Pendant pas mal de temps, j’ai vécu sans connaître cet album. Pourtant, un ami me le présentait sans arrêt comme un « must have » : sa sœur l’avait, son frère l’avait, même ses parents l’avaient ! Mais, allez savoir pourquoi, je résistais sans chercher à connaître, parce que dans mon esprit j’assimilais ce Jeff Buckley à un Kurt Cobain, mort trop tôt, rebelle… Ok, on criait au génie, mais la mort précoce fait souvent crier au génie alors même que cette réputation est souvent largement usurpée…
Et puis, un jour, je me baladais sur l’avenue, le cœur ouvert à l’inconnu…en fait, je traînais à l’Espace Cul de Quimper avec mes sœurs, un dimanche certainement, car souvent le dimanche on s’ennuyait tellement qu’on allait traîner à l’Espace Cul, un des seuls commerces de Quimper à ouvrir ses portes le dimanche… En fait, c’est l’Espace Culturel de Leclerc, mais on l’appelle Espace Cul parce que, quand vous payez par carte bancaire, sur le coupon il n’y a pas assez de place pour écrire « espace culturel » et donc, à chaque fois, il apparaît que vous avez fait un achat à l’espace Cul… Et de se marrer en imaginant Mémé Raymonde qui engueule Papi Roger : « Pervers ! Satire ! Tu vas dans les sex shops maintenant ! Ne mens pas, j’ai trouvé le ticket ! »…alors que Papi Roger s’était juste fendu de 20 euros pour lui offrir pour son futur anniversaire « L’histoire de la dentelle à travers les âges ».
Et donc, dans les allées, ce dimanche, j’ai vu cet album « Grace » à moins de 10 euros, enfin à l’époque c’étaient sûrement des francs. Et je me suis dit qu’à ce prix-là, j’allais céder et découvrir cette œuvre dont on me vantait depuis si longtemps les qualités…
Depuis, je m’étonne presque qu’il ne soit pas usé… c’est sans doute possible que je peux affirmer que c’est l’album que j’ai le plus écouté de ma courte vie… si si, courte ! J’ai dit courte !
Laissez-moi donc vous faire partager mes sensations à l’écoute de ce pur chef d’œuvre…
C’est une chanson douce qui ouvre l’album : Mojo Pin. La chanson commence lentement, doucement, avant d’évoluer vers quelque chose de plus enveloppant et bien tourné. Bien fait au niveau musical comme au niveau des paroles, c’est déjà la voix de Jeff Buckley qui attire votre attention, elle prend son indépendance au delà de la musique, elle est un instrument à part entière… elle se suffit presque à elle-même. Ce n’est pourtant pas ma chanson préférée de l’album, vers la fin du morceau, il y a des parties musicales qui s’apparenteraient à du jazz improvisé et, ici, ça paraît un peu bordélique.
Vient ensuite « Grace », la chanson qui donne son nom à l’album. Elle débute sur un morceau de guitare qui pourrait débuter pas mal de chansons, c’est quand la voix apparaît qu’on identifie Buckley. Bien que la chanson soit triste et que la musique reflète absolument cet état d’esprit, sa voix au début semble presque désinvolte. Là encore, et ça deviendra au fil de l’écoute une règle presque immuable, c’est la voix inimitable de Buckley qui transforme cette chanson en quelque chose de vraiment spécial. A la fin, des envolées tragiques et quasi-lyriques prennent aux tripes et, si vous avez traversé des moments un peu difficiles dans votre vie (qui n’en a pas traversé), la dernière partie de ce morceau pourrait bien vous bouleverser…il y a quelque chose de prémonitoire, quand on sait que Buckley est mort tragiquement quelques années plus tard. C’est beau.
Passons à « Last GoodBye », qui mêle guitare et voix avec un petit côté folk. Une chanson agréable, propre, mais pas vraiment aussi spéciale que plusieurs autres de l’album. On a l’impression qu’il retient un peu sa voix, et moi je n’aime pas quand Jeff retient sa voix, j’aime quand il la libère et que des instants de grâce pure interviennent par le seul biais de cet organe humain. Bon, c’est une bonne chanson, mais pour être honnête, il m’arrive de la passer.
Arrive « Lilac Wine », une sorte de ballade calme et mûre qui m’entraîne assez loin, encore grâce à la voix de Jeff.
« So real » apparaît aussi comme un morceau travaillé, mûr, du moins musicalement. C’est seulement quand vous faites l’effort de vous intéresser de plus près aux paroles (encore faut-il parler anglais) que ce morceau peut vous apparaître comme la confession d’une âme plutôt torturée. La musique seule paraîtrait trop légère, mais combinée aux paroles, elle apparaît sous un autre jour, elle devient presque un cri, un appel à l’aide. C’est à mon sens tellement novateur et moderne, cette manière de faire en sorte que la musique et les paroles contrastent de manière assez saisissante, tout en se complétant.
A ce stade de l’album, c’est presque surprenant de découvrir cette sublime version de l’Hallelujah du non moins sublime Leonard Cohen. En général, dans 90% des cas, je trouve que les reprises sont vraiment inutiles et gratuites… quelquefois, rarement, c’est faux, notamment avec Joe Cocker, et ici…wouah ! Déjà, il faut savoir que les paroles ont été retravaillées, mais pas dénaturées… mais, par rapport à la version de Cohen, qui était à mon avis une chanson d’éloge, celle de Buckley apparaît davantage comme un hymne au désir. Comme dans certaines des autres chansons de l’album, la musique, simplissime, est au service de la voix unique de Jeff, pour un résultat que je qualifierais de pure beauté. L’album s’appelle « Grace », cette chanson c’est la grâce même ! Et pourtant, là aussi, comme avec « So Real », votre perception pourrait être légèrement modifiée si vous vous attachez à comprendre les paroles, qui ont quelque chose en elles de tragique, de mort. Le désir et la mort… si classique.
Comme je l’ai laissé entendre jusqu’ici, la simplicité musicale est un domaine dans lequel Buckley excelle, pas par paresse mais parce que ce style sert sa voix exceptionnelle et les émotions qu’il cherche à faire passer. Ca ne se dément pas dans le morceau suivant, « Lover you should have come over », où la voix de Jeff prend d’emblée les commandes de cette ballade teintée de folk et de country.
La chanson suivante est à part. « Corpus Christi Carol » est une chanson chorale, « a carol » c’est un chant de Noël, et bien que je ne sois pas fan de ce genre, loin s’en faut, il faut admettre que c’est joli, et qu’il est agréable de se laisser aller 3 minutes à l’écouter, yeux fermés, sans arrière-pensées…
Et, là, c’est la rupture… ! « Eternal life » entre en scène, un morceau assez rock qui, pour la toute première fois de l’album, laisse la part belle davantage à la musique alors que la voix, bien présente, est tout de même légèrement en retrait. Malheureusement, c’est loin d’apporter quelque chose à l’atmosphère générale de l’album. Ce n’est pas mauvais, mais c’est assez anodin compte tenu de la qualité du reste.
Le refrain à la guitare de « Dream Brother » me fait vraiment, depuis le début, penser à quelque chose d’autre, mais je n’ai pas réussi à mettre le doigt dessus, et vu que j’ai dépassé les 30 ans et que mes neurones ont tendance à faire blop comme des bulles de savon, je pense que ça ne me reviendra jamais…Ce n’est pas très important… ici, vous avez un morceau plutôt pop-rock, où la musique prend le pas sur la voix, excepté à quelques moments, vers la fin de la chanson. Une fois de plus, c’est bon, mais un tout petit peu décevant dans le sens où cette chanson termine l’album.
Mon hésitation, mes a priori étaient une erreur. « Grace » est un album étonnant, un peu irrégulier certes, mais rappelons-nous la jeunesse et la relative inexpérience de Buckley quand il l’a réalisé ! Musicalement, je dirais que ça n’a rien de vraiment exceptionnel, mais ça le devient tant c’est au service d’une voix à nulle autre pareille, au service d’une exceptionnelle émotion, de mélancolie teintée de désir et d’amour. Quand un homme de 30 ans meurt, c’est toujours trop tôt, c’est toujours un gâchis…mais penser que ce bijou, cette voix, ce talent se sont noyés avec le corps de Jeff Buckley, ça laisse un goût amer. Le fou qui a tué John Lennon a privé l’humanité de futures œuvres qui l’eussent certainement marquée… la rivière qui a englouti Buckley a fait de même. Et pendant ce temps-là, Christophe Maé chante toujours…