truffé d’incohérences et de distorsions grâce auxquelles ils manipulent leurs interlocuteurs. Il y a parfois un tel décalage entre ce qu’ils disent et la réalité qu’on se demande s’ils comprennent bien le sens de leurs phrases. Leur logique tarabiscotée, leurs distorsions, leurs euphémismes, les rend involontairement drôles. Hervey Cleckley a appelé ce phénomène « aphasie sémantique ». Voici, pour bien comprendre, quelques exemples tirés de l’actualité. Ils auraient pu être le fait de personnes porteuses du trouble :
En mars 2002, au moment où il annonce à ses actionnaires les pertes les plus faramineuses jamais enregistrées par un groupe français (13,6 milliards d’euros), Jean Marie Messier résume la situation par cet euphémisme : « Le groupe va mieux que bien ».
Autre exemple, du même individu. Je lisais récemment dans un magazine économique que J6M -dont l’arrogance est devenue légendaire- sermonne parfois ainsi les employés de sa nouvelle société (Messier&Partners) : « Je leur dis toujours que dans ce métier il ne faut pas avoir d’ego. »
Voici d’autres exemples, avant de revenir au cas Kerviel. Les deux premiers sont tirés du livre de Robert Hare, Without conscience :
*Alors qu’on lui demande s’il a déjà commis des violences contre des personnes, un psychopathe, condamné pour vol, répond : « Non, mais une fois j’ai été obligé de tuer quelqu’un [12]. »
*Alors qu’un témoin vient déposer contre lui à la barre, l’accusé (psychopathe) s’énerve dans son box : « Il ment. Je n’étais pas là. J’aurais dû lui exploser la tête à ce bâtard[13]. »
*Les Guignols de Canal+ font dire à leur marionnette « Virenque », avec humour : « Je ne veux plus parler de dopage, plus jamais, et d’ailleurs je n’ai jamais rien pris et en plus en très petites quantités. » (voir ici)
Durant son procès pour l’affaire VA-OM, Bernard Tapie déclara : «J’ai menti, mais c’était de bonne foi».
Christophe Rocancourt s’est fait connaître pour ses exploits d’escroc de haut vol. Il s’est vanté d’avoir extorqué 35 millions de dollars à ses dizaines de victimes. Un journaliste s’est étonné, un jour : « Mais vous réfutez le terme d’escroc… » Réponse de l’escroc, plein d’aplomb : « Totalement. Ce sont eux[14] les responsables de leur malheur. Un escroc est quelqu’un qui n’a pas de morale. Moi, je n’ai pas de sang sur les mains. »
Revenons à notre héros de la finance, JK :
Premier exemple : alors qu’on lui demandait s’il avait pris de quelconques positions en 2008, il a répondu : « Oui mais c’est rien » (50 milliards d’euros en fait).
Deuxième exemple : j’ai parlé plus haut de ses contradictions sur les 125 millions d’euros de risque assignés à son desk. Le trader a nié l’existence de ce seuil tout en admettant que chaque fois qu’il le dépassait, il bidonnait pour que cela n’apparaisse pas dans les contrôles. Autre incohérence : il a insisté sur le fait qu’il ne communiquait pas vraiment avec ses collègues et que par conséquent, il ne pouvait pas savoir s’ils avaient collectivement franchi le plafond ou non[15]. Soit. Mais on pourrait lui objecter que s’il prenait à lui seul des positions équivalentes à 400 fois ce plafond, sans contrepartie, il devait bien soupçonner, dans un coin de son esprit, que « Delta One » avait outrepassé le seuil de risque.
Le Monde a publié le procès verbal de sa première audition. A un moment donné, on perçoit la perplexité de ceux qui l’interrogent. Kerviel vient tout juste de leur expliquer que si ses manœuvres avaient été découvertes, ses supérieurs auraient certainement été licenciés (c’est ce qui est finalement arrivé). Malgré cette affirmation, il maintient qu’il était dans leur intérêt de « fermer les yeux ». Les enquêteurs, surpris, lui demandent s’il pense vraiment ce qu’il dit. Puis ils s’efforcent de lui expliquer qu’au contraire, ils avaient tout intérêt à le repérer et à l’arrêter le plus tôt possible, avant que leur job ne soit mis en danger. Dans le raisonnement de Kerviel, le fait qu’ils se soient laissé prendre au piège de ses manipulations était assimilé à un « intérêt commun ».
(A suivre)
[1] Celle du « trader fou » ; Judo et politique à Pont-l’Abbé, Libération, le 29 janvier 2008.
[2] Snakes in suits : when psychopaths go to work, Paul Babiak, Robert Hare
[3] Psychopaths could be best financial traders?, Reuters, 21 septembre 2005.
[4] « Négligence criminelle et folle dérive », le 31 janvier 2008.
[5] Itinéraire d’un trader presque ordinaire, Le Monde, le 29 janvier 2008.
[6] « Le juge, le trader et le naïf », le Monde, le 14 mars 2008.
[7] « La mise en liberté de Kerviel risque d’être remisée », Libération, le 15 mars 2008
[8] Jérôme Kerviel : “Je n’ai jamais eu d’ambition personnelle dans cette affaire”, le Monde, le 5 février 2008.
[9] Jérôme Kerviel, « l’homme qui valait 5 milliards », Le Parisien, le 25 janvier 2008
[10] « Je voulais vous faire la surprise », le Monde, 5 février 2008
[11] ” Je voulais vous faire la surprise “, le Monde, 5 février 2008
[12] NB : pour se déresponsabiliser davantage et minimiser son acte, il utilise l’expression : « J’ai été obligé ».
[13] « I should have blown his fucking head off »
[14] Rocancourt parle de ses victimes
[15] Société générale : Kerviel charge ses supérieurs, le Figaro, 11 mars 2008.
A N. Balcon / JK
Salut,
Votre article me rappelle la fac ; on s’amusait à éditer une liste d’affirmations, et donner a tout évènement une allure qui renforçait le sens des affirmations. Vous avez emprunté [tout fait] un amalgame de traits de troubles différents de personnalité (schizoïde, schizotypique, antisociale, narcissique… et j’en passe), un « pack » qui satisferait la définition de psychopathe, et à partir d’articles de presse, essayé de « caser » Kerviel. Avez vous pensé une seule fois que les journalistes aient, eux aussi, eu comme carcasse pour leurs articles, un certain nombre de traits tirés de troubles de personnalité ? Dit plus simplement, ils ont affirmé : « trois au carré égal à neuf » ; vous dites : « Exact, j’irai même plus loin : la racine carrée de neuf est trois ! » Vous vous êtes une fois de plus fait manipulé, et par tout le monde, par les journalistes… Apparemment, nul besoin d’être narcissique ou antisocial (encore moins psychopathe) pour vous manipuler.
Rien de personnel, je ne vous connais pas (et l’histoire de ce bougre nommé Kerviel m’intéresse encore moins), mais lire de telles stupidités donne envie de réagir.
Cela vous étonne que des troubles de la personnalité distincts présentent des caractéristiques communes? La composante narcissique est importante dans le trouble psychopathique, vous avez raison. Idem pour la dimension « antisociale ». Et alors ? La psychopathie ne se réduit pas à cela.
Vous auriez également pu me dire qu’on trouve un déficit d’empathie chez les autistes. Ce n’est pas pour autant qu’on risque de confondre « psychopathie » et « autisme ». Ces construits théoriques ne sont pas caducs simplement parce qu’ils se chevauchent partiellement.
Pourquoi dites vous « une fois de plus », avant de préciser plus bas que vous ne me connaissez pas ?
Manipuler suppose une intention (consciente ou inconsciente) d’induire en erreur et d’utiliser autrui à des fins personnelles. Je doute que les journalistes aient beaucoup songé à moi (même inconsciemment) au moment de couvrir cette affaire.
Et si c’était tout simplement une personne d’origine modeste non reconnue pour ses capacités qui aurait essayé de voler toujours plus haut et qui se serait brulé les ailes.
Salut,
J’ai trouvé cet article intéressant. Je ne sais pas si JK est psychopathe, mais j’ai vraiment été surpris qu’il soit considéré comme sain d’esprit. Ce qu’il a fait est tellement fou, déconnecté de la réalité…Quand on suit l’affaire, on se demande si c’est vraiment possible que cela soit arrivé. De même que l’absence de réaction de sa hiérarchie alors qu’il y avait des signaux d’alerte des systèmes de contrôle…